Colloque international sur l'après-développement organisé par La ligne d'horizon et Le Monde Diplomatique, accueilli par le programme MOST, Palais de L'UNESCO, 28 février, 1er, 2 et 3 mars 2002.
HISTORIQUEMENT, l'ère du développement fait suite à celle de la colonisation, comme l'ère de la mondialisation prend le relais de celle du développement. L'occidentalisation du monde et l'uniformisation planétaire se renforcent avec l'accumulation sans limite du capital sous la domination toujours accrue des firmes transnationales. La guerre économique et les inégalités ne se déploient plus seulement entre les peuples mais aussi au sein des espaces nationaux. La destruction de l'environnement est universelle.
Cette évolution nourrit des résistances diverses qui se fondent souvent sur la nostalgie et aboutissent parfois à des replis identitaires désastreux. Il n'y a d'avenir écologique, culturel et politique soutenable et souhaitable qu'au delà d'une nécessaire décolonisation de l'imaginaire. Il faut sortir non seulement de la mondialisation mais encore du développement, en secouant le joug de la dictature de l'économie. Cela signifie, pour le Sud comme pour le Nord du monde, libérer les initiatives et les alternatives de toutes sortes afin de briser le carcan de la fin d'une histoire unidimensionnelle. Après le réveil de Seattle, le moment est venu d'élargir le débat et d'approfondir les analyses. Il faut reprendre en main ses destinées, défaire le développement et renouer avec la pluralité des mondes.
Comité de pilotage
Kalpana DAS, INCAD/Institut interculturel de Montréal (Inde, Canada)
Emmanuel N'DIONE, ENDA-Graf (Sénégal)
Anne-Cécile ROBERT, Le Monde diplomatique (France)
Tonino PERNA, Université de Messine (Italie)
Wolfgang SACHS, Wuppertal Institut (Allemagne)
Gustavo ESTEVA, Centro de encuentros y diálogos interculturales (Mexique)
Marie-Dominique PERROT, IUED de Genève (Suisse)
Michael SINGLETON, Université de Louvain (Royaume-Uni, Belgique)
Serge LATOUCHE, La ligne d'horizon (France)
Majid RAHNEMA, Pitzer College, Clarmonte (Iran, France)
Programme du colloque sur l'après-développement, UNESCO - Paris, les 28 février, 1er, 2 et 3 mars 2002.
Avertissement
Le colloque Défaire le développement, refaire le monde s'est tenu à Paris, au Palais de l'Unesco, du 28 février au 3 mars 2002. L'idée du colloque est née au sein de l'Association La ligne d'horizon - les amis de François Partant qui souhaitait donner de la visibilité à un courant de pensée longtemps resté confidentiel, celui de la critique du développement comme idéologie et comme pratique. Plusieurs partenaires se sont associés à cette démarche, notamment Le Monde Diplomatique, le programme Most de l'Unesco, l'Ecologiste et l'association Solidarité. Pour organiser ce colloque, l'Assocation a bénéficié des soutiens de l'Union européenne et des Ministères français des Affaires Etrangères et de la Culture et de la Communication.
Près de 800 personnes ont assisté aux séances plénières et aux ateliers.. Des intervenants venus du monde entier ont apporté leurs analyses et leurs expériences pour réfléchir aux moyens de sortir de la logique mortifère du développement dans laquelle le système dominant tente d'enfermer l'humanité. Les présents actes retracent dans leur intégralité et dans les langues de travail (anglais, français et espagnol) les interventions, les débats et les échanges de ces journées. (1)
Ces actes paraissent trois ans après la tenue du colloque. Il apparaît aujourd'hui que les idées dites de l'après-développement et de la décroissance ont connu, tout au moins en France, une diffusion sans précédent : le colloque a ainsi atteint les buts qu'il s'était fixés. Mais ce n'est encore qu'un premier pas sur un chemin encore long car il est bien difficile de remettre en cause des idées pré-conçues et diffusées tant par les médias que par l'Université. Quelques mois après le colloque disparaissait celui que l'on doit considérer comme un pionnier de cette réflexion, Ivan Illich. Malgré ses souffrances, il fut présent tout au long de ces journées et ce fut sans doute une de ses dernières interventions. Nous voudrions ici lui rendre un hommage, tant ses analyses ont irradié cette pensée de l'après-développement. Enfin je souhaiterais également rappeler la mémoire de Jacques Verrier, membre de La ligne d'horizon, disparu prématurément en mai 2001 et qui, dès le début, s'est associé à la préparation de ce colloque, entreprise qui pour beaucoup apparaissait titanesque pour notre Association.
(1) Il existe par ailleurs un livre intitulé « Défaire el développement, refaire le monde » aux Editions Parangon qui réunit des textes des principaux intervenants et un CD-audio (disponible auprès de l'association) qui rend compte de la soirée inaugurale.
Remerciements
La réalisation de ces Actes, qui a pris trois ans, n'aurait pas été possible sans la contribution de nombreux bénévoles. Le décryptage à été assuré par Gérald Almarcha, Victoria Bawtree, Angéline Delbos, Christine Estavoyer, Pierre Lucarelli, Jean-Marc Luquet, Yvonne Mignot-Lefebvre, Monique Ordonneau, Sylvie Poignant, Antoon de Rooij, Hélène Scaglia, Bernadette De Villartay. L'établissement des textes en espagnol a été assuré par Christine Estavoyer, celui des textes en anglais par Victoria Bawtree, Robin Jenkins et Joe Francis. La coordination est due à Christine Estavoyer et Jean-Marc Luquet. La maquette est de Fernand Karagiannis. Un grand merci au photographe de la revue L'Ecologiste pour les photos, ainsi qu'à Florence et Bernard des éditions Parangon pour l'établissement de certains textes.
Soirée inaugurale .................................................................................................... 5
Plénière................................................................................................................... 19
Atelier 1 Les Habits Neufs du Développement ...................................................... 35
Atelier 2 L'économie criminelle : avenir ou vérité du développement ?.................. 55
Atelier 3 A vos risques et périls : le développement suicidaire ............................... 75
Atelier 4 Get off their backs! Laissez donc les pauvres tranquilles ! ..................... 93
Atelier 5 Répondre à l'oppression politique du développement ........................... 113
Atelier 6 Les à-côtés et les au-delà du développement........................................... 127
Atelier 7 Survivre au développement..................................................................... 149
Atelier 8 Retrouver le sens de la mesure................................................................ 163
Atelier 9 Se réapproprier l'argent .......................................................................... 177
Atelier 10 Se réapproprier les savoirs ................................................................... 195
Atelier 11 Peut-on résister sur internet ? .............................................................. 213
Atelier 12 Autosuffisance, commerce international ou commerce équitable?...... 223
Table ronde : perspectives de l'après-développement ........................................... 243
Défaire le développement Refaire le monde
Historiquement, l'ère du développement fait suite à celle de la colonisation, comme l'ère de la mondialisation prend le relais de celle du développement. L'occidentalisation du monde et l'uniformisation planétaire se renforcent avec l'accumulation sans limite du capital sous la domination toujours accrue des firmes transnationales. La guerre économique et les inégalités ne se déploient plus seulement entre les peuples mais aussi au sein des espaces nationaux. La destruction de l'environnement est universelle.
Cette évolution nourrit des résistances diverses qui se fondent souvent sur la nostalgie et aboutissent parfois à des replis identitaires désastreux. Il n'y a d'avenir écologique, culturel et politique soutenable et souhaitable qu'au delà d'une nécessaire décolonisation de l'imaginaire. Il faut sortir non seulement de la mondialisation mais encore du développement, en secouant le joug de la dictature de l'économie. Cela signifie, pour le Sud comme pour le Nord du monde, libérer les initiatives et les alternatives de toutes sortes afin de briser le carcan de la fin d'une histoire unidimensionnelle. Après le réveil de Seattle, le moment est venu d'élargir le débat et d'approfondir les analyses. Il faut reprendre en main ses destinées, défaire le développement et renouer avec la pluralité des mondes.
Le colloque « Défaire le développement, refaire le monde », consacré à l'aprèsdéveloppement, est organisé par l'association « La Ligne d'Horizon » et le journal « Le Monde Diplomatique ». Il est accueilli par le programme MOST de l'UNESCO.
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
Bienvenue à la Maison de l'Unesco.
C'est avec un très grand plaisir que je vous accueille ici, dans le cadre du Colloque « Défaire le développement, Refaire le Monde » .
Le Programme MOST de l'Unesco, dont le but est de promouvoir et de soutenir des recherches internationales en sciences sociales portant sur les transformations sociales pour ensuite en transférer les résultats aux acteurs politiques et socio-économiques - décideurs, ONGs, communautés de citoyens, etc. - a rejoint l'association « La Ligne d'horizon - Les amis de François Partant » et Le Monde Diplomatique, pour organiser ce colloque, pour deux raisons principales.
D'une part, ce faisant, l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture répond à son mandat constitutionnel, qui lui enjoint de travailler au renforcement de « la solidarité intellectuelle et morale de l'humanité ». Notre Acte constitutif précise aussi que la paix ne saurait durablement se construire uniquement à travers des accords entre les gouvernements, mais qu'elle doit surtout se fonder sur la participation active des peuples. Organisation intergouver nementale, I'Unesco est donc également celle des sociétés, des communautés et des individus. À ce titre, elle tient à soutenir des réflexions critiques, comme celle auxquelles le Colloque va se livrer, afin d'en tirer des leçons pour la mise en oeuvre de ses propres actions. En effet, dans le système des Nations Unies, notre Organisation a toujours eu une fonction un peu à part, un peu critique. C'est à ce titre que l'Unesco a promu dans le passé des idées et concepts comme le développement endogène et lutté contre une conception exclusivement technique, économiciste et gestionnaire du développement, en insistant sur la centralité de la culture et de la diversité culturelle, de même que de la participation citoyenne en cette matière.
Aujourd'hui, le rouleau compresseur de la mondialisation néolibérale laisse à l'Unesco moins d'espace de réflexion et d'action critiques. Vous comprendrez donc que la tenue de ce colloque est précieuse pour nous. En retour, il n'est sans doute pas inutile que vos réflexions se diffusent dans des sphères intergouvernementales. Je ne sais si, comme on l'a dit, les idées mènent le monde, mais elles peuvent influencer les décideurs. À tout prendre, nous préférerions, à l'Unesco, que des idées de solidarité et de justice comme celles que vous préconisez influencent davantage les grands acteurs étatiques et économiques qui dominent le monde, que des billevesées - et je reste modéré dans mes propos - comme le postulat du choc des civilisations.
La deuxième raison de la participation de MOST à ce Colloque correspond à celle qui explique l'extraordinaire engouement qu'il a suscité. Je suis à l'Unesco depuis de longues années et je ne me souviens pas d'une autre réunion qui nous ait valu autant de demandes de participation.
En effet, nous avons, vous avez, les citoyens du monde ont un besoin pressant de pensées et de visions nouvelles, offrant des solutions alternatives, par rapport à la triste pensée unique de la mondialisation néo-libérale. Nous savons tous que l'ordre mondial actuel, injuste et inégalitaire, piloté par quelques États, les grandes multinationales et les marchés financiers dérégulés, ne sert que les intérêts de 20 % de la population mondiale, dont fait partie la fine couche des élites du Sud3 alors que les 80 %, dont la grosse majorité est dans les pays dits en développement, mais qui comprennent aussi les pauvres des pays dits développés, n'est ni viable, ni acceptable.
Il n'est pas viable socialement, car il approfondit les inégalités jusqu'au point de rupture et il conduit à la marchandisation de toutes les sphères de vie et donc à la destruction du lien social.
Il ne l'est pas économiquement, car le capitalisme mondialisé, pourtant libéré de la régulation sociale qui le bordait quelque peu dans les années 1945-1975, à travers 1'État Providence, n'échappe pas à ses crises cycliques : le problème historique de la baisse tendancielle du taux de profit et donc de la rentabilité du capital, que Marx avait parfaitement analysé, est toujours présent, comme l'a récemment confirmé une étude d'un économiste français de premier plan, qui n'a rien d'un marxiste attardé, M. Patrick Artus.
Il ne l'est pas sur le plan de l'environnement, ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre.
Ce colloque vient donc à point nommé pour nous faire réfléchir à un monde organisé autrement. Peu importe si on n'est pas d'accord avec toutes les analyses et propositions. L'important est d'en débattre, comme préalable à l'action. La radicalité des politiques alternatives dont vous allez discuter fait tout l'intérêt du Colloque, en ces temps de pensée molle. A titre d'exemple, je citerai la notion de « décroissance soutenable », fondée sur l'idée de produire moins en polluant moins, de réduire la consommation des sociétés riches, de sérieusement partager les richesses avec les populations déshéritées, afin que tous vivent mieux, que vous opposez au concept de « développement durable », objet du Sommet mondial de Johannesburg de septembre 2002, à l'occasion du dixième anniversaire de la Conférence de Rio de 1992. Nous pensons, à l'Unesco, que passer en 10 ans du binôme environnement et développement à la notion plus large de développement durable, incluant les dimensions sociale, économique, environnementale, culturelle et politique est un progrès. Vous tous dites « non, c'est faux », avec des arguments forts. Tant mieux.
Les institutions, nationales et internationales, ont besoin d'être secouées, remises en question dans leurs certitudes, leurs routines, leur prudence.
Je voudrais terminer cette intervention sur une brève réflexion sur l'utopie et l'action.
Vous êtes porteurs d'une utopie. De bons esprits, qui se prennent pour des réalistes, utilisent ce mot pour tourner en dérision tout ce qui sort de la routine, qui conteste l'ordre établi. Ce n'est pas mon point de vue. Nous avons besoin d'utopie. Actuellement, les utopistes sont les réalistes, car penser un autre monde, une autre mondialisation plus solidaire et fraternelle, est une nécessité incontournable.
Hegel observait que l'histoire avance par son mauvais côté et le monde s'évertue à valider ce constat, surtout aujourd'hui. Les bonnes utopies sont utiles, pour qu'il n'en soit plus ainsi.
Mais la grande difficulté d'un projet de société radicalement nouveau, une fois qu'il est pensé et élaboré, est celle des conditions de son application, c'est à dire du passage à l'acte.
Il y a deux méthodes pour traduire un projet de ce type en actions, en politiques, en institutions : la première est de l'imposer à travers l'action violente d'une avant-garde, d'une élite. On sait ce que cela a donné au XXe siècle.
La deuxième, la seule qui ouvre la possibilité de réellement changer le monde de façon non violente et durable est la voie de la démocratie, fondée sur la participation de citoyens actifs, organisés et déterminés à modifier le cours des choses à travers la confrontation politique.
Je pense donc que les conditions politiques, dans le sens le plus élevé du terme, de la construction d'un monde nouveau plus solidaire, juste et viable sont aussi importantes que l'utopie elle-même. Car la seule possibilité pour celle-ci d'être mise en oeuvre, de manière pacifique et durable, est qu'elle obtienne l'adhésion volontaire des citoyens.
Il y a là matière à un autre colloque : comment peser sur l'État et les acteurs politiques pour faire passer les propositions pour un monde meilleur du champ intellectuel et social au domaine politique ?
Thierry Jaccaud, dans sa contribution à l'excellent numéro de « l'Écologiste » consacré à notre colloque, donne comme exemple le succès d'ATTAC.
Pour ma part, je soulignerais l'importance de la contestation citoyenne de la mondialisation néo-libérale, qui a commencé en décembre 1999 dans les rues de Seattle et a continué dans celles de Washington, de Prague, de Nice, de Stockholm, de Gènes et j'en oublie. Cette contestation est en train de se transformer en une force de propositions, au travers du Forum de Porto Alegre. Les grands acteurs de la mondialisation ressentent désormais la pression de la contestation citoyenne et sont obligés de la prendre au sérieux.
Les rapports de force entre les dominants et les dominés n'en sont pas encore renversés, mais il bougent. Il y a donc des chances pour que des idées et propositions alternatives, avancées par des mouvements de citoyens comme le vôtre, pénètrent le domaine du politique, modifiant les données politiques à l'intérieur des États, de même qu'au niveau mondial les procédures de prise de décisions au sein d'institutions financières et commerciales internationales comme le FMI, la Banque mondiale et l'OMC.
Je forme des voeux de succès pour notre Colloque, et aussi pour que la collaboration entre « La ligne d'horizon » et le Programme MOST de l'Unesco continue au delà de cet événement.
Merci de votre attention.
Vous avez vu dans le programme que je porte plusieurs casquettes dans ce colloque, pas seulement ma casquette de marin breton mais aussi une casquette de conférencier dans différents ateliers, peut-être dans trop ! Donc vous m'entendrez demain expliquer que le développement n'est pas le remède à la mondialisation, que c'est en fait le problème ; et puis je dois encore intervenir dans deux ateliers. Je ne vais donc pas faire une conférence supplémentaire ce soir.
Je vais simplement vous accueillir, en tant que président de La Ligne d'Horizon et en son nom. Et vous souhaiter la bienvenue pour ces trois journées et demie.
Tout d'abord, La Ligne d'Horizon, qu'est-ce que c'est ? Ce n'est pas un sigle très connu, plutôt une micro-association qui a été fondée en 1988 par un groupe d'amis d'un certain François Partant. Pour beaucoup d'entre vous, ça n'éclaire pas les choses outre mesure. Monsieur Kazancigil a dit le succès du colloque avant même qu'il ne commence, c'est-à-dire l'intérêt qu'il suscitait. Il y a un paradoxe entre le fait que nous soyons une micro-association et que nous organisions un « méga colloque ». Je crois que nous aurions eu une salle deux fois plus grande, elle eut été aussi remplie, puisque nous avons dû refuser des centaines d'inscriptions. Le fait que nous soyons une micro-association explique un certain nombre de dysfonctionnements dont je tiens à m'excuser au nom de l'association. D'abord ce fait, éminemment regrettable, que beaucoup de gens qui auraient voulu être parmi nous n'ont pas pu trouver place. Je trouve cela évidemment dommageable, mais nous n'avions pas de solution. Ensuite il y a eu un certain nombre de ratés auxquels un certain nombre se sont heurtés : pas moyen de nous joindre par téléphone ou de recevoir des informations. Il y a d'autres ratés : des gens qui voulaient être invités, qui se pensaient - légitimement ou moins légitimement - susceptibles de participer et que nous n'avons pas pu joindre. Comme nous étions une toute petite association, pour pouvoir monter ce grand colloque nous avons eu besoin de passer des alliances et de trouver des aides. La première alliance a été passée avec Le Monde Diplomatique. Et je tiens, au nom de l'association, à remercier très fortement le soutien indéfectible du Monde Diplomatique, en la personne d'Alain Gresh et aussi de Marie-Cécile Robert qui a participé à la mise sur pied de ce colloque. Et puis nous avons obtenu le soutien de l'Unesco avec le programme MOST, en la personne d'Alain Kazancigil que je tiens aussi à remercier. Beaucoup d'autres appuis nous ont aidé, ne serait-ce que parce que nous n'étions pas du tout armés pour déposer un dossier à Bruxelles et nous avons reçu des coups de main de divers groupes. De même pour mettre sur pied un comité de pilotage, nous avons même eu des alliés au sein du Ministère des Affaires étrangères. Je n'ai pas la liste exhaustive de tous ces soutiens et de toutes ces aides, mais je veux dire publiquement que tous içi soient remerciés.
François Partant
L'association porte en sous-titre « les amis de François Partant ». Je pense que François Partant est un illustre inconnu pour beaucoup d'entre vous et je me dois donc - puisque c'est un peu en son honneur et dans le fil de ses idées que nous avons organisé ce colloque - de dire quelque chose sur cette personnalité emblématique de notre association. François Partant, de son vrai nom François Roche, né en 1926 et mort en 1987. Je passerai sur son enfance et sur sa participation - très jeune, puisqu'il avait 12 ou 13 ans - à la Résistance. Pendant l'essentiel de sa vie active François a été ce qu'on appellerait un expert en développement et, plus précisément, un expert financier et même, disons-le, un banquier. Issu d'un milieu protestant, il entre dans la banque et pas n'importe laquelle : la Banque de Paris et des Pays bas. Il va devenir directeur d'une agence de cette banque, avec un rôle considérable dans les actions de développement, en Iran où il aura l'occasion de faire la connaissance non seulement des grands de ce monde mais aussi avec l'opposition au Shah, ce qui a eu un rôle non négligeable dans sa carrière. Et puis, après avoir démissionné de la banque après quelques années, il a continué un travail dans la petite banque mondiale du pré carré français qu'était la Caisse Centrale de Coopération Économique, désormais la Caisse Française de Développement, qui est l'organisme français qui finance des opérations, essentiellement avec l'Afrique. Son désir sincère, qui s'est accru au fur et à mesure de son expérience de terrain, de sortir les pays du Sud de l'ornière de la misère - motivation qu'on retrouve chez beaucoup d'experts en développement, surtout pendant cette période - l'amène au fur et à mesure de ses missions dans les pays du sud à prendre conscience des échecs des projets clés en main qu'en tant que financier il mettait sur pied. Il prend conscience de la mystification de l'entreprise développementiste. La première rupture se fait, je l'ai dit, en Iran en rencontrant l'opposition, puis elle s'accroît par la suite en particulier quand, expert de la Caisse française de coopération économique, il devient un élément important représentant cette caisse à Madagascar entre 1963 et 1967. Il s'engage de plus en plus du côté des victimes de ce développement, du côté des exclus. D'abord, il faut le dire, d'une façon tiers-mondiste. Il devient expert indépendant en 1968 et, en bon développeur tiers-mondiste, il se met au service des gouvernements du tiers-monde, surtout des gouvernements révolutionnaires. Il s'agit des gouvernements qui tentent, ou dont on pense qu'ils tentent de nouvelles voies, de mettre sur pied de nouvelles politiques. C'est ainsi qu'en 1969 il part au Sud Yémen, puis au Congo en 1971. Son profil à ce moment-là est assez proche d'un mouvement comme le Cedetim, qui représente ce mouvement anti-impérialiste. Il s'efforce donc de promouvoir ce qu'on appellerait aujourd'hui un développement alternatif. Il revient très amer de ces expériences, en particulier de son expérience au Congo. Il retourne néanmoins en 1972 à Madagascar et participe à ce qu'on a appelé le « mai malgache ». C'était un mouvement d'ébullition qui a renversé le président Tsiranana et qui a mis sur pied quelqu'un qui, à un moment donné, a porté les espoirs du peuple malgache et qui aujourd'hui fait beaucoup de problèmes, Didier Ratsiraka. François Partant restera accompagner les évènements à Madagascar deux ans. Il en tire un livre, « La guérilla économique » paru en 1976. C'est d'ailleurs à ce moment-là que je fais connaissance intellectuellement avec François Partant, en faisant une critique assez féroce de cet ouvrage. Il commence alors a faire une critique beaucoup plus radicale de ce développement. C'est à ce moment-là,je pense, qu'il entre en contact ou du moins devient sensible à la pensée d'Ivan Illich, que nous avons le plaisir d'avoir parmi nous ce soir. Partant publie ensuite un certain nombre d'ouvrages, dont « Que la crise s'aggrave » qui vient juste d'être réédité avec une belle préface de quelqu'un qui, par les hasards de l'histoire, a connu François Partant, j'ai nommé José Bové, que nous avons le plaisir d'avoir à cette tribune.
La chèvre et le chou
L'ouvrage le plus significatif de François Partant reste « La fin du développement », paru en1982. On entre déjà là dans le sujet de notre colloque. Dans ce livre, Partant met en évidence l'impasse de la problématique développementiste avec un certain talent. Je ne résiste pas au plaisir de citer quelques phrases de ce qu'on peut appeler la fable de la chèvre et du chou. « Depuis plus de vingt ans - explique-t-il - nous tournons et retournons en tous sens le vieux problème de la chèvre et du chou. Comment faire grossir un chou que mange une chèvre sans affamer la chèvre ? Étant entendu que si le chou doit impérativement grossir, c'est aussi parce qu'il sert de nourriture à la chèvre et que celle-ci veut elle-même grossir. Ce problème est insoluble dans le cadre socio-politique et économique mondial tel qu'il existe aujourd'hui, le développement technoéconomique du tiers-monde est impossible, il est matériellement et financièrement impossible et tout ce qui est tenté pour le promouvoir aboutit à des résultats socialement inacceptable. Enfin, s'il était effectivement possible, c'est-à-dire si le tiers-monde produisait et consommait autant que les pays dits développés il provoquerait la destruction quasi immédiate de la biosphère, donc de l'espèce humaine. »
Partant poursuit ensuite cette réflexion au travers toute une série de films qui est passée à la télévision allemande, qui s'intitule « Au nom du progrès », qui démontrent et dénoncent les rouages du mythe.
Je pense que notre association, en organisant ce colloque, est fidèle à cet itinéraire. Notre identité initiale est en effet l'oeuvre de François Partant, mais cette oeuvre n'est pas achevée, c'est un parcours, une trace interrompue qui se termine d'ailleurs par une ouverture : son ouvrage postmortem, dont il a choisi le titre, « La ligne d'horizon » précisément, qui a donné le nom de notre association. Le coeur de cette oeuvre, qui constitue donc le fondement de notre identité, c'est la critique du développement, d'un développement historiquement situé, celui des « 30 glorieuses ». Il s'agit d'une critique radicale au sens originel du terme, c'està- dire qui va à la racine des choses, autrement dit une critique de l'imaginaire économiste occidental. Ce n'est pas la critique d'un développement qui déboucherait sur un autre développement revu et corrigé, par exemple le développement durable. Si l'on poursuit la trace laissée par François Partant, ce qui s'offre à nous c'est la critique du paradigme économique qui domine notre imaginaire, c'est la recherche et la construction d'un autre monde, un monde libéré de l'imaginaire économique. La spécificité de notre association est précisément de travailler à l'articulation de la réflexion critique et de la pratique alternative. L'articulation de la résistance mentale et de la dissidence concrète, au fond dénoncer les méfaits du développement et en analyser les racines, et refaire le monde. C'est bien l'objet de notre colloque et de notre travail. Refaire le monde, précisément, c'était en quelque sorte le deuxième volet de la pensée de François, celui qu'il a développé le plus dans cet ouvrage, « La ligne d'horizon ». Il préconise l'auto-organisation des exclus, propose la mise sur pied d'une « centrale économique » (c'est un terme qu'il a traîné toute une partie de sa vie à partir de son itinéraire d'expert), mais une centrale pour coordonner les initiatives post-développementistes et ce sont ces voies que notre colloque se propose d'explorer.
Merci à Serge Latouche pour avoir présenté les grandes lignes de réflexion pour ce colloque. Je voudrais dire juste un mot au nom du Monde Diplomatique pour dire qu'il y a quelques années, nous n'aurions sans doute pas été capable d'organiser un colloque de ce type. Nous étions dans une conjoncture marquée, notamment après l'effondrement du mur de Berlin, par ce qu'on appelait « la fin de l'histoire ». L'idée que, finalement, il n'y avait qu'une voie possible et qu'elle était en train de triompher, que la chute de l'empire du mal était la concrétisation de cette victoire et que la mondialisation libérale allait, avec la démocratie, régler les problèmes de la planète. Et c'est vrai que, pendant un temps, il fut très difficile d'aller à contre-courant de ces idées. Depuis quelques années, avec le développement des mouvements de critiques de la mondialisation, on a vu que ces idées pouvaient être critiquées, qu'elles n'apportaient pas de solution, ne serait-ce que parce que l'état de la planète, en dix ans, ne s'est pas vraiment amélioré. Le mouvement anti-mondialisation a pris une vraie crédibilité, il est devenu une partie prenante du débat international et je crois que c'est très important. On sent maintenant que la période est différente. La critique existe, elle est acceptée, maintenant on ne passe plus pour être passible d'un asile d'aliéné si on dit que la mondialisation néo-libérale n'est pas la solution. En même temps, les solutions du mouvement anti-mondialisation à la crise et aux problèmes de la planète n'existent pas, ou elles sont encore extrêmement floues. Et on a vu depuis quelques mois se développer un débat autour de la question « comment construire un autre monde ? » Si un autre monde est possible, lequel et comment le construire ? Et je crois que c'est important que le colloque ait lieu en ce moment, parce que la pensée radicale qui est présentée ici n'est pas forcément ce que chacun d'entre vous peut penser, mais elle est quand même un des éléments de ce débat. Est-ce qu'il y a une autre possibilité que le développement qu'on nous a présenté depuis 30 ou 40 ans comme la seule solution aux problèmes de la planète ? Je crois donc que l'ensemble des ces travaux risque d'être intéressant et permettra justement d'avancer vers ce débat ,qui a eu lieu aussi à Porto Alegre, qui a lieu dans le mouvement antimondialisation et qui est un débat majeur. Encore une fois, on ne peut pas combattre la mondialisation libérale telle qu'elle est s'il n'y a pas de solution de rechange offerte, je crois que c'est important et je suis convaincu que ce colloque marquera de ce point de vue une date.
Je voudrais commencer par dire que si l'on parvenait à sauver l'Afrique du développement, elle saura s'occuper toute seule de la pauvreté. Les ravages du développement sont considérables en Afrique mais il demeure pourtant une véritable religion. Lorsque certains m'ont demandé « où est-ce que tu vas ? », j'ai dit « je vais à l'Unesco, invitée par la Ligne d'horizon pour participer à un débat », le libellé « Défaire le développement » a suscité des réactions, les gens écarquillaient les yeux. « Ah bon, c'est possible ? Et puis, qu'est-ce que vous allez faire à la place ? » Comment peut-on refaire le monde sans le développer, sans le développement ? C'est vous dire jusqu'à quel point nous sommes totalement intoxiqués. Toute l'architecture, toute l'industrie de la coopération multilatérale et bilatérale s'écroule dès l'instant où l'on soustrait le mot développement. Il est clair que la mondialisation se situe dans le prolongement de la colonisation, pour ce qui nous concerne, mais plus vieux que la colonisation est l'esclavage, et je ne peux pas aborder ces questions sans évoquer la traite négrière. Je ne peux même pas dire que nous revenons de loin, car nous ne sommes pas au bout de nos peines pour l'instant, le traumatisme est profond en Afrique. On est marqué au fer rouge par des notions, des concepts, des mots d'espoir parfois et qui sont autant de mots creux. Quand nous parlons de développement, nous sommes même incapables d'imaginer notre propre présence au monde ici et maintenant en dehors de ce concept. Puisque nous avons été présentés et traités comme des sous-hommes, nous n'avons pas d'histoire, ni de valeurs et nous sommes incapables de nous en sortir sans les peuples conquérants et leurs sciences et leur technologie. Nous sommes donc gérés par une élite politique qui a été à cette école-là et qui ne conçois le monde et l'avenir de l'Afrique qu'en fonction de ce référent, qui est central. Victime et complice cette élite qui ne se donne pas la latitude d'engager un débat de fond, d'éduquer les peuples d'Afrique dans le sens de la rupture. La raison en est simple : le budget d'investissement d'un pays comme le mien, le Mali, lui vient de l'extérieur à 80 %. Cessez de parler de développement et tout s'arrête. Voici dans quelle situation nous nous trouvons et il n'est nullement étonnant, au regard de cette situation, que l'Afrique soit présentée comme la région « la plus pauvre », entre guillemets, alors qu'elle est plutôt victime de ses richesses et victime des convoitises.
Une brèche ouverte dans le système
Refaire le monde sans le développement, bien sûr que c'est tout-à-fait possible puisqu'aujourd'hui, à la faveur de cette montée en force du mouvement social mondial, tout le monde sait qu'il faut un autre monde, qu'il faut un discours alternatif. Et l'Afrique a aujourd'hui la possibilité de s'engouffrer dans cette brèche qui est ouverte dans le système. Malheureusement, jusqu'à présent, la censure et l'autocensure aidant, elle ne s'en donne pas les moyens. Quand vous dites, Monsieur Kazancigil, que les idées ont des ailes, on suppose que les maîtres du monde, ceux qui nous gouvernent, sont à l'écoute de tout ce mouvement, c'est vrai pour l'Occident et je vous envie. Parce qu'aucun dirigeant africain n'était à Porto Alegre. Les candidats à la présidentielle d'ici sont allés faire la cour à la société civile mondiale, mais les nôtres étaient tous à New York. De retour, alors que l'homme de la rue, les gens ordinaires, qui se doutent qu'il se passe quelque chose d'important, vous demandent « Porto Alegre, c'est où ? Qu'estce que vous faisiez, on n'a pas bien compris, est-ce qu'on peut en débattre ? » Mais il n'y a pas d'espace de débat. Je ne connais pas une seule télévision africaine qui ait instauré un débat sur l'état réel des lieux, parce que nous sommes inondés de rapports du F.M.I. et de la Banque Mondiale, bien sûr qu'ils sont les véritables maîtres des lieux. Et nous n'en pouvons plus, nous en avons assez jusqu'à la nausée de ces élections qui ne servent strictement à rien ; regardez la situation à Madagascar, ça peut péter à n'importe quel moment, regardez le Zimbabwe et bientôt dans mon propre pays le Mali. C'est plutôt l'impasse électorale, alors que nous attendions le vote, nous n'avons pas appris à voter, le vote est un exercice récent pour nous ; il y a dix ans, nous nous sommes dits « enfin nous allons pouvoir choisir », nous avons estimé que le vote n'allait pas être un geste isolé, mécanique, mais que chaque citoyen avec son bulletin de vote tenait son destin en main, c'est ce que nous avons espéré. Mais on a vidé le vote de son contenu, le vote sert aujourd'hui à porter au pouvoir les esclaves et les complices du système.
Des marges de manoeuvre ?
Les marges de manoeuvre sont étroites, dans tous les domaines. Il faudrait pouvoir se demander ce qu'est ou n'est pas la coopération ; disons qu'il n'y a plus de plan de développement, il n'y a plus que des programmes d'ajustement structurels. La nouvelle donne, c'est bien sûr l'initiative « Pays pauvres très endettés » (PPTE), une manière subtile de poursuivre les politiques néo-libérales. Catastrophe, tout le monde est dans la rue, les gens ne savent plus où donner de la tête. Et l'émigration reste la seule issue. L'émigration, c'est la saignée la plus grave qui est en train de s'opérer actuellement sur les ressources de l'Afrique. Il y a quelques siècles, nous sommes partis enchaînés, nous retournons enchaînés et néanmoins on ressort, il n'y a d'issue qu'ici, dans les conditions que vous savez. Je souhaite de tous mes voeux que les candidats aux élections présidentielles ici soient interpellés quant à la relation entre la nature de la coopération francoafricaine et cette saignée. L'Afrique se vide de ses capitaux, de ses cerveaux et de ses bras.
Concernant l'accord de Cotonou, nous avons espéré que l'Europe, qui aurait pu faire contrepoids aux États-Unis, aurait perçu le présent et l'avenir de l'Afrique autrement, de manière plus responsable. Mais l'accord de Cotonou, comme vous le savez, relève du paradigme dominant. Les États-Unis estiment que tout ça c'est très peu, l'entrée de l'Afrique dans le marché exige autre chose et nous avons aussi la voie. La voie consiste à aller plus vite dans la privatisation, mais les capitaux qui sont mis en place profitent aux privés américains, qui veulent investir en Afrique. Chacun a son business en Afrique, et qui n'a rien à voir avec les véritables intérêts de l'Afrique. Et puis, à tous ces pièges qui nous sont tendus, nous sommes venus ajouter notre propre nasse qui s'appelle le « nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique ». Il a été discuté dans cette même salle il y a quelque mois, nous l'avons dénoncé comme une affaire de chefs d'État, qui pour plaire ont monté, je pourrais dire échafaudé, quelque chose qui va leur permettre d'avoir les coudées franches pour se maintenir au pouvoir. On reconduit donc, comme son nom « nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique » le dit, le développement en majuscule au centre de cette affaire. En dépit des protestations d'une bonne partie de la société civile africaine, c'est la fuite en avant dans le « NEPAD ». Le président Chirac a reçu ici, il y a quelques semaines, une douzaine de chefs d'État africains pour en parler. Et, comble du mépris pour l'Afrique, c'est Michel Camdessus qui est recruté comme expert pour aller vite dans la mise en oeuvre de ce projet qui est un véritable scandale. Que faut-il ajouter d'autre ? Je n'en sais rien. J'aurais bien aimé tout simplement que le mouvement et la remise en question de l'ordre du monde serve à quelque chose, que l'on commence à voir le bout de l'ornière avec tout ce processus qui est en cours. Je ne désespère pas, mais je veux tout simplement dire que l'Afrique, là où le développement a fait le plus de ravages, demeure une région encore léthargique.
Vous êtes ici pour travailler pour plusieurs jours. Ce que je voudrais faire, c'est simplement vous donner trois petits messages. Peut-être pour vous encourager ou pour vous poussez.
Premier message
Le premier est de notre amie Arundati Roy, qui en principe aurait dû être ici ce soir avec nous. Elle ne pouvait pas venir parce qu'elle attend, la semaine prochaine, un jugement du « High Court of India », pour s'être engagée auprès des paysans contre le projet de barrage de Narmada.
Dear John,
Sorry to be so hard to get in touch with. I am going a little crazy I think. This head-on collision with the Supreme Court is a little intimidating. I would be a fool if I were not somewhat afraid. The last hearing, on 15 January, was very hostile. Once again, the court was closed to the public. In India we are supposed to have public court rooms. Once again, the thugs who filed the case were allowed to roam freely in the court, abusing me loudly. The judges looked at me and said, not once but several times, “The respondent is defiant and she has not shown a shred of remorse. She is not behaving like a reasonable man.” So I have bought myself a mustache and have decided first to try and be a man and then to be reasonable. That is to say, for the dam, for the bomb, for war.
The court then reserved judgment. It ordered me to be personally present in court on 6 March when judgment will be delivered. I don't know what will happen. The best case scenario is humiliation, one hundred easy insults to an unrepentant writer and a warning, of those I have had many. The worst case scenario is prison, but the maximum sentence would be, but I am very unlikely to be given it, six months. In a world where daisy cutters are being dropped on people, I can't make this seem like a human rights issue. Yet, seen in the political context of what is happening today, whether I go to jail or not, the warning is quite clear: “Shut up, or we'll get you!” More than being a violence against free speech, it's an attempt to break the spirit. And they have different ways of breaking spirits. But, so far, mine is just getting better. Stranger and funnier. Let's see what happens.
I will let you know as soon as I can. If I am in jail I'll get a friend to e-mail you. Don't worry, don't worry at all. Nothing terrible will happen. One learns to enjoy everything. That's the big secret of being happy.” (1)
(1) Arundati Roy a finalement été condamnée à une journée de prison (note d'après-colloque).
Deuxième message
If one is trying to remake the world, one of the first things that one comes up against is the blindness and deafness of the masters of the world. They don't even realize that they are blind. They don't carry white sticks. So we have to see how their blindness works. So very quickly I just want to give you a small example. Recently, there were these sixty American intellectuals who wrote a long letter about what makes a just war. And they were, with some small reservations, supporting Bush, the war in Afghanistan, the whole reaction to 11 September. Now, if you read this letter, you have the feeling of very reasonable people arguing at leisure and very well, but they are in a special kind of hotel, a kind of Intercontinental or Hilton. Protection, silence, good library where they can go and look up St. Augustine, swimming pool. And great politeness to one another. They are talking in this hotel and they are in fact totally unaware of what is happening outside. And they are also pretty unaware even of their own past. I want to just give you now a tiny example of this because those who at one moment claim there can be a just war have, throughout history, always argued that non-combatants should be spared. In other words, to kill civilians out of vengeance so as to discourage others is a moral fault. Although under certain circumstances and in special cases one can morally justify military actions which risk the unintentional but foreseeable deaths of civilians. And this is one of the most important points they make about a so-called just war. I want now to make a few other quotations.
When on 11 September - everyone has talked about this so much and what they thought - but when it happened what I thought of, and I remember it so clearly, was Hiroshima. For several reasons. The scale of what happened is of course absolutely not comparable. Of course not. Both events happened in the morning, early in the morning when people were going to work. Both events announced the use of a new weapon. The first event, Hiroshima, marked the beginning of US supreme military power and it was a demonstration of that. The second event marked the fact that US soil is no longer inviolate and invulnerable, as was believed before. Also, in the two events one saw victims who had escaped, running away covered with grey dust. Although the dust in the two cases was very different. Let's now go back to the sixty intellectuals in their hotel and what they were saying about non-combatants and see actually what was said in America at that time.
A little before Hiroshima, in March 1945, there was a carpet bombing of Tokyo where 100,000 people were killed. Major-General Curtis LeMay, who was in charge of the operation, used these words. He said: «approximately 100.000 people are probably victims and are now scorched and boiled and baked to death.» The use of words is so, so important. It is not necessary now here to introduce the fact that actually by the summer of 1945, the Japanese were seeking peace, a fact which we now know, but which was perhaps not quite clear to the rest of the world, although it was probably quite clear in Washington.
In April 1945 the Chairman of the War Manpower Commission in Washington said that he favored the extermination of the Japanese in toto. When asked if he meant the military or the people, he replied «the people. For I know the Japanese people.» A few days before Hiroshima, a Vice- Admiral said - he was aware of what was going to happen Japan will eventually be a nation without cities - a nomadic people. Truman, announcing Hiroshima said: «An American airplane dropped one bomb on Hiroshima - an important Japanese army base.» Which was an evasion: it was not dropped on the army base, it was dropped on the city. I quote these things simply to show that in this hotel, even the past of the First World is forgotten, not to mention the present of the rest of the world. So, according to this remark, the Japanese will be a people without cities, reduced to being a nomadic people. Is that a terrorist remark, by any chance?
So, in the new terrorism of today, against which a war is being fought and will be fought, it often involves the terrorist in question sacrificing his or her own life. And however much that person may be politically manipulated by others, including the people who are using him, the terrorist himself is trying to outflank despair. It is quite hard for people in the First World to imagine such despair, because we are too easily distracted. Only those suffering conditions of a special kind are forced then to be single-minded. And this despair is then understandable. Decades in a refugee camp, for example. And this despair consists of what? This is what is not heard or understood in the hotel - the sense that your life and the lives of those close to you count for nothing. And this is felt on many different levels, so that it then becomes total, that is to say, as in totalitarianism, without appeal.
The search each morning to find the scraps with which to survive another day. The knowledge, on waking that in this evil wilderness no light exists. The experience over the years of nothing getting better, only worse. The humiliation of being able to change almost nothing, and of seizing upon that «almost», which then leads to another impasse. The listening to one thousand promises which pass inexorably beside you and yours. The example of those who resist being bombarded to dust. The weight of your own killed - yours who have been killed - a weight which closes innocence for ever, because there are so many. Several levels of despair, not one of them heard in the hotel.
Troisième message
Le troisième message sera en français. La semaine passée, j'avais l'incroyable privilège d'être dans la grotte Chauvet pendant deux jours. Et, bien sûr, je pourrais en parler pendant des heures, mais je voulais vous dire simplement une chose maintenant. Comme vous savez, il y a là les peintures les plus anciennes que nous connaissions qui datent de 30 ou 32 mille ans, soit 12 ou 14 mille ans plus vieux que Lascaut. Alors tu entres et tu vois une ligne faite avec du fusain. Ce qui est absolument extraordinaire c'est que le noir de ce fusain est exactement comme si c'était fait hier. Et puis tu regardes en bas et il y a une petite miette de ce fusain, de quand cette ligne a été faite, par terre. Donc la pensée est dans un certain sens détruite ou dépassée ou transcendée. Parce que il y a un tel sens de l'immédiat et en même temps , quatorze mille ans avant Lascaut, la maîtrise, la sensibilité, l'incroyable façon de rendre la bouche délicate d'un cheval et de mettre ça sur une paroi, c'est là. Alors toutes ces notions de primitifs, toutes les notions du développement dans l'histoire de l'art sont absolument absurdes. Si on parle de naissance de l'esprit, on ne peut pas parler de développement et surtout on ne peut pas parler de progrès, c'est-à-dire le progrès du primitif jusqu'au sophistiqué.
Friends, the good news is that while some people are induced to destroy the world some people are committed to remake it, and make it a place worth living. And this conference is an example. There are many examples of that kind and I think that is hope for future. Many people trying to make the world a place worth living. Interestingly, those who are destroying the world or those who are destroying the resources of the world are also crying about growing violence and terrorism in the world. There is a contradiction in this. That those who are destroying the world using violence that way are crying about growing violence and terrorism in the world. And this is high time that they understand that this development model, the model that they're pursuing will only create violence and terrorism. You cannot have a development model which is based on injustice and exploitation, and expect peace and prosperity and happiness out of it. It is almost like the relationship between the seeds and plant, seed and the tree. You cannot have a plan of happiness and peace from the seed of exploitation and injustice. And this is high time that we understand that the cost not means and ends. And this is also high time for them to understand that physical violence is a sort of structural violence. You see, if we promote physical violence, if you see physical violence there is also structural violence . And this model development, model which is perpetuating structural violence will definitively face physical violence.
We can't escape it, you can't escape it. So in order to tackle one we will have to tackle the other one. If we are interested to tackle the physical violence part of the world we will have to definitively tackle the issue of structural violence in the world.
For some time people like me believed that there will be a beautiful marriage between the tradition and the modern. We thought there will come a stage where some kind of a marriage will take place between tradition and modern. We expected that the modern, the so-called modern, will show law and respect for the traditional values and traditional visitor . Today we stand corrected we are proved wrong and the so called modern development gurus have no respect for values like law and compassion. And society built on compassion. On the culture of caring and loving so the modern developmental idols are not willing to respect those values. And this model thrives on competition. And survival of this model they're willing to kill all traditional values and that's what we are faced with today. Millions of our people are crushed under the feet of this development model, development model of the debt. And where ever I go I see they are into a survival struggle for drinking water, for firewood, for shelter. A constant survival struggle that is going on and I hope that people who are assembled here have taken a position with the struggling masses. And I think this is time to unite and see that enough is enough. We've had enough of this development, where millions are put in a position where they have to struggle for survival. And this is not acceptable to any decent mind. Time has come to say that. Let me draw your attention like countries like India because I come from India. The state is not doing what it is supposed to do. There are wonderful social legislations which are put in place in support of the poor deprived and marginalized but the state will not implement those legislations. The state has no interest in implementing legislations that are in support of the poor and oppressed. But the state will do what it is not supposed to do. It will take the resources of the poor people and will gladly hand over that to the multinational national corporations. The state is not willing to do what it is supposed to do, will do what it is not supposed to do. On the other hand the state will not commit with hundreds of NGO organizations and people's organizations to do what it is supposed to do. We are supposed to take position with the poor people help them, organize, them strengthen them to participate in the democratic process. So the state is trying to cartel the space and freedom of welfare sector, space of those people organizations. And the state will expect us to participate in their process. And there is a kind of dilemma, that we are facing in countries like India. This can be not only India, but in many countries.
And we're systematically, repeatedly trying to remind the leaders of the country what Mahatma Gandhi told us, what did Mahatma Gandhi say speaking about method of production, what did Mahatma Gandhi say on resource management, what did Mahatma Gandhi say on planning. Mahatma Gandhi said that what is important is not mass production, what is important is production by masses, participation of masses in a production process. And the government is not willing to listen to that. The resources are given away to the multinational corporations. Mahatma Gandhi said the world has enough for everyone's need and not for everybody's greed. That was his concept about resource management. If it's the only need everyone can have enough. And what did he say about planing. He said think of the poorest. When you are in doubt, think of the poorest and the weakest. Whether your steps will empower the weakest and the poorest, that should be the test. I strongly feel that in order to put a break to the present process and engage ourselves in every making agenda we need to develop greatest solidarities among actors across the world. That is a very important agenda.
People across the world who think that remaking agenda is an important agenda will allow to come to them. And unfortunately the larger, northern NGO organization, the larger NGO's haven't yet understood that message. They think this is all local politics why should we participate in Indian politics. They don t see it, yet, as survival struggle where they need to participate. They're still undecided, promoting a delivery mechanism whereas people are struggling for survival. The trade unions are facing their own problems. So they don't have the time and energy and the resources to express solidarity. And unfortunately to express solidarity. And unfortunately the intellectuals are trying to tell us how to cope with with globalization rather then resist or fight against globalization. The intellectuals are using their intellectualism to tell us “why don't you adjust, this is a reality, please try to adjust, please learn to adjust”.
I think this conference is an important step in the positive direction. And let us develop a dream and an agenda here before we depart and work towards achieving it, a dream of a new world order. Thank you very much.
François Partant a été l'un de ceux qui ont permis de continuer le chemin tracé depuis une cinquantaine d'années maintenant, non seulement dans la remise en cause du développement, mais aussi, allant encore plus loin, dans la remise en cause de l'idéologie du progrès. Le développement fait partie de cette idéologie et l'on peut ici citer Jacques Ellul, qui a été l'un des pères fondateurs de cette réflexion avec son livre La Technique ou l'enjeu du siècle, au milieu des années 1950. Il y a une véritable filiation entre Jacques Ellul - en passant par Ivan Illich et François Partant - et tous les mouvements qui sont aujourd'hui en action. Ce qui fait le fondement du mouvement planétaire actuel de la remise en cause de la globalisation et de la volonté de dire qu'il faut défaire le développement, ce qui est fondamentalement au coeur de ce débat, c'est qu'il faut en finir avec l'idéologie du progrès. Celle-ci est responsable d'une sorte de mythe, selon lequel il y a une situation donnée au départ, que tout ce que l'humanité peut faire améliorera. Ce grand mythe du XIXe siècle a été l'idéologie dominante, construite à la fois par les libéraux et par les marxistes, constituant la face et le revers d'une même médaille, celle de l'idéologie du progrès. Ce qui fait qu'une nouvelle pensée existe aujourd'hui, c'est que l'on a compris que ces systèmes étaient rigoureusement identiques, qu'ils étaient basés à la fois sur le scientisme, sur la logique de la production et du marché et sur la glorification de l'État ou des institutions. On se retrouve donc maintenant avec une remise en cause globale de l'ensemble de ce schéma.
Évidemment, cela fait peur, et les vieux démons, les vieilles recettes du passé reviennent. Et bientôt on nous expliquera qu'en fait, au début du XXe siècle, on n'avait pas bien compris comment il fallait faire, mais que le modèle est toujours bon, que ce sont les hommes qui l'ont mis en place qui n'étaient pas bons. Nous ne pouvons plus accepter cette logique des avantgardes et cette logique scientiste appliquées à l'économie et à la politique. Nous devons remettre cela en cause, ainsi que la logique du combat.
Il y a deux manières de combattre, qui sont chacune porteuse du type de société que l'on veut construire. Il y a une méthode autoritaire et une méthode anti-autoritaire, ce qui nous ramène au débat de la Ière Internationale, à la fin du XIXe siècle. Nous sommes en train d'inventer une nouvelle façon de vivre en société. François Partant a mené cette réflexion, notamment dans son livre Que la crise s'aggrave, avec comme point de départ l'agriculture. Ceci n'est pas neutre car c'est dans ce domaine que la remise en cause du dogme du productivisme s'est construite et a été la plus avancée, du moins du vivant de Partant, et c'est ainsi que les paysans euxmêmes ont dénoncé la logique dans laquelle le système voulait les enfermer. Logique du toujours plus, logique des moyens pour les moyens, logique d'accumulation financière, logique du marché, logique de l'organisation rationnelle de la production et des marchés ainsi que de la concentration de la distribution, en allant toujours plus loin.
Cette logique a amené toutes les dérives connues, que François Partant avait déjà pointées du doigt, tout comme, au début des années 1980, l'avaient fait des paysans qui remettaient en cause l'utilisation des hormones dans l'élevage. Ce combat a ensuite continué avec la remise en cause de ce qui est peut-être le plus symbolique du culte scientiste : les OGM. Personne ne sait, pas un scientifique sérieux n'est capable de dire ce que peuvent en être les conséquences sur l'environnement, sur la santé, ni sur l'économie. Il s'agit seulement d'avancer coûte que coûte. Logique du progrès qui va de pair avec celle du marché, pour lequel les OGM sont une chose extraordinaire, en faisant en sorte que ce qui était gratuit devienne payant. Les graines que le paysan garde et qu'il ressème sont gratuites, par contre celles qu'il faut se procurer auprès de la firme multinationale, chez Monsanto ou Novartis, obligent le paysan à accumuler les richesses pour pouvoir les acheter. Ce contentement du marché avait déjà commencé avec les hybrides, premier stade, pourrait-on dire, des OGM. On a dit que rendre le maïs stérile par hybridation constituait un progrès parce que cela permettait de produire plus, ce qui était déjà un mensonge au début du XXe siècle.
Cependant le marché ne peut pas agir seul, il a besoin de règles du jeu et se sert donc des institutions, du droit, à travers les brevets. Le premier brevet sur les OGM aux États-Unis est un brevet conjoint entre l'État et une firme privée. On se retrouve avec ce triptyque progrès-marché-État, les trois ayant besoin les uns des autres pour continuer à avancer, à dominer.
À bien y regarder, on se rend compte que cette logique du développement est complètement suicidaire. Elle refuse de regarder autour d'elle, avance sans connaître les conséquences de ses actes. Je citerai simplement quelques chiffres qui montrent l'absurdité de ce système qui fait que, par exemple, aujourd'hui en France 30 000 exploitations disparaissent chaque année. Dans le cadre de la logique de concentration, il faut bien être moderne, toujours augmenter les rendements, toujours être plus efficace. De 1992 à 2002, on est passé, au nom de l'efficacité économique, puis de la rationalité de la commission de Bruxelles, de 11 millions de paysans à moins de 6 millions dans la communauté européenne.
Trois chiffres montrent l'absurdité de ce modèle pour l'agriculture mondiale. Aujourd'hui sur la planète 28 millions de paysans travaillent avec un tracteur, 200 millions travaillent avec la traction animale et plus d'1,3 milliard travaillent à la main. Ce sont les chiffres aujourd'hui reconnus et admis par les institutions internationales. Que deviendront ces populations si l'agriculture rentre dans la logique productiviste au niveau mondial ? Ce ne sont pas des millions de paysans qui disparaîtront, comme en Europe ou en Amérique du Nord, mais des centaines de millions, peut-être 1 milliard ou plus. La question devient gigantesque, sachant que, dans le même temps, la logique productiviste, cette logique technicienne du toujours mieux toujours plus, fait que dans les entreprises du secteur secondaire - où l'on envoyait les paysans qui quittaient la terre afin de dégager de la main d'oeuvre - ces gens-là n'auront plus de place. En effet, là aussi il faut toujours aller plus loin, faire toujours mieux et donc on ne crée plus d'emplois dans l'industrie. On se retrouve dans une situation absurde où l'on court toujours plus loin sans avoir de solution et sans se rendre compte que cela crée un conflit social mondial comme on n'en a encore jamais connu.
Depuis le mois de novembre 2001 tout ceci n'est pas un rêve, et le premier conflit d'un nouveau type est en train de s'inscrire dans un pays particulier. En novembre 2001, la Chine a accédé à l'OMC. Grâce à cette accession, elle entre dans le concert des nations, ce qui lui permettra en même temps d'organiser les jeux olympiques et de se donner une belle image.
Ceci mis à part, on se retrouve là dans un cas de figure extraordinaire, avec l'alliance d'un pouvoir d'État autoritaire et de la libéralisation du marché à outrance. Rajoutons à cela l'idéologie du progrès, les chinois n'en sont pas avares, et l'on se rend compte que cela va être une catastrophe. Or, que nous disent aujourd'hui les économistes chinois officiels ? Ils disent très clairement que, à la suite de l'entrée du pays dans l'OMC, il va falloir importer, puisque l'OMC oblige à importer au moins 5 % de ses denrées, même en matière agricole, quand on y adhère. Il va donc y avoir du dumping, et les prix vont baisser. Les économistes chinois disent aujourd'hui qu'ils pensent qu'entre 250 et 400 millions de paysans seront obligés de quitter la terre dans les dix prochaines années. Que deviendront-ils, quand on sait que déjà la périphérie des grandes villes chinoises est envahie de paysans sans terre ? On sait très bien qu'ils n'ont aucun avenir. On est en train de construire une véritable bombe à retardement, uniquement pour satisfaire un fantasme, pour satisfaire des économistes, des financiers, des scientifiques et des hommes d'État très contents de construire de belles machines.
On pourrait prendre des exemples identiques en Afrique. Aujourd'hui, grâce à la politique européenne, grâce à nos excédents - que l'on a été capable de produire et ensuite de conserver dans des frigos à Bruxelles - on a pu déverser sur toute l'Afrique subsaharienne des quantités astronomiques de viande à bas prix. À tel point qu'en six ans, on est arrivé à diviser par deux le cheptel des pays subsahariens. Voilà la logique du marché, la logique du progrès économique, voilà la logique scientifique poussée à l'absurde. Tout cela nécessite que l'on remette en cause de manière radicale la totalité des concepts sur lesquels a été basée la construction de la planète jusqu'à présent. Dans cette vision, quel espoir y a-t-il ? Eh bien, l'espoir, ce sont des hommes et des femmes qui, partout aujourd'hui, se lèvent pour dénoncer cette situation, mais aussi pour construire des alternatives au quotidien et qui n'attendent pas les lendemains qui chantent pour commencer à bâtir. Et c'est cela qui est nouveau aujourd'hui, que des hommes et des femmes luttent et construisent en même temps des alternatives, sans attendre que les institutions politiques issues du colonialisme règlent tous les problèmes. Ce sont les mouvements sociaux, les citoyens en lutte, et pas simplement les ONG, qui sont aujourd'hui en train de se prendre en main, et c'est la jonction entre ces différents mouvements qui est un véritable espoir. À Porto Alegre, on a dit qu'un autre monde est possible. Nous sommes un certain nombre à dire qu'il est dangereux de parler d'un autre monde possible parce que c'est à nouveau penser dans la dualité. C'est pour cela qu'il est préférable de dire que d'autres mondes sont possibles et c'est également pour cette raison que nous disons, nous, à Via Campesina, notre mouvement paysan international, que pour globaliser l'espoir il faut d'abord globaliser les luttes.
José Bové a dit quelque chose de tout à fait simple, de presque trivial, qui m'a ouvert les yeux : “Ce qui était gratuit devient payant.” Permettez-moi de faire une permutation : ce qui était bon a été transformé en valeur. Tout ce que José Bové dit très clairement est une conséquence logique, inévitable, si l'on ne remet pas en question l'idée de valeur.
Quand j'ai fait mes études, j'ai dû pendant sept ans écouter les leçons et rédiger mes travaux en latin. Cela m'a facilité la lecture des premières discussions universitaires, à la Renaissance et plus tard. Eh bien, je n'aurais pas en latin un mot pour traduire le concept de valeur.
Je me souviens que Lester Pearson m'avait invité pour discuter les thèses de Gunnar Myrdal qui citait l'Évangile, où il est dit que “ceux qui ont auront davantage et ceux qui n'ont pas, on leur prendra même ce qu'ils ont”. J'étais profondément scandalisé. Depuis lors, j'ai compris la crédibilité de l'Évangile et la sagesse de ce Myrdal qui, avec Keynes, présente une pensée des trivialités économiques. Mais je me souviens à quel point mon opposition à l'idée même de développement m'isolait d'une manière extrême. La raison pour laquelle je m'intéressais à cela, c'est que c'était l'époque de l'invasion de l'Amérique latine par les volontaires. Des volontaires qui apportaient avec eux le modèle, l'exemple de l'homme évolué. C'est à ce moment-là, probablement après qu'il ait compris que j'étais confronté à la violence extrême, que Myrdal m'a invité à déjouer le développement. “Déjouer” n'est pas le terme à utiliser, ce serait plutôt l'idée d'éviter. Aujourd'hui encore, les gens utilisent la violence pour témoigner de ce désir.
J'ai essayé de montrer la contre-productivité du développement, non pas celle de la surmédicalisation, ou des transports qui augmentent le temps que nous passons à nous déplacer, mais plutôt la contre-productivité culturelle, symbolique. Des dizaines de livres parlent aujourd'hui des pieds comme d'instruments de locomotion sous-développés. Il est devenu difficile d'expliquer que les pieds sont aussi des instruments d'enracinement, des organes sensitifs comme les yeux, les doigts.
Majid Rahnema m'a fait voir ce qui s'est passé. Vous vous souvenez peut-être que vers 1980 on a découvert le sida. Un jour, on a demandé à Geremek, l'historien et politicien polonais, s'il avait quelque chose à dire sur l'histoire du sida. Il a répondu : “Mais je crois que le sida ne pouvait pas exister là où vous aviez la permission de mourir d'une infection.” Pour cette raison-là, il n'avait rien à dire sur l'histoire de ce phénomène. Quelque temps plus tard, Majid Rahnema a joué sur le mot de “aids” (sida), en assimilant le développement au sida. Il a parlé du développement - en Amérique et ailleurs - comme d'une destruction, d'une injection de choses et de pensées qui détruisent l'immunité face à notre système de valorisation des choses.
La première fois que j'ai lu ce texte, je ne pouvais pas m'imaginer à quel point les alternatives seront cooptées pour devenir des choix, des options de contre-développement, à l'intérieur du même concept, de la même trivialité. Je prends l'exemple de la médecine : je me souviens très bien de l'époque où des pratiques comme l'acupuncture, la médecine arabe ou d'autres étaient considérées comme du charlatanisme. Quelques années plus tard, elles sont devenues des alternatives pour le malade. Quelques années plus tard encore, elles sont devenues des “complémentaires” ; et aujourd'hui, il y a des soins médicaux intégraux, dans lesquels toutes sortes de techniques et de traditions chantent la même symphonie de la santé. Symphonie qu'il faut poursuivre, en oubliant totalement que pour Monsieur Gallinus, sur la base d'Hippocrate, c'était un mécomportement extrême, pour un médecin, que de soigner une personne qu'il considère dans l'atrium (l'entrée) de la mort. J'ai discuté cette question pendant six mois en 1972 au Pakistan et j'ai compris pourquoi la pratique du hakim dans la tradition islamique n'était pas du tout comparable à celle du médecin moderne. C'est seulement à partir du XIIe siècle que la médecine n'a plus été considérée comme une forme de philosophie appliquée, qu'est apparue la notion, indépendante d'un soin, de quelque chose qui s'appelle la “santé”. C'est seulement aux XIIe et XIIie siècles que les deux notions se sont séparées. Les raisons de cette séparation seraient trop longues à discuter.
Depuis lors, j'ai suivi une route qui consistait à m'éloigner dans le temps, puisque je ne réussissais pas, à mon âge, à apprendre le chinois, qui m'aurait donné une base indépendante du développement des idées occidentales. Je suis donc allé au XIIe siècle et là, j'ai été touché par ce dont parle Serge Latouche : l'idée de l'horizon. J'ai tout de suite pensé à Pierre d'Espagne, un père de l'Église de ce siècle-là, qui a une très belle définition de l'horizon. Il explique qu'il s'agit d'une ligne qui passe entre les deux fesses. Avec le côté gauche, nous sommes dans un temps qui n'existe plus pour nous. C'est une espérance éternelle, mais qui commence un jour (ce n'est pas l'éternité de Dieu). Avec le côté droit, nous sommes assis dans le temps. Et il faut faire son possible pour tenir les deux fesses bien ensemble. Je vous cite un Père de l'Église du XIIe siècle…
M'adressant maintenant aux modernes, j'ai observé comment le petit mot “je”, au cours du XXe siècle, a changé de sens. En Français, “je” est un pronom. Si je dis “Ivan veut”, on sait que je ne sais pas encore dire “je”, que je suis trop jeune. En anglais, on dit “pronoun”, mais ce n'est pas un vrai substantif, ce n'est pas une classe. En allemand, c'est encore différent : “ich” ist ein Fürwort, et je peux le comprendre comme quelque chose qui remplace un mot, für eine Wort, qui n'existe pas, car c'est quelque chose de suprêmement concret. Cela commence avec Freud, avec la recherche du Je, de la personnalité, de l'intégration du Moi. C'est ce sens qui se perd actuellement. C'est une autre raison pour laquelle il est tellement difficile, dans le monde contemporain, d'avoir une ligne d'horizon comme idéal. Cela veut dire : tout le poids sur la fesse droite. Je ne sais pas comment le dire autrement (philosophiquement, c'est un peu plus compliqué).
Dans la langue malaise, on ne peut pas dire une phrase sans bien distinguer entre le kita et le kami. Par exemple, “nous avons rendez-vous ce soir”, vous êtes avec Madame. En français vous ne savez pas si ça s'adresse à vous ou à Madame. C'est une chose impossible dans les langues qui ont un pluriel du “je” clairement fixé par les mots.
Lorsque j'ai demandé à mon ami Matthias Rieger : “Comment arriver à expliquer de quelles manières les trivialités se sont changées ?”, il m'a envoyé une lettre dont je vous lis un extrait : “La première fois que j'ai lu le programme du colloque “défaire le développement, refaire le monde”, mon coeur a sursauté. Le sujet de ce colloque m'a donné l'impression d'être invité à une réunion internationale de dieux. Je me suis dit que ces deux idées - re-faire le monde et de dé-faire le développement - ne pouvaient se concevoir que dans l'Olympe. Ça peut être un Olympe alternatif, mais c'est l'Olympe. C'est global.”
Je me demande pourquoi le développement a eu un tel effet transformateur sur les millions et millions d'hommes qui travaillent encore la terre à la main, la majorité. Je me demande à quel point ils sont déjà modernisés, développés aujourd'hui.
L'autre ami que j'aimerais vous faire entendre, Samuel Sajay (indien et professeur aux États-Unis), m'écrit : “Ivan, vous avez parlé de l'effet symbolique du développement, de l'école qui inévitablement classifie les gens et leur donne la responsabilité d'appartenir à leur classe d'origine ; de la médecine qui crée dans le monde d'aujourd'hui les pathologies qu'elle diagnostique…”
Il me dit : “Dans la mesure où le développement associe à ses échecs techniques des effets symboliques réussis de son point de vue, on peut dire que le développement, dont le but consistait à développer les humains, est un franc succès.”
Vous me demanderez, qu'est-ce que ça veut dire ? Je trouve ce mot “humain” dé-goû-tant ! Dernièrement, j'ai consulté l'Encyclopædia Britannica sur CD-Rom. Je voulais savoir comment on définit la communication. Et qu'est-ce que je trouve ? “Pour les humains, la communication est… etc.” Premièrement, le mot “humain” est écrit en bleu, puis il y a une indication “regardez dans l'index ce que ça veut dire”. Le développement a fait de nous des “humains”.
Je reviens à mon ami : “Le développement des humains comme fonction latente de la technique est un franc succès. Partout dans le monde, les gens croient maintenant sincèrement qu'ils sont humains. L'humain est devenu un être reconnu légalement plutôt qu'une créature naturelle.” Inévitablement, je repense au vieux professeur Tenenbaum qui parlait dans un très beau livre, il y a quarante ans, de la différence de traitement des esclaves entre le Nord et le Sud. Dans le Sud, il y a eu des conciles au XVIe siècle en Espagne pour vérifier si les esclaves étaient vraiment des humains, des Hommes. En Amérique latine, s'ils étaient des hommes, on devait avoir une raison pour les mettre en esclavage. Dans le Nord, on avait l'idée qu'on devient humain en devenant citoyen.
Samuel Sajay continue : “Le sens des proportions, de ce qui est adéquat, approprié et bon ne peut pas exister dans un monde technogène, un monde donc non naturel. Si le monde est “fabriqué” (“Refaire le monde”), il ne sera pas naturel, c'està- dire qu'il ne sera pas une donnée avec laquelle je dois vivre.” C'est une base fondamentale de la pensée de toutes les traditions que je connais, de la proportionnalité, de l'harmonie, de ce qu'on appelle “le bien”. Évidemment, nous rions si je reprends l'expression d'Aristote, qui dit que la pierre tombe parce qu'elle a un désir pour l'endroit “bon” auquel elle appartient. Ce n'est pas être dans l'espace, c'est penser avec les pieds par terre. Sajay conclut : “L'humain sera coopté pour contribuer au self management, au management global.”
Maintenant, si mes yeux se sont ouverts sur ce qui se passe dans cette déshumanisation, cette décorporalisation, je le dois à Silja Samersky, généticienne certifiée et docteur en philosophie. Elle a travaillé sur une quarantaine d'interviews de femmes enceintes réalisées en Allemagne. Elle m'a montré d'une manière effrayante comment, en une heure et demie, dans un rituel absurde, une femme qui attend normalement son enfant est transformée… en decision maker. La mère a en face d'elle un profil de probabilités et de risques, comme un “décideur”, sur la base duquel elle doit prendre sa décision. Une décision qui n'est pas prise avec ce qu'on appelait la “volonté”. De nouveau je retourne à mes chers dictionnaires : dans le nouveau, énorme, dictionnaire de philosophie de l'éditeur Routledge, au mot will (la volonté), il est dit : “Une faculté autrefois attribuée à l'être humain.” C'est une entrée d'un quart de page, je vous conseille, si vous êtes intéressé, d'y aller voir. Silja m'a fait comprendre ce qui se passe dans cet instant exemplaire et qu'il ne me sera jamais possible de vraiment sentir dans mes entrailles, cet instant où la maman pense à ce qui naît en elle comme à un être de valeur auquel il faut appliquer une réflexion sur les chances et les risques, un profil de risques. Elle m'a fait comprendre à quel point c'est une trahison.
Je pense que si vous voulez réfléchir à la situation dans laquelle nous nous trouvons - appelons-la le “doute grave” sur le développement - il faut s'intéresser à ce concept d'“harmonie”. Matthias Rieger m'a fait comprendre que la musique était un arrangement d'harmonies et que c'est Heinholtz, le Einstein du XIXe siècle, qui a dit que “cette pensée d'harmonie, ne s'applique pas à un monde où ce qui était harmonie est transformé en valeur.”
Cette valeur, qui s'exprime en Hertz, peut devenir une lutte en 1870 entre Berlin et Paris si la base de cette valeur est par exemple 440 Hz plutôt que 445 Hz. Pour cette raison, l'art peut devenir quelque chose de calculable. J'aime cette musique, je suis corrompu par cette musique moderne qui est une oeuvre d'art, indépendante de celui qui écoute, qui existe en soi, faite par des tons, calculée, en opposition à ce qu'était l'écoute pour les vieux : une harmonie, une relation entre la flûte et l'oreille.
Silvia Pérez-Vitoria (La Ligne d'Horizon, France) - Introduction
Serge Latouche (La Ligne d'Horizon, France) - Le développement n'est pas un remède, c'est le problème
Gilbert Rist (IUED, Genève) - Sortir du développement
Lakshman Yapa (Sri-Lanka, Etats-Unis) - Déconstruire le développement
Michael Singleton (anthropologue, Belgique) - Le « Post-it » ou l'Après de l'Après
Introduction
Silvia Pérez-Vitoria
Je vous présente les intervenants : Gilbert Rist, qui est professeur à l'IUD de Genève, Serge Latouche co-président de La Ligne d'Horizon et qui a je ne sais combien d'autres casquettes que je lui laisserai le soin de mentionner, Lakshman Yapa qui est professeur au département de géographie du Penn state University aux Etats-unis et enfin Michael Singleton qui est professeur d'anthropologie à l'université de Louvain la neuve. Avant de leur passer la parole, je voudrais vous expliquer comment vont s'articuler ces deux journées et demi de colloque. Nous allons passer un petit film qui a été fait à Porto Alegre, c'est une copie de travail dont le son n'est pas très bon car comme vous le savez cela s'est terminé il n'y a pas très longtemps et nous avons dû faire le montage très très vite. est allée à Porto Alegre organiser deux ateliers sur la critique du développement et aussi écouter ce qui se disait sur le développement. Le film dure 18 minutes et vous montre la manière dont cela s'est passé, pour nous en tout cas, là-bas. Ensuite je donnerais la parole aux quatre orateurs. Cet aprèsmidi commenceront les ateliers, douze sur quatre demijournées, avec pause café Max Havelaar. Et à midi aujourd'hui et demain, il y aura projection de films vidéos que nous avons sélectionné par rapport à la problématique de ce colloque. Le premier film s'appelle « L'île aux fleurs », c'est un film brésilien qui dans une vision assez radicale et en même temps poétique fait une description de notre système, il est assez extraordinaire; le second film s'appelle « La semence du progrès », il a été fait en 1983 et dénonce l'agro-industrie américaine à partir des idées du livre de François Partant « La fin du développement ». Ensuite « La romance de la terre et de l'eau », par un réalisateur français qui raconte les itinéraires, les témoignages des paysans sans terre du Brésil, c'est un film qui a un contenu politique mais qui n'est pas écrit sous la forme d'un film politique. Demain deux autres films : « La vie contaminée », qu'un des intervenants, Frédéric Lemarchand, nous a apporté, qui explique la situation des populations qui se trouvent à proximité de Tchernobyl et fait le point sur ce que veut dire une catastrophe pour les populations et enfin « Specter of hopes », apporté par John Berger, qui est un dialogue entre Sebastao Salgado et John Berger sur les images du livre de John Berger “Migration” que je vous recommande particulièrement, c'est un beau film très émouvant, le seul problème c'est qu'il n'existe qu'en version anglaise.
Demain se tiendra une réunion pour essayer de réfléchir aux suites de ce colloque et éventuellement constituer un réseau sur l'après développement, dimanche matin il y aura une table ronde sur le bilan du colloque et les perspectives qu'il ouvre.
Avant de passer la parole aux orateurs de ce matin je voudrais dire quelques mots d'introduction, en particulier citer un certain nombre d'absents de ce colloque dont la pensée va nous suivre pendant ces jours. Un des premiers c'est Pierre Thuillier, qui est mort il y a quelques années. En 1997 il avait participé au précédent colloque que nous avions organisé qui s'appelait “Sortir de l'imposture économique”et dans lequel il avait dit une phrase que je voudrais vous citer parce que je pense qu'elle peut aussi très bien introduire nos travaux.
“C'est à partir du XIIe XIIIe siècle dans une Europe en pleine mutation urbaine que les marchands ont pris le pouvoir sans qu'au départ il y ait eu complot, un projet délibéré. Puis petit à petit en Occident et c'est là si l'on peut dire le miracle occidental, le marchand a pris possession de tous les secteurs de la vie politique, culturelle et tout cela a mis des siècles à se consolider. Si j'insiste là-dessus c'est que nous avons derrière nous tout un passé de pratiques, d'habitudes qui petit à petit ont engendré des théories, des enseignements. Mais ce qu'il y a derrière c'est une sorte de phénomène qui est quasiment comparable à certains phénomènes géologiques, à certaines évolutions biologiques, quelque chose d'inconscient et de très profond, d'où la difficulté de la tâche. On a là une sorte de bloc historique et grâce à cette longue habitude consolidée pendant des siècles beaucoup de gens en viennent aujourd'hui très spontanément avec sincérité à considérer que le système est le meilleur et le plus grand et le seul, avec en arrière-plan tous les mythes évolutionnistes qui présentent cet aboutissement de l'économie moderne comme un grand triomphe de la civilisation, le point culminant du devenir de l'humanité.”
J'espère que ce colloque sera également une étape dans la déconstruction de ce système.
Enfin pour terminer je voudrais évoquer deux autres personnes. Un membre de la Ligne d'horizon, Jacques Verrier, mort l'année dernière, qui nous a beaucoup aidé lors de la conception de ce colloque et qui nous manque; enfin Anil Agarwal, un écologiste indien que nous avions invité à participer à ce colloque par l'intermédiaire de l'association Solidarité qui a l'époque nous avait répondu qu'il avait des problèmes de santé et malheureusement il a disparu. La pensée de toutes ces personnes restera avec nous pendant ces jours.
Le développement n'est pas un remède, c'est le problème
Serge Latouche (La Ligne d'Horizon)
Avant d'entamer mon intervention j'ai dit hier que nous étions une micro-association, je dois ajouter que cette association est tellement micro qu'elle n'aurait jamais pu organiser un tel colloque sans la foi, sans l'énergie de Silvia Pérez Vitoria notre présidente. En plus au moment d'organiser ce colloque, dans les derniers temps, nous étions à Porto Alegre et il n'y a pas eu le temps pour faire le générique du film, donc je vous précise que ce film a été fait par Silvia et son ami, tellement modeste qu'il se cache là derrière la caméra, Christian Sabatier. Et c'est grâce à eux que nous sommes ici.
Vous avez vu ce film et vous m'avez vu dans le film, par conséquent tout ce que j'avais à dire au fond je l'ai déjà dit, mais je vais encore répéter parce qu'il faut marteler les choses : le développement n'est pas le remède à la mondialisation, c'est en fait le problème. Il faut le répéter parce que même à Porto Alegre ce n'était pas évident.
Il existe une quasi-unanimité à gauche (et même au centre) pour dénoncer les méfaits d'une mondialisation libérale, voire ultra-libérale.
Cette critique consensuelle s'articule sur six points :
1. La dénonciation des inégalités croissantes tant entre le Nord et le Sud, qu'à l'intérieur de chaque pays,
2. Le piège de la dette pour les pays du Sud avec ses conséquences sur l'exploitation inconsidérée des richesses naturelles et la réinvention du servage et de l'esclavage (en particulier des enfants),
3. La destruction des écosystèmes et les menaces que les pollutions globales font peser sur la survie de la planète,
4. La fin du welfare, la destruction des services publics et le démantèlement des systèmes de protection sociale,
5. L'omnimarchandisation, avec les trafics d'organes, le développement des “industries culturelles” uniformisantes, la course à la brevetabilité du vivant,
6. L'affaiblissement des États-nation et la montée en puissance des firmes transnationales comme “les nouveaux maîtres du monde”.
Pour suppléer aux défaillances du marché, au Sud, on fait largement appel au “SAMU mondial” dont les ONG humanitaires, les urgenciers sont l'outil capital. Le tiers secteur ou l'économie sociale et solidaire ont vocation à remplir le même objectif au Nord. Le (re)développement peut-il être le remède à ces maux ?
Au fond, beaucoup le pensent, et en particulier tous ceux qui prônent “une autre mondialisation”. Il faudrait revenir au développement en le corrigeant, s'il y a lieu, de ses effets négatifs. Un développement “durable” ou “soutenable” apparaît ainsi comme une panacée tant pour le Sud que pour le Nord. C'est plus ou moins la conclusion de ce que nous avons entendu encore récemment à Porto Alegre. Cette aspiration naïve à un retour du développement témoigne à la fois d'une perte de mémoire et d'une absence d'analyse sur la signification historique de ce développement.
La nostalgie des “trente glorieuses”, cette ère de la régulation keynéso-fordiste qui fut celle de l'apothéose du développement nous fait oublier qu'en mai 1968, c'est précisément cette société de “bien-être” qui était dénoncée comme société de consommation et société du spectacle n'engendrant que l'ennui d'une vie sans autre perspective que “métro-boulot-dodo”, fondée sur un travail à la chaîne répétitif et aliénant. Si on exalte encore volontiers les cercles vertueux de cette croissance qui constituait un “jeu gagnant-gagnantgagnant”, on oublie volontiers les deux perdants : le tiers monde et la nature. Certes, l'État gagnait, le patronat gagnait et les travailleurs, en maintenant la pression, amélioraient leur niveau de vie, mais la nature était pillée sans vergogne (et nous n'avons pas fini d'en payer l'addition…), tandis que le tiers- monde des indépendances s'enfonçait un peu plus dans le sous-développement et la déculturation. En tout état de cause, ce capitalisme régulé de l'ère du développement aura été une phase transitoire menant à la mondialisation.
Si le développement, en effet, n'a été que la poursuite de la colonisation par d'autres moyens, la nouvelle mondialisation, à son tour, n'est que la poursuite du développement avec d'autres moyens. L'État s'efface derrière le marché. Les Étatsnations qui s'étaient déjà fait plus discrets dans le passage du témoin de la colonisation au développement quittent le devant de la scène au profit de la dictature des marchés (qu'ils ont organisée…) avec leur instrument de gestion, le FMI, qui impose les plans d'ajustement structurels. Toutefois, si les “formes” changent considérablement (et pas que les formes), on est toujours en face de slogans et d'idéologies visant à légitimer l'entreprise hégémonique de l'Occident, et singulièrement des États-Unis aujourd'hui. Rappelons la formule cynique d'Henry Kissinger : “La mondialisation n'est que le nouveau nom de la politique hégémonique américaine.”
Il n'y pas dans cette approche (autre mondialisation, développement durable), de remise en question de l'imaginaire économique. On retrouve toujours l'occidentalisation du monde avec la colonisation des esprits par le progrès, la science et la technique. L'économicisation et la technicisation du monde sont poussées à leur point ultime. Or, c'est cela même qui constitue la source de tous les méfaits dont on accuse la mondialisation. C'est le développement réellement existant, celui qui domine la planète depuis deux siècles, qui engendre les problèmes sociaux et environnementaux actuels. Le développement n'est qu'une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises. Il s'agit d'exploiter, de mettre en valeur, de tirer profit des ressources naturelles et humaines. Quel que soit l'adjectif qu'on lui accole, le contenu implicite ou explicite du développement c'est la croissance économique, l'accumulation du capital avec tous les effets positifs et négatifs que l'on connaît : compétition sans pitié, croissance sans limite des inégalités, pillage sans retenue de la nature. Le fait d'ajouter le qualificatif “durable” ou “soutenable” ne fait qu'embrouiller un peu plus les choses. En ce moment même circule un manifeste pour un développement soutenable signé par de nombreuses célébrités dont Michel Camdessus, l'ancien président du Fonds Monétaire International !
Notre surcroissance économique dépasse déjà largement la capacité de charge de la terre. Si tous les citoyens du monde consommaient comme les Américains moyens, les limites physiques de la planète seraient largement dépassées. Si l'on prend comme indice du “poids” environnemental de notre mode de vie “l'empreinte” écologique de celui-ci en superficie terrestre nécessaire, on obtient des résultats insoutenables tant du point de vue de l'équité dans les droits de tirage sur la nature que du point de vue de la capacité de régénération de la biosphère. En prenant en compte les besoins de matériaux et d'énergie, ceux nécessaires pour absorber déchets et rejets de la production et de la consommation et en y ajoutant l'impact de l'habitat et des infrastructures nécessaires, les chercheurs travaillant pour le World Wide Fund (WWF) ont calculé que l'espace bio-productif de l'humanité était de 1,8 hectare par tête. Un citoyen des États Unis consomme en moyenne 9,6 hectares, un canadien 7,2 et un européen moyen 4,5. On est donc très loin de l'égalité planétaire et plus encore d'un mode de civilisation durable qui nécessiterait de se limiter à 1,4 hectare, en admettant que la population actuelle reste stable. On peut discuter ces chiffres, mais ils sont malheureusement confirmés par un nombre considérable d'indices (qui ont d'ailleurs servi à les établir). Ainsi, pour que l'élevage intensif fonctionne en Europe il faut qu'une surface, pour ce qu'on appelle des “cultures en coulisses”, équivalant à sept fois celle de ce continent soit employée dans d'autres pays à produire l'alimentation nécessaire aux animaux ainsi élevés sur un mode industriel… Pour survivre ou durer, il est donc urgent d'organiser la décroissance.
Quand on est à Rome et que l'on doit se rendre par le train à Turin, si on s'est embarqué par erreur dans la direction de Naples, il ne suffit pas de ralentir la locomotive, de freiner ou même de stopper, il faut descendre et prendre un autre train dans la direction opposée. Pour sauver la planète et assurer un futur acceptable à nos enfants, il ne faut pas seulement modérer les tendances actuelles, il faut carrément sortir du développement et de l'économicisme, comme il faut sortir de l'agriculture productiviste qui en est partie intégrante, pour en finir avec les vaches folles et les aberrations transgéniques.
Le développement comme la mondialisation sont des “machines” à affamer les peuples. Avant les années 1970, en Afrique, les populations étaient “pauvres” au regard des critères occidentaux, en ce sens qu'elles disposaient de peu de biens manufacturés, mais personne, en temps normal, ne mourait de faim. Après 50 années de développement, c'est chose faite. Mieux, en Argentine, pays traditionnel d'élevage bovin, avant l'offensive développementiste des années 1980, on gaspillait inconsidérément la viande de boeuf, abandonnant les bas morceaux. Aujourd'hui, les gens pillent les supermarchés pour survivre et les fonds marins, exploités sans vergogne par les flottes étrangères entre 1985 et 1995 pour accroître des exportations sans grand profit pour la population, ne peuvent plus constituer un recours. Comme le dit Vandana Shiva : “Sous le masque de la croissance se dissimule, en fait, la création de la pénurie.”
Georges W. Bush déclarait le 14 février 2002 à Silver Spring devant l'administration de la météorologie que “parce qu'elle est la clef du progrès environnemental, parce qu'elle fournit les ressources permettant d'investir dans les technologies propres, la croissance est la solution, non le problème”. Nous affirmons tout au contraire que, bien loin d'être le remède à la mondialisation, le développement économique constitue la source du mal. Il doit être analysé et dénoncé comme tel.
Sortir du développement
Gilbert Rist (IUED, Genève)
J'ai l'habitude de me produire en duettiste avec notre ami Serge Latouche, mais comme je suis amené à parler ici après lui, je dois adapter mon discours à ce qu'il vient de dire.
La question peut-on ou faut-il sortir du développement est un peu saugrenue. Or depuis 20 ans, on l'a rappelé hier, François Partant annonce la fin du développement. Donc, on pourrait penser qu'on en est sortis, et pourtant pour le dire en ces termes, le développement n'est pas mort, ou plutôt son cadavre bouge encore ; et comme le rappelait Serge il y a encore beaucoup de gens à Porto Alegre, si j'en crois son témoignage, qui pensent effectivement qu'il faut faire un développement alternatif, un autre développement. Or ce développement, qui est pour moi une réalité virtuelle, se déguise depuis un certain temps dans de multiples formes pour faire croire à son existence, mais je ne veux pas entrer ici dans le détail de l'atelier de cet après-midi. Cela dit, pour moi, le développement est mort, il a été remplacé par la mondialisation et il ne subsiste plus que des traces du développement.
Je vous rappelle que Aminata Traoré nous disait hier que dans les pays africains il n'y a plus de plans de développement, il n'y a plus que des plans d'ajustement structurel. Or l'ajustement structurel, c'est précisément ce qui permet à la mondialisation de se développer. Serge a évoqué tout à l'heure les cinq points qui font la critique de la mondialisation et du développement sur lesquels nous sommes tous d'accord, et à partir de cette critique, j'aimerais trouver un aspect positif à la mondialisation : c'est qu ‘il nous aide à comprendre la critique du développement.
La mondialisation nous montre aujourd'hui ce que le développement a toujours été et que nous n'avons jamais voulu voir. Il faut bien reconnaître que nous sommes un certain nombre ici-même à avoir été des fidèles du développement pendant une partie de notre vie, et que nous y avons cru. Nous y avons cru pour n'avoir pas compris ce qu'était le développement, et maintenant la mondialisation nous montre le développement tel qu'il était. Si Serge a tout à l'heure cité Clausewitz pour parler de la mondialisation comme du développement, pour ma part je citerai plus simplement Lénine, en disant que “la mondialisation est le stade suprême du développement”. Je crois qu'il faut donc apprendre à regarder la réalité en face, car comme disait Bourdieu, “la subversion politique présuppose une subversion cognitive”. Il faut donc que nous fassions notre conversion cognitive, pour pouvoir attaquer la subversion politique.
Alors qu'est-ce que le développement ?
Je crois que l'on peut dire deux choses : le développement c'est d'abord la transformation de la nature et des relations sociales en biens et services marchands pour la demande solvable, c'est à dire que le développement, pour reprendre aussi ce que disait hier José Bové, « c'est passer de la logique du gratuit à la logique du payant ».
Un pays développé - venant de Suisse je suis bien placé pour en parler- c'est un pays où il y a beaucoup de banques. Une des grandes trouvailles de la mondialisation est l'alimentation par les banques du système financier, mais je crois qu'il ne faut pas trop se fixer sur les banques qui nous fournissent de l'argent ou qui gèrent notre argent, car il y a aussi des banques qui sont beaucoup plus dangereuses : comme les banques de semences pour les paysans; les banques de données qui deviennent de plus en plus importantes. Il y a aussi aujourd'hui des banques de sperme pour croiser des prix Nobel avec de superbes mannequins, il y a des banques d'organes…et c'est cette brevetabilité du vivant qui caractérise aussi le développement.
L'autre caractéristique du développement, c'est la croissance des inégalités, ou leur non-réduction. C'est à dire qu'en prétendant accroître la croissance pour réduire les inégalités, on ne fait que les accroître. Cela dit, il faut être très clair sur le problème des inégalités : les inégalités ne constituent pas une tare du système capitaliste, une sorte de virus que l'on pourrait isoler et dont on pourrait guérir le système. Tout au contraire, les inégalités sont le signe de la bonne santé du système : plus il y a d'inégalités, et mieux le système fonctionne.
Donc, c'est le prix à payer pour l'extension du système marchand : c'est le même mécanisme en effet qui créé à la fois les riches et les pauvres. Il faut donc que l'on soit très clairs làdessus quand on prend ces fameuses statistiques, que Serge évoquait aussi tout à l'heure, du P N U D et qui étaient aussi dans le film que nous avons vu, où l'on nous décrit les inégalités entre les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres (on passait de 30 à 1 en 1960 à 80 à 1 à la fin des années 90, ou qu'il y a 12% de pauvres aux Etats-Unis) c'est parce que le système se porte bien. C'est parce qu'on a fait les 30 glorieuses et que la mondialisation s'est très bien portée que les inégalités se sont accrues.
Voilà pour ce qui est du volet des réalités.
Mais je crois qu'il y a dans la mondialisation, et dans le développement qui nous y a longtemps fait croire, un autre volet : la face un peu positive, généreuse, idéaliste du développement qui nous a fait croire que l'on pourrait grâce à lui généraliser le bonheur, changer le monde, je ne dirai pas refaire le monde car ce serait paraphraser le colloque. Je crois que dans l'esprit de beaucoup cette utopie développementiste faisait fonction de voile, un voile puissant qui empêchait de voir les réalités et j'avoue que dans l'institut auquel j'appartiens à Genève j'ai un certain nombre de collègues qui ont été très surpris d'apprendre que je participais à un colloque sur “défaire le développement” car cela remettait en question leur foi profonde.
Alors il faut pourtant bien un aspect positif à la mondialisation, une justification; le développement avait une légitimité grâce à cette allure utopique et idéaliste de transformation du monde et la mondialisation comme pure doctrine économique n'a pas de réalité. Or pour que quelque chose marche bien, il faut quand même un peu de rêve, ou comme on dit aujourd'hui, il faut de l'éthique. Je crois que l'éthique qui est actuellement à la mode remplace très largement le rêve. Le développement comme la mondialisation sont l'un et l'autre à double face, c'est pourquoi je disais que c'était une réalité virtuelle : une face du développement et de la mondialisation, c'est “l'omnimarchandisation” et les inégalités, donc la transformation de tout en marchandise et la croissance des inégalités d'un côté; mais de l'autre, dans le cadre du développement, c'était le bonheur pour tous.
Comment peut-on aujourd'hui nous présenter la “mondialisation heureuse”comme dit Alain Minc ? Je crois que ce qui fait passer la mondialisation aujourd'hui, c'est tout le discours sur l'éradication de la pauvreté. La lutte contre la pauvreté est le pendant de la mondialisation. L'humanitaire, les sans frontières sont le revers de la médaille de la mondialisation qui est aussi une mise en pratique de l'idéologie du sans-frontièrisme. Et je crois que les deux font système et expliquent le succès de la croyance. Il faut insister aussi sur cette notion de croyance, ce que Serge Latouche appelle l'imaginaire, parce comme le disait aussi Aminata Traoré hier, même si on voit les méfaits du développement en Afrique, beaucoup de gens continuent à y croire. Les étudiants africains que nous recevons à l'institut à Genève y croient aussi et c'est pour cela qu'ils viennent faire des études de développement. Il faut donc bien voir que ce problème de la croyance est fondamental et que l'on n'a pas assez souvent insisté sur ce point. Je le dis parce que je crois que toute société est religieuse, à la manière Durkheimienne, pas à la manière ecclésiastique ou monothéiste, je sais bien que si les mosquées se remplissent, les églises en tout cas chez nous se vident; mais Durkheim nous rend en tout cas attentifs au fait que toute société est religieuse : il y a partout un ensemble de croyances qui sont partagées par une communauté, par une société, et des rites qui sont associés à ces croyances, et qui ont pour fonction de créer l'unité du groupe.
Il faut donc pour toute société des vérités indiscutables, des choses qui se situent au-delà des idéologies. On peut effectivement avoir des idéologies différentes, on peut être socialiste, on peut être libéral, ou ce que l'on veut dans la société moderne, Française par exemple, mais il y a des valeurs qui sont au-delà de la discussion, qui ne sont pas considérées comme discutables. Comme par exemple la démocratie, les droits de l'homme ou la croissance ou encore le développement. Cela fait partie des évidences et ce sont ces évidences qui légitiment les différents programmes économiques que nous vivons, et c'est cette croyance dans le développement qui leur a permis d'être légitimés.
Or comme le disait Serge, il manque à la mondialisation une légitimité sociale : on peut critiquer la mondialisation. Alors que se passe t-il pour les organisations internationales qui perçoivent bien ces critiques contre la mondialisation ? On essaie de faire rêver les gens en leur proposant quelque chose d'incontournable, et en martelant de plus en plus des programmes de lutte contre la pauvreté. Voilà donc la nouvelle vérité incontournable qui est censée faire passer la mondialisation. Tous les rapports des Nations Unies, de la Banque Mondiale, du PNUD, de l'UNICEF et de bien d'autres institutions sont aujourd'hui consacrés à la lutte contre la pauvreté.
Comme il y a ici un écran, on pourrait peut-être voir cette merveilleuse publicité qui a paru sur des affiches dans nos grandes villes ainsi que dans les journaux où l'on peut lire :“la pauvreté affecte la moitié de la population mondiale, y compris Carla Bruni et Omar Sharif”.
C'est une manière de nous montrer que la lutte contre la pauvreté concerne tout le monde. Il y a bien ici quelque chose de l'ordre du mythe, de la croyance et qui fait passer le programme.
C'est ce que nous avons appelé, avec mes collègues Marie- Dominique Perrot et Fabrice Houssabédi la “mythologie programmée”, c'est à dire qu'il y a des vérités inattaquables qui sont nécessaires pour faire passer le programme. Je ne vais pas vous résumer le livre ici, mais pour emprunter une métaphore à ma collègue M-Dominique Perrot, la mythologie programmée peut être expliquée très simplement par l'histoire du petit chaperon rouge. Le programme, c'est le loup : le loup est programmé pour manger les petites filles. La grand-mère, c'est ce que la petite fille adore, et à qui elle va offrir un petit pot de beurre : donc la grand-mère, c'est le mythe. Et le loup, ne dévore pas la petite fille au milieu de la forêt. Le petit chaperon rouge, c'est évidemment nous, et nous ne nous faisons pas dévorer au milieu de la forêt : pour réussir son entreprise, le loup doit se déguiser en grand-mère. Et parce que le chaperon rouge croit voir sa grand-mère, alors que c'est le loup qui est déguisé en grand-mère, elle se laisse croquer. Je crois que c'est aussi comme cela que les choses marchent avec le développement : c'est parce que le développement s'est déguisé en bonheur généralisé qu'il a pu “affamer les peuples” comme disait Serge Latouche tout à l'heure ; et c'est aussi parce que la mondialisation revêt les habits de la lutte contre la pauvreté que d'une certaine manière elle passe et que les organisations internationales peuvent, à partir de la lutte contre la pauvreté, faire passer le programme de la mondialisation.
Je ne vais pas trop m'étendre sur la lutte contre la pauvreté, mais je voudrais dire que la question est surtout de savoir qui définit le problème, qui identifie le problème des pauvres.
On dit “les pauvres sont un problème”, comme on disait autrefois le problème des noirs, le problème des femmes, le problème des sans-papiers, le problème des chômeurs…Mais la question est de savoir qui définit l'autre. La manière de s'extraire soi-même de la définition, parce qu'il n'y a pas de femme sans homme, pas de pauvre sans riche, etc…par conséquent, on ne peut que s'extraire du problème pour définir les autres comme le problème. Il y a un rapport social qui fait que quand on parle de lutte contre la pauvreté ou contre les pauvres, on définit les autres comme problème. La raison pour laquelle les organisations internationales parlent de la lutte contre la pauvreté, c'est pour accroître leurs possibilités d'intervention dans les pays du sud, puisqu'elles s'intéressent non plus au système uniquement du revenu, mais à l'école, au capital humain, au capital social, à la santé, à l'éducation, etc.. .
Une dernière question qu'il faut donc nous poser, c'est pourquoi est-ce que c'est la pauvreté qui fait scandale, et non pas la richesse. Il y a un proverbe Swana qui dit :“là où il n'y a pas de richesse, il n'y a pas non plus de pauvreté”. C'est effectivement tout le contraire de ce que nous dit la banque, car la banque mondiale dit :“la pauvreté au milieu de l'abondance est une insulte aux valeurs universelles”. C'est une citation que je trouve complètement absurde parce que si j'ai bien compris il y avait plus de pauvres que de riches, et c'est donc plutôt l'inverse qu'il aurait fallu dire, c'est à dire “l'abondance au milieu de la pauvreté” aurait été effectivement une insulte aux valeurs universelles ; mais çà ce n'est pas politiquement correct, alors la banque renverse la situation. Et précisément parce que ce n'est pas politiquement correct, il faut quitter la morale dans laquelle on nous enferme, cette morale d'aider les pauvres. Je crois qu'on est retournés aux dames patronnesses et aux philanthropes du 19°siècle, et que précisément il faut remettre le problème dans son cadre politique, et on verra qu'il sera à ce moment-là, tout différent. Sinon, on ne fait que se donner l'illusion de faire quelque chose sans rien changer.
La pensée post-structuraliste, notamment celle de Derrida et de Foucault, marque une rupture fondamentale dans la relation entre le savoir et notre compréhension du monde. Certains de leurs concepts théoriques m'ont été utiles pour analyser les questions de faim et de pauvreté, et pour expliquer pourquoi il est impossible de résoudre le “problème de la pauvreté” par le développement économique.
Le développement a échoué.
La théorie post-structuraliste du discours nous apprend que les objets de la recherche scientifique n'existent pas indépendamment de la manière dont les scientifiques les conçoivent et les décrivent. Ce que nous savons de ces objets est construit par le discours. Cela signifie qu'on ne peut comprendre les problèmes sociaux sans examiner simultanément les discours qui les concernent. Je défends que dans le cas spécifique de la pauvreté, le discours est impliqué en tant qu'agent causal du problème même que nous souhaitons résoudre. Mon argumentation de base sera la suivante : on croit généralement que la pauvreté peut être éradiquée par le développement économique - par la création d'emplois, l'augmentation des revenus, et l'extension de la production. Ce point fait l'objet d'un consensus quasi universel, si bien que les différentes théories concurrentes ne diffèrent que par les moyens mis en oeuvre pour atteindre ces objectifs : les conservateurs préconisent un marché libre sans frein ; les libéraux recommandent l'intervention de l'État et une certaine régulation publique des marchés ; les radicaux défendent la propriété publique des moyens de production. Mais tous s'accordent sur la nécessité du développement. Or, contrairement à ce qu'ils pensent, le développement n'éradiquera pas la pauvreté. L'histoire conventionnelle du développement économique parle de la croissance et de l'expansion, mais elle porte en elle une histoire parallèle, passée sous silence : celle de la construction sociale de la rareté. Les moteurs du développement économique génèrent simultanément de la rareté, ce qui explique pourquoi la pauvreté persiste et coexiste avec la croissance d'immenses richesses. Les discours intellectuels ne font pas que dissimuler la construction sociale de la rareté : ils y contribuent également, devenant par là des agents causaux de la pauvreté.
En dépit des immenses efforts de développement déployés au cours des cinquante dernières années, l'écart s'est creusé entre les PNB par habitant des pays à forts revenus et ceux à faibles revenus. En 1960, le cinquième le plus riche de la population mondiale, vivant dans les pays industriellement développés, avait des revenus environ 30 fois supérieurs à ceux du cinquième le plus pauvre. En 1990, cette tranche des plus riches recevait jusqu'à 60 fois plus que les plus pauvres. Les emprunts à l'étranger, pris au nom du développement, ont provoqué une grave crise d'endettement dans le tiers monde. Au bout de trois décennies de “Révolution verte”, on compte encore 1,2 milliards de personnes sous-alimentées dans le monde, et à peu près autant de personnes suralimentées. Pour maintenir un niveau de vie élevé, les vingt-cinq pour cent de la population mondiale vivant dans le monde développé consomment soixante-quinze pour cent des ressources connues. Si le niveau de consommation des riches s'étendait à tous, le monde s'en trouverait sans doute consumé. Sur le plan purement matériel, il est impossible que des millions de ménages pauvres en Afrique, en Asie et en Amérique latine consomment autant de ressources que les foyers de l'Amérique du Nord. Il n'est pas logique de proposer à des pays des objectifs impossibles à atteindre, puis d'appeler ce processus le “problème du développement”.
La rareté est une construction sociale.
Les économistes nous disent qu'il y a rareté d'un bien lorsque la demande pour ce bien excède l'offre qui en est faite. On définit l'économie comme la science qui répartit des ressources rares entre des besoins illimités. Cette science suppose que les ressources rares et les besoins illimités sont des conditions naturelles objectives. Mais si les objets de la recherche scientifique sont construits par le discours, pourquoi la rareté ferait-elle exception à cette règle ? Parler de “rareté construite” ne revient pas à nier l'existence de la “rareté absolue”, ou le fait que nos ressources aient des limites matérielles. La rareté absolue existe en cas de manque matériel aigu d'un certain bien : par exemple l'eau, lors d'une sécheresse prolongée. La rareté relative existe quand un bien est rare par rapport à la demande qui en est faite. Ce deuxième cas de figure correspond à la définition classique de la rareté, telle qu'elle est présentée dans les manuels d'économie. Il ne peut y avoir qu'une certaine quantité de terres cultivables, et un certain nombre de personnes capables de travailler. Il n'y a qu'une certaine quantité de blé, de maïs et d'essence. D'après les économistes, si la rareté existe, c'est parce que les besoins humains sont illimités, alors que les moyens de les satisfaire sont limités.
En opposition à cette position conventionnelle, je défends l'argument selon lequel la rareté relative n'est pas une condition naturelle, mais une construction sociale. Pour comprendre cette idée, il faut dépasser l'idée habituelle de “produit”, pour s'intéresser au concept d'“analyse de l'utilisation finale”. Il s'agit, partant de l'idée d'un produit, de se demander quelle est son “utilisation finale”. L'utilisation finale d'une chaudière peut être le chauffage d'une maison ; l'utilisation finale d'une automobile peut être l'acheminement vers le lieu de travail. L'emploi de l'électricité pour chauffer une maison constitue un exemple de construction sociale de la rareté, puisqu'on peut atteindre le même objectif en employant diverses sources de basse énergie, telles que l'énergie solaire active et passive, l'isolation, les pompes à chaleur ou les fourneaux à bois. Un deuxième exemple : se rendre au travail seul dans sa voiture si d'autres possibilités existent, telles que la marche à pied, le vélo, les transports publics ou le covoiturage.
Prenons pour hypothèse qu'il est possible de satisfaire l'“utilisation finale” d'un produit particulier de plusieurs manières exclusives ou complémentaires, mais que des mécanismes au sein de la société restreignent la disponibilité de ces solutions de substitution. Considérons par exemple la demande, dans un pays du tiers monde, d'engrais chimiques azotés. Considérons maintenant les possibilités exclusives ou complémentaires d'obtenir de l'engrais azoté : la décomposition en anaérobie de déchets organiques, la plantation intercalaire de cultures légumineuses, la rotation des cultures et l'apport de compost. On peut avancer que la demande accrue d'engrais chimique (ou sa rareté relative) est en partie fonction de l'indisponibilité de telles alternatives. En supprimant les solutions de remplacement, on accroît directement la demande de produits spécifiques. La contraction des différentes sources ou manières employées pour répondre à l'utilisation finale d'un produit spécifique crée donc sa rareté. Autre mécanisme pour accroître la demande : les utilisations d'un produit dépassent son utilisation finale originelle. La voiture est un bon exemple de ce système : son utilité dépasse le simple transport pour représenter la réussite, le prestige, le plaisir, la liberté, le sexe, le glamour, la virilité et ainsi de suite. Autrement dit, la demande de voitures ne peut s'expliquer uniquement par son utilité en tant que moyen de transport. La rareté relative se produit également lorsque l'achat d'un bien nous induit à acheter des biens complémentaires ou auxiliaires. Déménager dans une maison de banlieue résidentielle nécessite l'achat d'une voiture. Les agriculteurs qui adoptent les “semences améliorées” de la Révolution verte doivent obtenir des engrais, des pesticides, des systèmes d'irrigation et trouver accès au savoir des experts. En résumé, l'expansion de la demande d'un bien crée sa rareté. Cette expansion est possible par la contraction des sources qui répondent à l'utilité finale d'un produit, ainsi que par l'extension des utilisations du produit au-delà de son utilisation finale initiale. On crée également de la rareté quand l'achat d'un produit crée une demande d'autres produits.
Il y a plus de trente ans, Illich nous rappelait déjà que “chaque voiture mise sur les routes du Brésil prive cinquante personnes de transport fiable par bus… Chaque dollar dépensé en Amérique latine pour les médecins et les hôpitaux coûte la vie à cent personnes… Si chacun de ces dollars avait été dépensé de manière à garantir la qualité de l'eau potable, cette centaine de vies aurait pu être sauvée”. La construction de la rareté est le revers de la médaille du développement. Au cours des cent dernières années, le développement économique a transformé les besoins humains élémentaires en demande de produits industriels manufacturés. Que les besoins soient illimités n'est pas une constante donnée des affaires humaines : il s'agit plutôt d'une construction sociale, comme le prouvent les milliards de dollars consacrés à la publicité pour inciter les gens à consommer davantage. Il est tout simplement impossible d'éradiquer la pauvreté en produisant plus, car la création constante de rareté est le moteur de la production économique. Les théories courantes du développement, qui dissimulent ce processus, vont en réalité à l'encontre des intérêts des plus pauvres. L'idée qui a prédominé la seconde moitié du XXe siècle, à savoir que le développement économique éliminerait progressivement la faim et la pauvreté, s'est révélée fausse. En fait, cette idée, et les actions que nous avons prises en son nom, font qu'il est plus difficile pour les familles pauvres de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires, tels qu'un régime biogénétique, de l'eau propre, et un abri adéquat.
Le développement inégal est-il le véritable problème ?
Les théoriciens qui conçoivent la pauvreté comme le produit du “développement inégal” attaquent ce dernier au nom de la justice économique et de l'égalité. Parmi ces critiques, ceux qui affirment que le capitalisme est la cause de l'inégalité du développement croient que le socialisme mènera à un développement plus égal. Ce discours porte en lui plusieurs idées implicites : le monde industrialisé est arrivé au développement en premier ; être premier et riche vaut mieux qu'être troisième et pauvre ; les pays du tiers monde sont désavantagés du fait de n'être pas premiers ; le monde industrialisé montre l'exemple, établit les normes, et fournit l'imagination et les ressources pour que le tiers monde puisse rattraper son retard, et sortir de son état de “tiers”. Mais quel est le contraire du “développement inégal” ? Est-ce bien le développement ? Est-il possible d'imaginer un monde totalement développé ? Il me semble que non.
Le concept de “déconstruction”, d'abord inventé par Derrida pour analyser des textes littéraires6, constitue un bon outil pour contrer les arguments de ceux qui abordent le problème de la pauvreté sous l'angle du développement inégal. Derrida montre qu'une grande partie de la pensée occidentale procède par raisonnement à partir de couples binaires opposés, dans lesquels l'un des éléments est privilégié et le second marginalisé. Par exemple : NATURE/culture, HOMME/femme, PAROLE/écriture, ESPRIT/matière. Dans ses écrits, Derrida montre que l'élément privilégié ne peut exister seul, car il prend son sens par opposition à ce qu'il n'est pas. Le but de Derrida n'est pas de renverser l'ordre hiérarchique du privilège, mais de saper (déconstruire) le cadre même qui donne sens et pouvoir à la logique binaire.
La structure du développement inégal constitue un exemple classique de ce que Derrida appelle la logique hiérarchique de la pensée binaire. Une lecture déconstructiviste du discours sur le développement inégal révèle de nombreux couples binaires hiérarchiques tels que CENTRE/périphérie, DEVELOPPÉ/sous-développé, RICHE/pauvre, HAUT/bas, SANS PROBLÈME/problème, INDUSTRIEL/nonindustriel, et ainsi de suite. En privilégiant le centre riche et développé, nous faisons de lui un objet d'émulation. Il existe trois manières de voir l'élément privilégié du couple binaire du développement. La première approche est développementiste : elle consiste à croire que la pauvreté disparaîtra quand le sousdéveloppé sera développé. Il existe au moins trois variations sur ce thème. Les économistes conventionnels pensent que les marchés libres et le capitalisme élimineront la pauvreté. Les marxistes pensent que le sous-développement est dû à l'exploitation capitaliste et qu'un développement socialiste est nécessaire pour éliminer la pauvreté. Les écologistes, eux, défendent un développement de type durable. La seconde approche du développement inégal consiste à tenter de renverser le couple binaire en condamnant son élément privilégié. On en voit un exemple dans les discours antidéveloppement des intégristes islamiques, qui dénoncent la modernité et l'Occident. La troisième approche du développement inégal est la déconstruction, c'est à dire un travail de sape sur les structures qui confèrent du pouvoir aux catégories du développement.
La critique déconstructiviste du développement ne cherche pas à renverser les rapports du couple développé/sousdéveloppé, mais plutôt à s'attaquer aux cadres discursifs qui mettent en jeu de tels couples. Les objectifs tels que le développement et l'assimilation culturelle supposent l'existence d'un centre hégémonique auquel les groupes marginalisés ou les pays pauvres aspirent à appartenir. La politique de la déconstruction ne reconnaît pas l'autorité d'un tel centre. Elle veut créer des centres multiples, par la fragmentation de cette structure sociale dans laquelle un seul groupe, une seule communauté ou un seul pays occupe “l'intérieur” ou “définit” le centre. Derrida utilise le mot “décentrage” pour décrire cet exercice. Si l'on applique à la pauvreté la logique de la déconstruction, on n'accordera plus un statut privilégié aux pays développés, ni ne conseillera aux pays pauvres d'imiter les plus riches. Une imagination nouvelle créera des centres multiples, et des façons multiples de subvenir à nos besoins essentiels. Chaque modèle sera évalué selon sa logique interne, et non plus selon la logique comparative du développement universel.
Quelle est la marche à suivre ? À mon avis, ce qui est indispensable aujourd'hui, c'est un nouveau savoir qui déconstruira la structure du développement. Il faut que nous nous “décentrions” des pays riches et développés, pour trouver des centres multiples, dans lesquels les gens subviennent à leurs besoins de diverses façons, qui soient socialement justes, culturellement compatibles, et sans danger pour l'environnement. Pour ce faire, nous devons résister à l'utilisation de cartes qui classent les pays selon leur PNB par habitant, ou selon toute autre mesure du développement humain. Aussi bien intentionnés que soient les chercheurs qui établissent ces classements, la logique binaire hiérarchique qui oppose le centre à la périphérie, le développé au sousdéveloppé, l'industriel au non-industriel, n'aide pas les gens pauvres. Considérons les conséquences du développement économique. Les pays industrialisés nous ont donné une agriculture non-durable fondée sur les monocultures, l'uniformité génétique, les pesticides toxiques, les engrais chimiques, les machines lourdes et l'élevage industriel des animaux, et qui entraîne la disparition de l'agriculture familiale et le dépeuplement rural. Ils nous ont donné le style de vie suburbain, où les familles occupent chacune une résidence dans un quartier à faible densité et font de longs trajets en voiture, avec les conséquences écologiques qu'entraîne une consommation aussi intense de ressources. Il est évident que les millions de personnes du tiers monde ne peuvent être nourris, logés, vêtus et soignés par l'agriculture industrielle, les aliments préparés, le transport automobile, les résidences suburbaines, les vêtements de marque et la médecine hi-tech. Pourquoi privilégier le mot “développé” si les produits du développement empirent les conditions de vie des masses pauvres ? Ces masses n'ont rien à gagner d'une logique du développement qui fixe des normes impossibles à atteindre, puis qui définit le problème par ce qu'il n'est pas - pas développé, pas rattaché au centre, pas industrialisé et ainsi de suite.
La rareté est créée par un réseau de relations.
La pauvreté est un conglomérat discursif qui recouvre un ensemble de conditions matérielles spécifiques, notamment le manque de nourriture, de logement et de vêtements adéquats. La rareté qui touche les personnes du soi-disant “secteur pauvre” est fabriquée en dehors de ce secteur, par l'ensemble des relations techniques, sociales, écologiques, culturelles, politiques et intellectuelles diffusées par le réseau du développement. Dans cet ensemble, chaque relation est un lieu de construction de la rareté, par l'interaction de pratiques à la fois discursives et non-discursives.Les théories du développement économique dissimulent le fonctionnement des mécanismes qui produisent la rareté. Il n'existe pas de grande théorie unique ou de programme général capable d'affronter les puissantes structures du développement. La déconstruction ne peut s'attaquer qu'aux infimes détails de la myriade de lieux créateurs de rareté. Dans les paragraphes qui vont suivre, je m'arrêterai brièvement sur chacun de ces noeuds relationnels, pour montrer que la rareté est engendrée par un ensemble de relations, dans un grand nombre de lieux étroitement liés.
La technique
Les relations techniques se rapportent à la nature des forces et de la technologie utilisées pour la production. A travers toute l'histoire du développement économique moderne, on n'a prêté que très peu d'attention au principe d'analyse de l'utilisation finale. L'attention s'est focalisée sur le développement quantitatif des forces de production, plutôt que sur leur composition. Par exemple, produire davantage d'énergie le plus rapidement possible ne suffit pas ; il faut également se demander quelle est l'utilité finale de cette énergie. La manière dont l'on produit l'énergie est extrêmement importante : en effet, en liant différentes sources d'énergie à différentes utilisations finales, on peut réduire la quantité totale consommée par unité d'énergie. On est également en mesure de rendre la consommation d'énergie moins destructrice pour l'écologie. Cette analyse de l'utilisation finale s'applique aisément à de très nombreux autres domaines, tels que l'agriculture, la nutrition et le transport, domaines dans lesquels les relations techniques propres à la production créent systématiquement de la rareté.
Le social
Les relations sociales en rapport avec la propriété des moyens de production sont un important lieu de création de la rareté. Quasiment tous les pays du tiers monde ont été des colonies. Au moment de l'indépendance, le pouvoir politique a été récupéré par des élites réduites mais puissantes, occidentalisées et solidement installées. Les structures de classe créées par ces élites laissèrent la vaste majorité des paysans et des ouvriers dans la misère. Les élites étaient orientées vers l'économie mondiale, car leur niveau de vie dépendait de leur capacité à exporter et à importer. Cela se passa différemment dans les pays industrialisés : en effet, même si la classe capitaliste possédait les moyens de production, elle avait tout intérêt à améliorer les conditions de vie des travailleurs, ceux-ci étant appelés à devenir des consommateurs. Cette idée est à la base de la pensée de Henry Ford, qui en 1914 accorda à ses ouvriers un salaire assez élevé pour qu'ils puissent acheter ses voitures. Aujourd'hui, la mondialisation des firmes a affaibli ce pacte entre travail et capital dans le monde industrialisé, car les firmes ne dépendent plus des seuls marchés nationaux. Même l'Inde, un pays très pauvre qui compte plus de 900 millions d'habitants, représente pour les firmes internationales un marché appréciable d'environ 100 millions de personnes. Les firmes géantes, telles General Motors, Ford, Toyota, Exxon, Monsanto, ADM [ArcherDaniel- Midlands], Nestlé et leurs homologues, sont les moteurs principaux de l'économie mondiale. L'émergence de firmes mondialisées a modifié les rapports capital-travail de façon fondamentale. A travers le monde, le pouvoir de négociation du travail a été considérablement affaibli par la capacité du capital à déplacer la production d'un endroit à l'autre, à menacer de désinvestir ou de fermer ses succursales, et à convaincre les gouvernements du tiers monde de réguler et de contrôler le travail au profit des firmes internationales. Des millions d'hectares qui nourrissaient autrefois les familles les plus démunies des pays pauvres servent aujourd'hui à cultiver des fruits et des légumes destinés aux consommateurs des pays riches, une transformation soutenue et même financée par la Banque mondiale. Les relations sociales ont crée de la rareté en mettant les forces de production au service des intérêts étroits de la minorité, celle qui contrôle les moyens de production aux dépens du reste de la population.
La culture
Les relations culturelles concernent l'interaction entre la production et les “styles de vie” des groupes sociaux, incarnés par les valeurs et les sens communs. La rareté se construit au niveau de la formation du sens, des valeurs et de l'identité culturelle. Sous l'impérialisme, l'inégalité politique et sociale entre colons et colonisés se reproduisit et se renforça à travers l'identité culturelle. La culture, les langues, l'art, la littérature et la religion européens furent présentés aux colonisés comme des biens supérieurs aux leurs. Cela s'accomplit notamment par la conversion de la population indigène à la religion chrétienne, l'instruction diffusée par les écoles coloniales, la racialisation de la société et la production d'une littérature générale de l'“Autre” colonisé. La représentation la plus commune de l'Autre apparut dans des cadres binaires bien familiers : barbarie contre civilisation, irrationnel contre rationnel, paresseux contre travailleur, enfants en évolution contre adultes matures. Comme l'observe Said, cette littérature produisit une souveraineté qui s'étendit jusqu'à l'“imagination” des dominateurs aussi bien que des dominés. La conséquence directe fut une érosion de la capacité indigène à résoudre les problèmes de subsistance les plus élémentaires. Aujourd'hui, nous sommes face à un thème culturel plus vaste : une pression intensifiée pour moderniser tous les aspects de la production, de la consommation et de la formation identitaire. Dans la sphère de la production, les écoles occidentalisées isolent les enfants de leur culture et de leur environnement local, ce qui les rend incapables de mettre à profit les ressources locales. La présence d'experts agricoles modernes et qualifiés transforme les paysans en illettrés arriérés. L'accélération de la modernisation et la publicité ont créé un nouveau discours sur la formation identitaire, dans lequel l'insécurité individuelle engendre un désir accru d'acquérir des possessions qui “font qu'on est quelqu'un”. Ce discours est l'un des fondements culturels de l'alimentation de supermarché, du fast-food et des vêtements de marque qui sont mis sur le marché mondial.
La politique
Les relations politiques concernent les interactions entre l'état et la société au niveau de l'organisation de la production économique. Les relations politiques du développement survenu au cours des cinquante dernières années ont réduit la capacité de la société civile à résoudre ses problèmes de subsistance. Notre compréhension conventionnelle du pouvoir vient essentiellement de deux sources : la science politique et le marxisme. On conçoit généralement le pouvoir comme étant détenu par l'État ou par une classe dominante : Foucault appelle cela le “pouvoir souverain”. Il lui oppose l'idée du “pouvoir non-souverain”, qui correspond à la capacité des membres de la société civile à résoudre les problèmes en exerçant leur pouvoir par des actions concrètes à de multiples endroits, à l'intérieur d'une organisation de type réseau. Au niveau politique, le développement est directement responsable du renforcement, dans le tiers monde, du pouvoir souverain centralisé de l'État, aux dépens des institutions de la société civile. L'État s'est donné le rôle d'agent principal de la résolution du problème de la pauvreté, et il a encouragé l'opinion publique à adopter la même vision des choses. En présentant la pauvreté comme un problème économique, l'État a contribué à dissimuler les nombreux lieux de création de la rareté, privant ainsi les membres de la société civile de leur pouvoir. Cet assaut contre le pouvoir non-souverain a été mené en parallèle par les institutions supranationales de la mondialisation économique, lesquelles ont affaibli à la fois les gouvernements nationaux et les organisations nongouvernementales de la société civile. Plusieurs mécanismes sont à l'oeuvre dans ce travail de sape politique. Les frontières nationales n'empêchent plus les firmes mondiales de déplacer le capital, ce qui fait qu'il est plus difficile pour les gouvernements de réguler leur propre économie. La détérioration à long terme des conditions d'échange offertes aux pays du tiers monde a renforcé leur dépendance envers l'investissement, le crédit et l'aide étrangère. Les gouvernements du tiers monde sont d'autant plus affaiblis par leur incapacité à rembourser des dettes grandissantes, ce qui à son tour permet à la Banque mondiale et au FMI d'imposer des conditions draconiennes dans le cadre de programmes d'ajustement structurel. Le savoir indigène concernant l'agriculture, la biodiversité et les capacités de production locales a été érodé par le règne de puissants traités internationaux et de nouveaux droits de propriété intellectuelle. Il est aujourd'hui essentiel de chercher des moyens de renforcer le pouvoir non-souverain, pour contrer le rôle joué par le pouvoir souverain dans la création de la rareté.
L'écologie
La production requiert des apports de matière et d'énergie, ainsi qu'un lieu pour stocker les déchets, les produits chimiques et la chaleur : ces besoins constituent ce que l'on appelle les relations écologiques de la production. Comme l'observe Shiva, l'histoire du développement révèle une tendance constante à remplacer la capacité de régénération de la nature par la capacité de production du capital industriel. Quelques exemples : les semences hybrides de la Révolution Verte et les semences génétiquement modifiées, qui ne se reproduisent pas ; le remplacement des engrais organiques par des engrais chimiques ; le remplacement du lait maternel par du lait maternisé. Or, des contraintes écologiques majeures font qu'il est impossible de jamais atteindre un état social dans lequel tout le monde aurait le style de vie de la classe moyenne. Il est évident que le niveau de consommation de ressources qui existe dans les pays industrialisés ne peut s'étendre à tous les habitants du tiers monde. Notre écosystème a toujours servi à absorber les déchets générés par notre industrie, notre agriculture et nos systèmes de transport. Le développement économique, particulièrement dans sa phase de mondialisation, a intensifié et étendu ce processus jusqu'à transformer l'écosystème en un vaste dépotoir. On en voit la preuve dans le réchauffement planétaire, les pluies acides, la pollution de l'air, la déforestation, l'accélération de l'érosion des sols, la salinisation des terres irriguées, la pollution de l'eau par infiltration de substances agricoles, la présence de pesticides dans l'alimentation. Cette destruction des conditions même de la production crée de la rareté. Au niveau écologique, la rareté est engendrée par deux grands procédés : le remplacement de la nature par l'industrie, et la destruction des conditions de production.
La théorie
La catégorie des relations intellectuelles attire explicitement l'attention sur le rôle joué par le discours intellectuel dans la production et la construction sociale de la rareté. Il existe deux grands types de relations intellectuelles : les relations intérieures et les relations extérieures. Les premières se rapportent aux règles générales suivies par la science pour produire du savoir. S'il a été difficile de défendre l'idée d'une rareté socialement construite, c'est que la science n'est pas prête à s'intéresser au principe général d'une réalité construite par le discours. Les relations extérieures se rapportent aux discours produits aux points du réseau que j'ai déjà mentionnés : les lieux techniques, sociaux, culturels, politiques et écologiques. Les discours économiques ne sont pas les seuls responsables : de puissants discours émanant d'autres domaines tels que la géographie, la sociologie, la science de l'alimentation, la recherche énergétique, la publicité, etc., s'efforcent de dissimuler le fait que la rareté est produite par les processus même qui alimentent le développement. Aujourd'hui, un puissant discours théorique fait explicitement la promotion du développement, notamment de l'économie néo-libérale. Le néo-libéralisme actuel comprend, entre autres, la primauté du marché et la réduction du rôle joué par le gouvernement dans la société économique et civile. Une vaste industrie intellectuelle bien financée produit et diffuse ce discours néo-libéral. Outre les institutions publiques comme la Banque mondiale et le FMI, avec leurs cellules de recherche économique et leurs innombrables documents de synthèse, cette industrie comprend de prestigieuses universités. De même, les “think tank” du monde de l'entreprise, tels que Brookings Institution, Cato Institute, et Heritage Foundation, disposent de chercheurs attitrés, publient des articles de recherche, des livres et des pages Internet très exhaustives, qui ont une importante influence sur les décideurs politiques. En faisant une promotion non-critique du développement, ces discours conventionnels dissimulent la manière dont la rareté est fabriquée.
Synthèse
L'opposition développé/sous développé peut être perçue comme un couple dans lequel la catégorie que l'on appelle “développé” est l'élément privilégié. Les pays pauvres suivent les pays développés dans l'espoir que cette voie les sortira de la pauvreté. Mais le développement n'a pas éradiqué la pauvreté, et il ne pourra jamais le faire. Ma proposition est la suivante : plutôt que de s'acharner à vouloir le développement, penchons-nous sur la façon dont ce dernier engendre la rareté, en examinant ce processus dans un ensemble de relations. Au niveau technique, le développement a ignoré la logique de l'utilité finale de la production, créant ainsi de la rareté. Au niveau social, le développement a créé une structure de classe qui a privilégié les intérêts étroits du capital aux dépens des intérêts plus généraux du travail en tant que producteur et consommateur. Au niveau culturel, le développement a entraîné l'érosion des capacités indigènes et la promotion d'une formation identitaire basée sur le consumérisme. Au niveau politique, le développement a renforcé le pouvoir souverain et réduit les capacités de la société civile à résoudre ses problèmes par l'exercice du pouvoir non-souverain. Au niveau écologique, le développement a remplacé le pouvoir reproductif de la nature par le pouvoir productif du capital industriel. De plus, en dégradant l'environnement, le développement a contribué à la détérioration des bases matérielles de la production. Au niveau intellectuel, le développement a produit un puissant discours qui fait la promotion du développement économique comme solution à la pauvreté, et qui dissimule les mécanismes de construction sociale de la rareté.
Si le développement crée de la rareté, il s'ensuit que le manque de développement ne peut être la cause de la pauvreté. Mais il faut résister à la tentation de vouloir à tout prix trouver une nouvelle “solution alternative”, car il est impossible de trouver un tel espace utopique en dehors de notre monde quotidien. Pour résoudre le problème de la pauvreté, il faut procéder en analysant les détails de la construction sociale de la rareté, dans un vaste réseau de relations. Cet exercice permet de repérer d'innombrables lieux où il est possible de transcender le cadre existant du développement et d'avancer vers un état de postdéveloppement.
Traduit de l'anglais par Lucie Périneau
L'anthropologue que je suis a toujours l'impression de tomber comme un cheveu bien léger dans une soupe très épaisse, aujourd'hui j'ai l'impression d'être comme un agnostique dans une réunion ou mouvement charismatique parce que vous avez l'air vraiment de croire sérieusement au monde de demain.
Il y a deux siècles déjà, en 1950, je me trouvais à Londres gamin où j'ai vu pour la première fois un de ces hommes sandwich et devant il avait un panneau où il annonçait un traitement d'amaigrissement en six mois. Et derrière un autre panneau qui annonçait que la fin du monde c'était pour demain. Et là il fallait pas être grand clerc pour se rendre compte qu'il y avait une certain contradiction apocalyptique dans les annonces. Vous connaissez tous aussi Fukuyama, depuis dix ans selon lui c'est déjà la fin du monde, on est déjà au-delà des dates limites et ces annonces apocalyptiques, qu'elles soient religieuses ou profanes nous font sourire, parce qu'effectivement elles sont toujours dépassées par des évènements, par des lendemains qui parfois chantent, qui parfois déchantent mais il y a toujours un lendemain, un après de l'après. La fin annoncée n'en finit jamais d'arriver.
Nous rigolons beaucoup moins néanmoins quand nous avons affaire à des messies militants millénaristes du genre « le temple solaire » qui font passer les gens du jour au lendemain à l'après via un suicide collectif, un vrai massacre des innocents. Parce que ces utopies nous paraissent des “atopies” des non lieux infernaux, des non lieux absolus. En 1658 un archevêque irlandais a établi la date de la création du monde un dimanche du 23 octobre 4004 ans avant le présent et il était convaincu comme la plupart de ses contemporains chrétiens que la fin du monde s'annonçait pour demain. Il était plausible dans cette perspective là d'imaginer que pour l'essentiel tout avait été dit, tout avait été réalisé et que les trésors inépuisables de la bible par exemple ne pouvait effectivement pas s'épuiser avant la fin du monde qui s'annonçait pour bientôt.
Ces court-circuitages chronologiques, ces télescopages du temps, ces matraquages mystiques nous paraissent effectivement saugrenus pour nous militants pour l'avènement d'un monde réellement meilleur, fait de main d'homme solidaire. Ce monde-là nous l'imaginons à portée de main, c'est pour demain ou presque. On ne peut pas activer les énergies humaines comme l'aurait dit Teilhard de Chardin si la fin est toujours post-posée. Il faut vraiment que la fin soit vraiment presque tangible.
Mais cette vision là, d'un point de vue scientifique, bien que je ne sois en rien scientifique, et surtout au vu de l'ailleurs de l'Afrique profonde que j'ai connue en tant qu'anthropologue, ne parait pas moins équivoque ou moins ethnocentrique que tous ces militantismes messianico millénaristes d'antan. Nos espoirs peuvent paraître aux africains que j'ai connu il y a déjà quelques générations dans l'Afrique profonde, des espoirs tout aussi eschatologiques, si vous voulez, que ces lubies de nos ancêtres immédiats ou de certains de nos contemporains. Parce que nos visions sont toujours à base d'une “immondialiation”, il y a un monde immonde qui se dégrade de jour en jour et si on n'intervient pas, si le destin ou dieu n'intervient pas immédiatement eh bien c'est l'apocalypse now c'est la fin des haricots et donc nous sommes nous les post-mondialistes tout aussi inféodés à notre insu à une sorte de vision judéo chrétienne du temps.
Nous savons que cela va de mal en pire et nous espérons que de notre vivant ou presque ça peut aller nettement mieux. D'un point de vue scientifique ce télescopage du temps ne parait pas très plausible. Ici je fais référence à un article d'une revue scientifique française et pour nous qui sommes en marge de l'hexagone quand ce sont les pontes parisiens qui nous disent ça il faut le croire, donc j'ai lu quelque part que nous avons derrière nous, à gauche si vous voulez, 3 millions et demi d'années sur le dos au bas mot et devant nous l'équivalent avant que l'espèce ne soit transformée en autre chose ou tout simplement implose. Néanmoins nous avons toujours ce court-circuitage, prenez le slogan “la santé pour tous en l'an 2000”. On l'a modifié un peu c'est pour l'an 2010 mais c'est toujours pour l'immédiat. Nous avons du mal à imaginer que cela va durer encore au bas mot pour 3 millions et demi d'années devant nous. Alors supposons que nous les anti-mondialistes nous gagnions la bataille, est-ce que la guerre est définitivement gagnée pour tous ces millions d'années qui nous restent encore à vivre ? Quand j'essaye d'expliquer cela à mes enfants, je suis comme vous, je ne rêve que d'un monde meilleur et dans lequel ils pourront vivre heureux, quand je leur explique cette vision-là ils me disent “si on a bien compris votre monde à vous c'est qu'on va bouffer bio et baiser cool jusqu'à la fin des temps ” et on en aurait pour 3 millions et demi d'années ? Donc il faut contextualiser nos rêves dans ce réalisme de long terme qui, disent les scientifiques, est plus ou moins inéluctable. On va pas se faire ramasser par une comète comme les dinosaures, on a quand même les moyens de limiter les dégâts, donc on est parti pour au moins 3 millions et demi d'années.
En tant qu'anthropologue, ce sont des cultures non occidentales dites primitives qui m'interpellent le plus. Je ne suis pas mandaté par ces braves gens, par les derniers de la terre pour parler en leur nom mais, en tant qu'anthropologue, l'autre, l'altérité me donne à penser et c'est cette pensée-là que je vous donne gratuitement ce matin.
A la fin des années 60 je me retrouvais dans un village socialiste, Oujamaa, au fin fond de la Tanzanie, avec des gens qui cultivaient sur brûlis, c'est du jargon pour dire que chaque année on déboisait, on avançait tous azimut dans la forêt, en permanence. Les gens savaient d'où ils étaient partis, en faisant un peu d'ethno histoire certains me dirent “il y a quelques générations on étaient partis du côté du Rwanda” et les autres disaient “nous c'était du côté de Dar Es Salaam”, d'autres encore descendaient du nord, donc tous ces gens savaient d'où ils venaient mais n'avaient aucune envie, aucune nostalgie de retourner en arrière. Ils n'avaient pas l'impression que le monde était mal parti, qu'il y avait une sorte de péché originel qui avait tout salopé et que nous étions dans une vallée de larmes et qu'à la fin il fallait remonter au ciel. Comme tout était plat tout était cool, il n'y avait aucune idée même de création du monde, on a du mal nous qui disons il faut toujours penser aux origines, ces gens-là prenaient tout comme allant de soi.
Et chaque année on avançait les uns à gauche, les autres à droite mais sans qu'il y ait un sens, dans tous les sens du terme, on allait pas vers un but, on n'avait pas un goal, une finalité on avançait presque à notre insu parce que ce qui comptait c'était cette espèce d'épaisseur existentielle dans les médias. On était ensemble, on avait presque rien mais on était ensemble et ce être ensemble paraissait justifié, le sens même de la vie. Il y avait du progrès dans le sens étymologique du terme, on mettait un pas devant l'autre mais il n'y avait aucune idée d'un progrès, qu'on devait progresser vers une fin du monde, ou un soubresaut, ou à travers un seuil critique pour se retrouver dans un monde meilleur, ces gens-là ne rêvaient pas de radicalement autre chose que ce qu'ils avaient à portée de main. J'appelle ça une sorte de philosophie et pratique du monde nomade, ces gens-là étaient foncièrement nomades. Ils allaient de l'avant un point c'est tout, ils étaient aussi pragmatiques et flegmatiques que mes ancêtres à moi. Rien à cirer du passé, rien à espérer de l'avenir, on va de l'avant ensemble. Et cela suffit, dans une sorte de spirale, de ressort horizontal, ce n'est pas un ressort qui spiralerait vers le point oméga ou la fin du monde ou je ne sais quoi.
D'autres voix du sud nous font miroiter d'autres voies d'avenir, Serge a parlé hier de ce que les Peuls lui ont donné à penser. Il y a beaucoup d'autres “cas” qui peuvent nous donner à penser à nous les occidentaux ou les anti ou post mondialistes. On dit souvent que les primitifs avaient une vision très nombriliste, très anthropocentrique mais il n'y a rien de plus anthropocentrique, de plus centré sur le destin humain que le développement. Le monde en dehors du monde humain est tout simplement à notre service, au service du projet du progrès humain. Mais allez en Amérique latine chez ces peuples qui vivent dans la forêt amazonienne : ils vivent en fonction de leur projet humain, de leur identité intentionnelle humaine mais ils acceptent que chaque espèce puisse être centrée sur son propre projet. Il y a beaucoup d'espècentrisme mais aucun n'est exclusif de l'autre, ce qui rejoint presque à la lettre et sûrement en esprit tout ce mouvement des écologistes radicaux. Je crois qu'on devrait dans ce genre d'aréopage tenir compte de cette multiplicité de voix, et de voix qui nous viennent d'ailleurs, qui sont autant d'autres qui ne démolissent pas nos choix à nous mais qui les relativisent, les contextualisent.
Où est-ce que je veux en venir, vieux nomade nominaliste que je suis ?
Je ne prêche pas pour une chapelle contre une autre, il ne s'agit pas de savoir qui a absolument raison ou totalement tort. Mais d'autre part il ne s'agit pas de se lancer dans des synthèses faciles, dans des bricolages boiteux. Il y a des incompatibilités, des choix exclusifs.
Non seulement comme une mise en relation mais comme un rapport , il y a un rapport de l'autre qui doit nous interpeller, qui devrait à la limite nous inspirer. Toutes ces autres chronologies et logiques du temps doivent nous donner à penser non pas pour nous démobiliser mais pour nous faire comprendre, en fonction de ce schéma de la longue durée, qu'à la limite il y aura un monde après le monde immonde dans lequel nous nous trouvons actuellement. Je ne suis pas toujours sûr qu'en voulant pluraliser les mondes de demain on sert la cause, il y aura, inch'allah, un monde meilleur et cela sera un monde tout aussi singulier que celui dans lequel nous vivons actuellement, mais ce n'est pas la fin du monde; il y aura un post post développement et un post post post développement, jusqu'à la fin, jusqu'à une fin qui pour les uns va être une sorte d'apothéose, une sorte d'exaltation scatologique où l'on va disparaître dans le décor divin. Pour mes braves Waconongos, je crois qu'on va de l'avant jusqu'à épuisement du sujet, on va disparaître dans le décor et après ! Cela vaut la peine de cheminer, d'aller de l'avant ensemble. De toute façon je vous donne rendez-vous à vous qui croyez à la réincarnation à un colloque qui se tiendra en 2 million 2002 pour discuter de tous ces post post post.
Débat
Un intervenant
J'ai retenu une thèse comme quoi le développement est une thèse de l'imaginaire occidental. J'ai eu la chance de vivre au Cameroun pendant quelques années et de l'autre côté qu'est-ce que le développement dans l'imaginaire africain ? L'impression que j'en ai est que le développement est un phénomène mystique, c'est une conception complètement différente de ce qu'on peut avoir ici, c'est comme si le monde matériel n'était que l'écume du monde spirituel, il n'y a pas de dualité entre la matière et l'esprit, et la richesse matérielle c'est un signe de la richesse spirituelle. Donc le développement dans ce contexte c'est un phénomène extrêmement important, c'est quelque chose de nodal. Pour certaines personnes, vu comment elles en parlent, ce développement est presque un objet. Ainsi j'ai discuté avec un vieux du côté de Yaoundé, il m'a dit que dans les années 1500 les portugais sont venus et ont récupéré, volé le développement, c'est-à-dire une espèce d'objet, un réceptacle, et l'ont apporté en Europe, il y a une espèce de spoliation originelle.
Remettre en cause le développement c'est bien, mais dans ce contexte là estce que ce ne serait pas une ruse ultime de l'homme blanc pour priver les africains de ces richesses et les priver de la prospérité ? On a parlé de croyance, de religion, on est tout à fait dans la religion du développement, comment faire ? On va remettre en cause le développement, parler du bien-fondé du post développement mais comment faire passer la pilule dans ce contexte là, comment être crédible pour parler du post développement ?.
Jacques Toledano
Je fais partie des Amis du Monde Diplomatique. La population urbaine s'est énormément accrue en occident les derniers siècles et elle tend à croître aussi dans les pays du tiers-monde, pour ne pas dire en voie de développement, mais paradoxalement sans qu'il y ait développement économique ni social ni environnemental. Le problème c'est que face à une population urbaine assez importante, il y a quand même des modes de vie économiques, sociaux et environnementaux, qu'il faut que la population maîtrise. Le développement durable préconise l'agenda 21 local qui n'a aucun intérêt si on applique uniquement les domaines environnementaux sociaux et économiques sans participation réelle démocratique des citoyens, cela signifie sans la qualité institutionnelle qui va permettre non seulement aux élus d'avoir une délégation et d'orienter le développement mais aussi permettre à la population de maîtriser par une démocratie participative l'ensemble des projets. Je me demande comment dans ce cas là, avec une population urbaine, on peut appliquer un développement adapté à la demande de la population locale qui maîtrise réellement les projets que les élus orientent.
Philippe Dufour
Je suis directeur de recherche à l'institut de recherche pour le développement. J'ai une piste de réflexion qui est l'observation de la nature, car en fait je suis chercheur en écologie et je m'intéresse au fonctionnement des écosystèmes en général. Quand on observe la nature on travaille sur des écosystèmes qui sont en contact l'un avec l'autre, on observe que c'est toujours l'écosystème le plus sophistiqué, le plus développé, le plus mature, celui qui a la plus grande structuration, la plus grande diversité qui exploite toujours l'écosystème le moins développé. J'ai travaillé sur des lagunes tropicales, sur des lagons d'atoll, mais je vais prendre l'exemple de la montagne qui est un système frustre, simple, originel, un monde minéral. La montagne est toujours exploitée par la vallée, par la plaine, alors que le lac lui exploite la plaine, les roselières qui sont autour, son bassin versant. La montagne essaye de se développer, un petit morceau de lichen pousse sur un rocher, un peu d'herbe pousse dans un trou et puis survient un orage et le lichen est balayé et va enrichir la vallée qui est en dessous. Un chercheur, Serge Frontier disait donc, c'est une piste de réflexion, « pour que la plaine arrête de se développer il faut créer un barrage parce qu'en amont, la matière organique qui a été créée par la montagne va s'accumuler et on va pouvoir créer quelque chose qu'on appelle le développement ».
Ma question ce serait donc de créer un groupe de réflexion à partir des données d'observation de la nature, des données écologiques, pour voir comment on peut les généraliser, comment elles sont adaptables, une espèce d'écologie généralisée qui inclue l'homme également.
Ruth Argandonia
Ayer yo quisé tomar la palabra pero esperaba la intervencion de hoy que nos da una precision de este desarrollo que rechazamos. Yo quiero presentarme, me llamon Ruth Argandonia, soy de bolivia y he trabajado en varios paises latinoamericanos hace mas de 30 anos, he trabajado tambien un poco en africa y en el sur de asia, y tengo un experiencia muy grande de trabajo en el desarrollo. Entonces estoy hoy en esta reunion porque estoy completament de acuerdo que hay que ir contra este desarollo que tratamos que caracterizar ; como negativo para la especie humana. Sin embargo quiero decirles algo que es muy caro en mi corazon. En los anos 58 que trabajamos en Colombia nosotros hicimos une experiencia con unos profesores de sacar una cosa puy practica. Los estudiantes de la universidad hacia los problemas populares, hacia el campo para que puedan tener una vision mas objetiva de su pais de sus campesinos de la gente del pueblo pobre. Y saben el resultado que nos ha dado ese proyecto y otros : nos han matado mucho de nuestros dirigentes porque el poder tenia mucho miedo de esta reaccion humana. Mas tarde en Chile teniamos la lucha de los que no tienen techo y la gente se ha organizado para esto espontaneamente, se han creado estructuras de base. Hablamos hoy dia del Brasil, nosotros hace 35 anos hemos tenido experiencias como la que se muestra ahora en el brasil pero no hemos tenido la difusion que hoy en dia existe. Muchos de nuestra gente del pueblo ha muerto. Algunos dirigentes y les voy a citar uno porque se ha hecho famoso, no por lo que hizo tecnicamente sino porque desesperado se puso en la guerilla de Colombia y murio, Camilo Torres, yo trabajé 8 anos con el.
Que esperamos de un coloquio como este ? Que tengamos hoy en dia, puesto que hay una contestacion, la posibilidad de contar con una estructura internacional donde este tipo de experiencias que responden a las necesidades concretas de los pueblos que se van a realizar porque yo tengo la experiencia que si la gente responde, tengamos un oreja atenta para que no los sigan matando gentes del pueblo, y que se meten a trabajar en empresas tan peligrosas contra el poder economico y politico en cada uno de nuestros pueblos.
Un intervenant
Je suis d'accord avec tout ce que j'ai entendu ce matin, sur le constat des inégalités qui s'accroissent , le piège de la dette, l'esclavage, mais ce que je voudrais vous demander c'est comment pourrait-on passer, et là je cite Edmond Maire, de l'incantation à l'action. Autrement dit comment fait-on pour empêcher le loup de se mettre à la place de la grand-mère ? J'ai bien compris qu'il faut prendre un autre train dans la direction opposée mais ce train où est-il, comment est-il fait ? Supprimer les programmes de lutte contre la pauvreté si j'ai bien compris, d'accord, j'ai été impressionné par la déclaration d'Aminata Traoré hier qui disait l'Afrique s'en sortira peut-être si elle est délivrée du développement, j'espère qu'elle a raison mais qu'est-ce qu'on met à la place ? Rien ? Que devient la solidarité, que devient le partage ? Si vous me permettez de continuer j'ai une autre question. Dans cette salle y a-t-il des gens qui font une différence entre les mines anti-personnel et la pénicilline. Pour les mines, il ne peut pas y avoir de bon usage, pour la pénicilline, il arrive qu'il y ait de mauvais usages. Mais il y en a de bons. Je veux dire que deux produits du progrès technique et scientifique n'ont pas la même valeur, je ‘excuse, avec mon esprit colonisé par la culture occidentale j'emploie le mot de valeur, j'espère que vous ne m'en voudrez pas. Nous sommes à la recherche de bonnes pratiques, comment faire en sorte que les humanités que nous avons vues ce matin dans votre film si remarquable soit moins exposées aux mines anti-personnel et plus exposées aux bons usages de la pénicilline ?
Dernier point, n'y a - t-il pas un glissement de sens qui nous menace ? J'ai entendu dans la bouche de monsieur Rist, je crois, que je ne connais pas, « lutter contre la pauvreté et ensuite lutter contre les pauvres ». Pour moi je fais la distinction entre les programmes de lutte contre la pauvreté qui ne sont pas obligatoirement des programmes de luttes contre les pauvres. De même on a cité comme une source de mal les banques de données. Je m'excuse ce n'est pas comme les mines anti-personnel, qui n'ont qu'un mauvais usage, dans les banques de données comme dans toute source de progrès technique, il peut y avoir un bon usage ou un mauvais usage, quand je cherche une information et que je la trouve en deux minutes sur internet je sais que je suis un privilégié, mais je suis heureux de trouver cette info sur internet. Le progrès technique n'est pas forcément une malédiction et je voudrais que vous vous exprimiez sur « du bon usage du progrès technique ».
Edward Goldsmith
Je voudrais l'avis de Gilbert Rist sur mon interprétation personnelle de l'histoire du petit chaperon rouge, puisqu'on y revient. Premièrement pour moi le loup c'est la forêt, c'est la nature, la grand mère c'est la civilisation, le petit chaperon rouge c'est l'aspect anti-nature de la civilisation, la petite fille tue sa grand mère et incrimine le pauvre loup tout à fait innocent et de cette façon elle justifie la destruction de la nature par la civilisation.
Un autre intervenant
Ne pensez-vous pas que la marche du progrès qui se veut inéluctable et qui se présente sans essai et sans erreur ressemble au terrorisme du projet : un « sans projet » devient plus suspect qu'un « sans papier » ?
Il existe un mouvement pour l'annulation de la dette j'aimerais savoir si vous êtes en accord ou non avec ce mouvement et pourquoi.
Je ne pense pas que je vais répondre à toutes les questions. En ce qui concerne l'interprétation de Monsieur Goldsmith, bien sûr on peut interpréter le petit chaperon rouge autrement, simplement vous déviez un petit peu de l'histoire, à mon souvenir le petit chaperon rouge n'a pas tué sa grand mère c'est quand même le loup qui l'a mangé avant, il y a un peu une divergence entre nous.
C'est vrai que j'ai mélangé, ne pensant pas que j'avais fait un lapsus, j'ai parlé aussi bien de la lutte contre la pauvreté que de la lutte contre les pauvres. Alors effectivement vous vous dites que vous êtes d'accord avec le premier mais pas avec le second; malheureusement, je dirais que c'est souvent la même chose et on peut le déplorer mais j'entends que sous couvert de lutter contre la pauvreté on finit par lutter contre les pauvres, si vous voulez en avoir des témoignages éloquents je vous invite à discuter avec Majid Rahnema qui est dans cette salle et qui a beaucoup travaillé sur ce sujet.
Que fait-on à la place ? C'est toujours la question piège et c'est toujours difficile de répondre à la place des autres précisément. Alors je ne peux pas véritablement répondre pour l'ensemble de l'humanité ou l'ensemble des gens qui sont dans cette salle, je peux simplement dire ce que je fais moi. Je suis professeur, personne n'est parfait, suisse de surcroît, j'y peux rien, je pense que dans ma situation ce que je peux faire c'est de remettre en question les présupposés du système économique que nous connaissons. Je crois que ce système économique est fondé sur des présupposés inacceptables parce que la lorgnette à travers laquelle nos amis économistes regardent la réalité est une théorie qui leur permet de voir un certain nombre de choses qui existent par exemple le marché, les relations marchandes, mais que toutes sortes de relations qui existent aussi et qui ne relèvent pas du marché sont exclues de la lunette économique. Donc il faut commencer à travailler sur imaginer, inventer une autre théorie économique. Et puis maintenant les gens vont pouvoir, dans les différents pays où ils sont, inventer d'autres choses.
Question de la salle :
Pour les 800 millions de personnes qui souffrent de malnutrition, vous leur proposez de réfléchir ? Cela ne me paraît pas suffisant !
Vous avez raison de m'interpeller. Je ne peux pas résoudre le problème des 800 millions de personne qui meurent de faim ou des 1 milliard 200 000 personnes qui ont moins d'un dollar par jour. Je suis où je suis, je vous donne la réponse pour moi. Si on crée un mouvement, celui dont vous parlez par exemple, dont vous êtes membre, pourquoi pas mais c'est une réponse collective et moi je vous donnais une réponse personnelle.
J'ai bien entendu Monsieur souligner que l'écosystème le plus développé exploite toujours le moins développé, c'est probablement vrai dans l'ordre de la nature je vous fais totalement confiance, est-ce qu'on peut comme ça transposer ce qui est vrai dans l'ordre de la nature à l'ordre du social ou de la culture ? Très souvent on a fait cela et la notion de croissance comme celle de développement est une notion qui a pris son essor précisément au moment où notre cher ami Darwin a expliqué ce que c'était que le développement et c'est à partir de là que tous les malentendus se sont créés. Vous savez les liens qu'il y avait entre Marx et Darwin et ce n'est pas probablement un hasard.
Pour l'imaginaire africain, il faut revenir à ce que disent les africains du développement, je pose souvent la question aux étudiants qui viennent d'avoir leur diplôme à l'institut, diplôme d'étude approfondie d'études en développement, vous rentrez chez vous et si votre grandmère vous demande ce que vous avez fait pendant une année ou deux à Genève comment allez-vous le lui dire dans votre langue maternelle ? Comment allez-vous lui expliquer que vous avez travaillé sur le développement ? Et là très franchement je vois les africains blêmir et me dire c'est vrai chez nous il n'y a pas de mot pour dire ça. Ou alors il faut utiliser des périphrases, un Andin à qui j'ai demandé comment on disait en Quechua, en Aymara m'a répondu c'est très compliqué mais si vous voulez une définition approximative c'est « travailler joli pour le prochain lever du soleil ». J'ai trouvé ça merveilleux, cela n'a aucune visée théologique comme celui dont nous parlons ici, c'est une définition qui me convient et on n'a pas besoin de s'agiter autour du mot développement pour avoir un progrès et une accumulation constante.
Serge Latouche
Bien sûr on est d'accord avec l'annulation de la dette, cela fait partie du consensus mou, mais cela ne résout rien du tout. C'est à dire que si les règles du jeu ne sont pas modifiées, on annule la dette on remet les compteurs à zéro et dans dix ans on se retrouve au même point. Tout le problème est là, je suis beaucoup plus favorable à la répudiation de la dette, j'aimerais bien que quelques pays aient le courage de répudier la dette. On me dit c'est pas possible les institutions internationales vont prendre des mesures de rétorsion, je suis très sceptique, je pense qu'il n'y aurait pas de mesure, et les pays ne pourraient s'en trouver que mieux. En revanche ce n'est pas très réaliste plutôt pour des raisons politiques. C'est à dire que si un pays répudie la dette, je suis sûr que quelques jours après la CIA fomente un coup d'état et met un autre pouvoir à la place. On a vu que le Chili d'Allende qui était un état autrement plus solide que la plupart des états africains, a été victime d'un coup d'état pour avoir nationalisé quelques firmes transnationales. Alors imaginez si demain le Burkina Faso décide de ne pas payer sa dette ce qui se produirait. Il est évident que ce n'est pas sur le plan économique que cela se produirait c'est sur le plan de l'ordre politique mondial.
Autre question posée si on supprime le développement que devient l'Afrique ? Rien ?
Pas du tout, si on supprime le développement on libère les énergies africaines, c'est-à-dire que les africains se réapproprient la possibilité de penser par eux-même leur propre situation au lieu de la penser à travers les catégories occidentales, se réapproprient leur identité. C'est la condition même de la réappropriation de l'identité, pour pouvoir apporter à ces problèmes c'est à dire aux problèmes de l'Afrique telle qu'elle les ressent elle-même, des remèdes. Parce que nous, nous disons les africains sont pauvres, mais aucun africain, ou très peu, se pense comme pauvre, ils pensent qu'ils ont des problèmes, des difficultés. De la même façon que le mot développement n'a pas d'équivalent dans les langues africaines, le terme qu'on utilise généralement pour désigner la pauvreté c'est le terme qui désigne « l'orphelin », on dit « pauvre » au Sénégal non pas celui qui n'a pas de ressources mais celui qui n'a pas de parenté, personne pour le soutenir, parce que dans une société communautaire c'est la communauté qui est pauvre ou riche, est pauvre celui qui est exclu, mais dans la communauté on se serre les coudes, donc la communauté peut avoir des difficultés mais elles ne sont pas vécues comme pauvreté.
Donc à partir du moment où l'Afrique récupère la capacité d'avoir son identité elle a aussi la capacité originale de trouver la solution à ses problèmes, peut-être de vivre comme disait Michael comme nomade pour aller ailleurs sans avoir un projet d'avenir, en ayant tout simplement un projet présent, c'est déjà énorme d'avoir un projet de présent.
Michael Singleton
L'incantation pour moi est une action, j'ai dansé pour la pluie en Tanzanie et il a plu ! On ne danse pas hors saison, on ne va jamais danser pour la pluie en saison sèche, et moi je crois que le moment est opportun et que la parole est une action. Si l'Afrique m'a appris quelque chose c'est que parler ça produit.
Le développement fait figure d'un objet en Afrique, c'est tout à fait vrai, quand vous analysez de façon ethnolinguistique comment les gens parlent du développement, cela fait objet. J'étais en Tanzanie et j'ai rencontré des jeunes qui avaient vécu pendant des années en vendant du charbon de bois qu'ils fabriquaient eux-mêmes, pour moi c'était déjà un projet, ils étaient déjà autogestionnaires d'un projet. Ils sont venus à la mission avec un sac de sous en disant « on veut acheter un projet ». Et cela a fait tilt dans ma tête ! Au Sénégal aussi on a été dans un village on a dit, faisons l'inventaire de vos projets et ils ont dits nous avons trois puits, deux sont des projets et un ne l'est pas. Les deux qui sont des projets ont été faits par des toubabs tandis que le troisième c'est un puits que le marabout a payé. En Afrique si vous vivez avec les gens, si vous les écoutez, vous rendez compte qu'ils sont totalement décalés par rapport à ce que nous imaginons être un universel univoque, le développement.
J'ai fait beaucoup de projets de développement en Tanzanie, j'ai amené un petit tracteur chinois, coopération sud/sud en quelque sorte, les gens l'ont complètement bousillé. Mais ils s'excusaient en disant on est pas très doué pour le développement. Mais ce qu'ils en ont fait m'a toujours interpellé : les chasseurs d'éléphant sont venus me dire en cachette « les billes de votre petit tracteur qu'est-ce que vous en faites ? », je les voyais venir de loin ils voulaient les avoir comme balle pour leur fusil de fabrication artisanale. J'ai dit un kilo d'éléphant par mois et ils sont à vous. Et puis les brasseurs de bière locale m'ont dit « c'est vrai on est pas fait pour le développement qu'est ce que vous allez faire avec les tuyaux en plastique de votre tracteur ? » J'ai dit deux litres de bière par moi et c'est à vous. Et je crois que l'Afrique est capable de redécoller, de retravailler, d'utiliser nos bazars à nous et de tirer son plan, en toute innocence de cause, ce qui me fait dire que
ce que nous appelons le développement, qui est notre identité même, est vécu par les autres comme une fête. On a été développé, on a eu un bulldozer, il est foutu ; on a eu un dispensaire, on y va plus ; on a des poulaillers mais on a bouffé les poules ; on a été développé et c'est bon.
Atelier 1: Les Habits Neufs du Développement
Derrière les nouveaux vocables (« développement durable »), les nouvelles priorités des organismes internationaux (la lutte contre la pauvreté de la Banque Mondiale), l'intérêt porté par des multinationales sur des expériences « alternatives » (l'épargne populaire encouragée par Monsanto) ou la floraison des comités d'éthique dans les entreprises, assiste-t-on à une conversion de l'économie ? L'atelier, engagé dans une critique épistémologique du développement, cherche à décrypter les phénomènes de récupération, d'instrumentalisation et de manipulation qui, sous couvert de faire du « bon » développement, confortent en fait les situations de domination. Bref, il s'agit de faire apparaître les maux derrière les mots.
Marie-Dominique Perrot (IUED, Genève) - Introduction
François Brune (professeur et essayiste) - « Développement » : les mots qui font croire
George Lonesomebody (Africain, Guadeloupe) - Pour une rupture avec le paradigme du développement
Gilbert Rist (IUED, Genève) - Le développement : habits neufs ou tenue de camouflage ?
Introduction
Marie-Dominique Perrot (IUED, Genève)
Je suis Marie-Dominique Perrot, j'enseigne à l'Institut Universitaire du Développement (I.U.E.D.) de Genève. Sur ma droite, François Brune, qui est écrivain et spécialiste de l'analyse de la Publicité et du Marketing. C'est un pourfendeur de Pub, et même un « casseur de Pub ». Son ouvrage, « le Bonheur conforme » est un classique de la critique de la publicité. Il vient de publier « Précis sur 1984, à l'usage des années 2000, sous le soleil de Big Brother ».
George Lonesomebody est martiniquais, socio-économiste, maître de conférence ; il enseigne à l'Université des Antilles-La Guyane et s'intéresse spécialement au processus des « nouveaux libres » dans les Antilles Françaises. Il vous en dira plus. Enfin Gilbert Rist, professeur à l'I.U.E.D. comme moi, ami et néanmoins collègue.
« Les Habits Neufs du Développement », c'est un atelier sur le langage, les mots, les discours et la première réflexion est : « à quoi bon finalement ? » C'est aussi ce que j'ai entendu parfois dans les couloirs. Quelle est l'importance, finalement, du discours ? Est-ce que les mots ne se suffisent pas à euxmêmes ? Est-ce qu'on en n'a pas trop dit déjà, trop bavardé sur ces sujets ? Ne devrait-on pas maintenant réfléchir aux alternatives, parler plus concrètement de ce qu'il faudrait faire ? Je ne crois pas que ce soit exclusif. Ce n'est pas parce qu'on parle des mots qu'on exclue l'action. C'est le premier point important à souligner. L'autre point en préalable à la problématique, c'est que je crois que cette question des mots et des « Habits Neufs du Développement » fait partie de la tentative de « détropicaliser » la question du développement. C'est-à-dire que le développement n'est pas une question qui se pose uniquement au Sud pour le Sud, mais que le coeur des problèmes se trouve au Nord, ça on le sait. Il s'agit aussi de rapatrier les problèmes au Nord, et de se poser des questions sur ce que nous disent les discours du développement au Nord, et qu'est-ce qu'ils ont comme effet sur la pratique. Le mot, comme on sait, n'est pas la réalité. On dit en linguistique « le mot chien n'aboie pas ». Le mot « développement » ne développe pas non plus, mais il a un pouvoir et il crée des effets. Les mots participent à l'économie immatérielle du développement d'une manière très manifeste, ils participent activement à construire les réalités du développement, comme ensemble de relations de pouvoir, de relations asymétriques, et la rhétorique du développement, le choix des mots, le choix des images constituent une partie essentielle du dispositif du développement. Dans le langage mondial, surtout celui des organisations internationales, se jouent toutes sortes d'enjeux, des appropriations, des expropriations symboliques, des occultations, des mises au secret, des instrumentalisations, etc. Donc, pour faire tout cela, toutes ces activités d'occultation et d'instrumentalisation, il faut parler beaucoup et dire très peu, et je crois que c'est tout l'art du langage international. C'est l'abondance de paroles, l'abandon du sens, qui crée l'illusion du changement. Une partie de la problématique est là : abondance de paroles, c'est-à-dire bavardage planétaire sur les questions du développement ou de la mondialisation, puisqu'on a vu que c'était la même chose, que la mondialisation était le prolongement ultime du développement. Abandon du sens, puisqu'il y a un creux gigantesque à l'intérieur de ce discours, et illusion du changement. C'est cela qu'on va voir comme « Habits neufs » : comment on déguise le développement pour faire croire qu'il change, tout en ne changeant pas les règles du jeu. Le discours du développement a de multiples fonctions. Je les énumérerai rapidement, il y en a sûrement d'autres, mais ce sont celles qui me sont venues.
- « Religieux-Magique » : on dit pour faire croire, il y a un dire du développement pour faire croire, croire au développement comme croyance, et croire qu'on règle un problème en nommant sa solution. C'est, je crois, une spécificité de nombreux discours sur le développement, en nommant ce qu'on croit être la solution, très souvent on imagine que c'est pratiquement déjà fait. En tous cas, on fait comme si le fait d'en parler avait réglé le problème. - Une fonction opérationnelle, « dire pour faire faire ». Une fois qu'on a institué la croyance, qu'on l'a nourrie, en quelque sorte, elle permet d'engager des actions, car pour agir, il faut croire, donc on va créer des projets, des programmes, des politiques.
-Une fonction politique. La fonction politique du discours serait surtout de mettre en avant certaines valeurs sacrées, auxquelles nul ne pourrait s'opposer. Je crois que c'est une ruse très forte, car pour beaucoup de ces discours, on ne sait pas par quel biais les prendre, en fait ils sont inattaquables, tellement les valeurs auxquelles ils se réfèrent sont sacrées et on ne peut pas s'y opposer. Je vais juste vous lire un extrait, un exemple pris dans un document de travail du BIT « Réduire le déficit, travail décent, un défi mondial ». C'est un exemple de mots qui coulent tout seul, dont on n'arrive pas vraiment à saisir le sens et qui disent tout et rien en même temps : « ancrer nos valeurs dans l'économie mondiale - c'est un des objectifs - nous devons travailler avec les autres pour susciter l'adhésion à une approche équilibrée et intégrée du développement durable et d'une croissance économique mondiale qui permette d'atteindre simultanément les objectifs sociaux, économiques et écologiques ». On pourrait déjà travailler là-dessus : à la fois développement durable, croissance économique mondiale, et tous les objectifs qui sont censés être simultanément réalisés.
- Une fonction d'occultation : les discours sont à la fois « buvards », ils absorbent les conflits, et « bavards », ils noient les acteurs sociaux. Je pense que ça constitue deux caractéristiques très importantes dans le discours. Si vous lisez ces textes-là, les acteurs sociaux ne sont pas là ou sont là sous forme d'agrégats, par exemple « Femmes pauvres » ce n'est pas un sujet social en soi, c'est un agrégat. Une fonction de substitution : dire pour ne pas avoir à faire. C'est aussi une des fonctions du discours.
Le développement comme abus de langage
Le deuxième point porte sur le développement comme abus de langage et abus de pouvoir. Abus de pouvoir, on en a parlé ce matin longuement, en donnant différentes définitions. Je reprendrai la définition de Gilbert Rist : transformation de la nature et de la richesse sociale en capital financier et bien disponible, pour la seule demande solvable. J'y ajouterai : substitution des différences culturelles en inégalités socioéconomiques modernisées. Le développement tend à niveler les différences culturelles, mais il introduit d'autres types de différences qui sont des inégalités socio-économiques modernisées. Puis, accroissement des écarts, on en a déjà parlé. C'est l'aspect abus de pouvoir du développement.
Abus de langage. On a vu que ce terme est une sorte de notion dans laquelle on peut mettre tout et son contraire. C'est pour ça que le débat est très difficile, quand on s'en tient au terme de « développement », car c'est à la fois un paradigme et un mot dont les acteurs du développement de toutes sortes se servent, mais en ayant des activités qui sont extrêmement différentes et souvent très contradictoires les unes avec les autres, tout ça toujours au nom du seul développement, et c'est ça qui brouille le débat.
Je donnerai juste deux définitions que j'ai trouvées assez extraordinaires dans le grand Robert, dernière édition, trois ou quatre lignes sur le développement. Il y en a plus sur le développement en informatique, mais sur le développement tel que nous l'entendons, je lis : « développement : pays, régions, en voie de développement, en développement, (forme utilisée par l'O.N.U.) dont l'économie n'a pas atteint le niveau de l'Amérique du Nord, de l'Europe Occidentale ; euphémisme créé pour remplacer « sous-développés ». C'est l'édition 2001. Tel qu'il apparaît dans le droit au développement proclamé par les Nations Unies en 1986, c'est : « en vertu de ce droit, toute personne et tous les peuples ont le droit de participer et contribuer au développement économique, social, culturel et politique dans lequel tous les droits de l'Homme et toutes les libertés fondamentales puissent être pleinement réalisées, et de bénéficier de ce développement ». Là aussi, on pourrait essayer d'analyser, on y trouve tout. Le développement, finalement, c'est le développement, dans ce genre de définitions, et c'est tout : c'est les droits de l'homme, c'est le développement économique et social, et c'est un droit. Où en est-on avec ce type de problématique, défini comme cela ?
Troisième point : là, je voudrais juste très rapidement continuer à filer la métaphore de la mode, puisqu'on a donné le nom à l'atelier - Les Habits Neufs du Développement- et parler des deux grandes tendances « mode » dans le défilé du développement. Le défilé a ses saisons, qui ne sont pas les saisons annuelles, sauf peut-être pour la Banque Mondiale, dont le rapport d'habitude sort en été, mais les défilés ont d'autres occasions, c'est les décennies du développement, ce sont les grandes conférences, etc. Alors les deux grandes tendances de la mode, dernièrement, c'était d'abord le passage du développement à « la lutte contre la pauvreté ». Ça c'est la grande tendance, celle que j'appelle la tenue de combat, la lutte contre la pauvreté, avec la stratégie et tout le langage militaire qui va avec. La deuxième tenue, ça serait la tenue de gala, c'est celle qui fait passer du développement à la mondialisation, la mondialisation qui, si vous lisez le dernier rapport du CNUD, est mise au service du développement, et qui va permettre de combler tous les écarts, et de rattraper je ne sais combien de générations. Donc c'est une mondialisation heureuse, en grande tenue…
Les accessoires
Et puis, il y a les accessoires, qui sont très importants dans la mode ! Dans les années 1960-70, les accessoires étaient plutôt des préfixes, c'était l'auto-développement, l'endodéveloppement, l'éco-développement, l'ethno-développement, le sous-développement. Maintenant, sans que change le coeur, le développement est toujours là, et c'est là qu'il y a problème, les nouveaux accessoires sont des adjectifs : humain, équitable, social, durable, alternatif. Je voudrais en souligner deux ou trois.
- Social, d'abord. Je pense que c'est un adjectif qui est une sorte de « correcteur » privilégié, une sorte d'apologie réparatrice, une sorte d'utilisation de cet adjectif « social » comme étant correcteur de l'économie, et il faut être extrêmement attentif à ça, car personne n'est contre la société, ou le développement social en tant que termes généraux, très vagues, mais quand on voit que le développement social est dissocié de l'économie et que dans l'économique, on dit « continuez la croissance, allez-y », et puis on va corriger un peu avec des filets sociaux ou alors ajouter « à visage humain » comme on avait déjà fait avec l'ajustement structurel. Donc une sorte d'« airbag » dans la course à la mondialisation, on met le social pour empêcher que les gens ne s'écrasent totalement mais structurellement, ça n'a pas grand sens, et l'on a vu, cinq ans après la déclaration de Copenhague sur le développement social, quel en avait été le bilan.
- Un autre adjectif, c'est « autre », sous-entendu différent et mieux, sensé marquer une différence mais on ne voit pas encore laquelle : une autre mondialisation, un autre développement, etc. On en a parlé ce matin.
- Et puis « nouveau ». On dit souvent un nouveau nom pour l'autre : « mondialisation, c'est le nouveau mot pour développement », peut-être est-ce juste, on a dit : « le développement, c'est le nouveau mot pour la paix ». Est-ce que la mondialisation c'est le nouveau mot pour terrorisme ? La guerre, c'est le nouveau mot pour la paix ? On a l'impression que les sens souvent s'intervertissent et se mélangent. Pour terminer, je crois qu'autour de la table nous avons tous fait partie, ou faisons partie, en tout cas avons été liés à des projets de développement, à des agences de développement, des O.N.G. etc. Mais pourquoi tant de monde si bien intentionné a-t-il cru si longtemps que le développement était la solution aux problèmes de développement ? A mon avis, c'est un des fils rouges du colloque, et je crois que le discours lui-même en porte une large responsabilité, parce qu'il a entretenu cette confusion entre bon et mauvais développement, et pour reprendre la métaphore utilisée par Serge Latouche « c'est une maladie qui se présente comme un remède ». Je veux pousser plus loin cette métaphore, en disant que si l'on admet que c'est une maladie, donc que la mondialisation est une maladie étant donné les effets qu'elle produit actuellement, et ceux qu'on peut prévoir sur le court et le long terme, si on appelle cette maladie « la peste », on peut prendre un autre nom, mais c'est une maladie grave, est-ce qu'on va travailler à mettre sur pied une « peste à visage humain », une « autre peste », une « bonne peste », une « peste alternative » ? C'est un peu ça qui est sous-jacent, dans cet essai de régler finalement la confusion qu'il y a eu autour de ce terme de développement. Ce n'est pas seulement confusion autour d'un terme. Les mots ont un pouvoir, ils nous font regarder la réalité d'un certain point de vue et nous font agir. Je crois que c'est une question importante qui nous fait nous réunir aujourd'hui.
« Développement » : les mots qui font croire
François Brune (Professeur et essayiste)
Je vais commencer par une bonne nouvelle : tout ce que j'ai à dire a pratiquement été dit par Serge Latouche, Gilbert Rist et Marie-Dominique Perrot. Par conséquent, vous pouvez m'écouter en faisant soit une légère sieste, soit en vous contentant d'une écoute flottante, laquelle d'ailleurs permettra à ce que je vais dire de pénétrer encore plus profondément dans vos cerveaux, puisque vous serez sous une forme d'hypnose inconsciente. Je vais donc répéter beaucoup, simplement j'apporterai quelques petites nuances, en raison naturellement de mon propre rapport au développement, depuis 35 ans que j'ai une mauvaise conscience par rapport à ce problème. Disons deux mots de la nomination. En fait, c'est le problème, la nomination, avec le gros pouvoir qu'a l'être humain de se référer à la réalité, de faire croire que les mots sont transparents à la réalité, et nous le croyons tous, de se servir des mots pour feutrer la réalité ou pour donner le sentiment qu'il y a réalité, là où il n'y en a pas. C'est le grand pouvoir du langage. Bien entendu, le seul moyen de s'en défendre, ce n'est pas d'imaginer un langage qui serait vrai, ou qui serait neutre, cela n'existe pas, mais simplement des discours qui disent autant que faire se peut quels sont leurs présupposés, qui précisent d'où parle celui qui les énonce. Ce qui fait que le petit commentaire que je vais faire sur un certain nombre d'expressions comme « généreux donateur », développement, développement durable, charity-business, va s'efforcer de les lier effectivement à mon propre vécu, comme l'on dit.
- Généreux donateur : voilà 35 ans environ que je suis un généreux donateur, et je n'arrive toujours pas à m'habituer à cette expression. Ma conscience, à l'origine, était qu'il fallait aider le Tiers-monde. A l'origine, c'était vers 1965, je ne pensais pas être un donateur. J'avais le sentiment qu'il fallait « donner », pour trois raisons. La première, c'est que je suis fils de paysan, d'agriculteur, et donc les réalités du Tiers-monde, et rurales notamment, m'étaient très sensibles. La deuxième raison c'est que j'appartiens à l'histoire d'une puissance coloniale et que j'estimais par conséquent que toutes les richesses que l'empire français avait pompées dans son empire colonial méritaient une restitution et qu'il fallait que je rende. La troisième est plutôt morale et sera tirée d'une phrase d'un certain Père de l'Eglise, Grégoire, je ne sais plus lequel, puisqu'il y en a deux, qui dit en substance : « si ton voisin va nu-pieds, et que tu as une deuxième paire de sandales, tu ne dois pas la lui donner, tu dois la lui rendre ». C'est une question très intéressante, puisque là, ce n'est pas la question de don, mais de fraternité, de solidarité élémentaire de l'espèce humaine, qui laisse entière la question de savoir si la deuxième paire de sandales est le fruit d'un développement industriel ou simplement le résultat de quelque chose d'artisanal. Je vous laisse choisir.
Bien entendu, à partir de ça, quand je vois toutes les campagnes humanitaires qui sont faites pour nous émouvoir dans le sens du poil de la bonne conscience, notamment avant les fêtes-foires de la fin d'année, je vous avoue que je suis pris d'un certain malaise. Tout à l'heure encore, je voyais une affiche « En Sierra-Leone, l'espérance de vie est de 38 ans. Vous avez 78 ans pour réfléchir avec le C.C.F.D. contre les injustices ». Mais en fait, quand je vois ça, j'ai encore tendance à craquer, ce qui fait que je ne suis pas venu ici simplement pour faire un diagnostic mais à la limite, pour me présenter comme moi-même symptôme de cette maladie de la sollicitude penchée sur le « Tiers-monde ». Et je voudrais citer Serge Latouche qui dit : « le néo-colonialisme avec l'assistance technique et le don humanitaire a fait sans doute beaucoup plus pour la déculturisation que la colonisation brutale ». D'où, effectivement, l'état de doute et de scepticisme dans lequel je suis, et puis quelque part aussi une sorte d'immense regret, car je me dis, quand même, depuis 37 ans que j'envoie des fonds si j'ose dire « perdus » dans des O.N.G., je me dis que j'aurais pu quand même m'offrir des choses pas mal avec tout ça !
Deuxième mot intéressant, le mot développement. Je vais raconter mon rapport au développement. Bien sur, j'y ai cru. J'ai rejoint à une certaine époque de ma vie le mouvement Frère des Hommes. C'était l'époque où on était passé par toutes les expressions dont on parle, sous-développés, pays en voie de développement etc., et à Frère des Hommes, il y avait un langage un peu particulier, parce qu'on parlait de « réalisations locales », « travail au ras du sol », « travail en partenariat » avec les responsables locaux, et puis même à la fin, dans les années 80, on a parlé d'un développement local. Ce langage me semblait déjà beaucoup moins de type charité penchée et méprisante, et je me disais quand même que vacciner des malades, creuser des puits, aider à cultiver pouvait être considéré comme des formes d'aide valables. Le problème, bien entendu, c'est que sur tout cela était plaqué le mot développement et donc que ces micro-réalisations servaient un peu d'alibi à ce qui a été décrit comme développement ce matin dans son côté négatif.
Il faut dire que le terme de développement m'a toujours gêné, avec un certain nombre d'autres mots qui lui ressemblent : « essor », « croissance » des jeunes nations, « éveil » de la Chine, « rattrapage » par les japonais du modèle européen, pays « émergents », tous ces termes qui appartiennent à un imaginaire de l'enfance biologique, psychologique, technicosocio- culturelle que représenteraient l'ensemble des pays du Sud par rapport aux pays dits « avancés » que nous nous flattons d'être.
Donc c'est à travers ceci que le mot développement m'a paru aussi très problématique, car cet imaginaire, naturellement, est un imaginaire qui, tout en ayant l'air de se pencher avec miséricorde sur ces pauvres non développés ou en voie de développement, est une forme de mépris : ils sont « en retard ».
Ce qui me paraît aussi intéressant, c'est de voir, et je l'ai ressenti, que la France aussi est considérée dans certains pays comme, finalement, une annexe de ce Tiers-monde « en retard ». Vous avez pu voir dans les journaux, un peu partout, combien de fois on célèbre, déplore, que la France soit une France « en retard ». J'ai même vu « en retard au niveau des investissements publicitaires » ! D'une certaine façon, il est intéressant de se sentir en retard avec certains pays considérés comme non encore évolués, et il m'est arrivé moi-même dans mon combat contre la Pub, d'être jugé archaïque, passéiste, avec une délectation intérieure que je ne vous cacherai pas. Vous noterez aussi, effectivement, que c'est la fameuse idéologie du Progrès qui est derrière ce mot développement. Idéologie du progrès qui est reprise par les politiques qui s'accusent mutuellement de s'être trompés d'époque, de siècle etc. Que cette image de l'arriération qui est projetée finalement sur tous nos frères civilisés est aussi dans la suite logique du mépris du citadin pour le paysan. Il m'est arrivé de faire une étude sur l'image du paysan dans la littérature française, et je me suis aperçu finalement que il y a là quelque chose, non pas éternel, mais presque intemporel, que l'habitant de la cité, le « civilisé », étymologiquement, a toujours vis-à-vis de celui qui est resté dans le monde rural, le « paysan », une sorte de relation ambivalente, à la fois de nostalgie « Ah ! Cette époque où nous étions liés à la nature, heureux en train de faire les foins ! » comme le disait Madame de Sévigné, et puis cette relation de mépris « nous qui sommes de la ville, nous sommes au dessus de ces bouseux, qui sont restés dans la glaise, dans la glèbe ».
Ça, c'est intéressant de savoir, effectivement, que sous cet imaginaire du développement il y a cette idéologie là. Naturellement je suis obligé de parler du Développement durable et quand on voit effectivement ce besoin qu'éprouve un certain nombre de ces civilisés qui habitent la ville, vis-à-vis des gens du Tiers-monde, des paysans, on se demande si le développement durable n'est pas le meilleur moyen, finalement, de maintenir en arriération ceux qu'on continue de développer, à l'inverse. D'où le problème, en effet, que pose la « décroissance soutenable » dont on a parlé aussi, et dans laquelle effectivement, un certain nombre de personnes de bonne foi voient une solution globale à la fois pour le Tiers- monde et pour l'Occident. Or, j'ai trouvé une définition qui permet d'être acceptable dans un article : le développement durable serait ce qui permet de répondre aux besoins des générations futures sans pour autant mettre en péril la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins.
Voilà encore une phrase sur laquelle tout le monde est d'accord, sauf que le problème qui est posé est celui du besoin. Pierre Rhabbi disait : « est-ce que finalement, on en viendra à trouver un jour normal le besoin d'avoir un avion privé ?» On s'aperçoit, en fait, quand on réfléchit sur la notion de besoin que énormément de choses qui nous paraissent des besoins, en fait, sont le fruit du désir, ou plus exactement, sont ressentis comme besoin parce que d'autres en ont l'air satisfaits. Il y a une rivalité mimétique dans l'émergence du besoin. D'où, dès qu'on parle de Développement durable et de générations qui ont des besoins, cette question : mais quels sont donc les besoins fondamentaux ? Et dès qu'on pose cette question-là, et dans laquelle on dit qu'il faut que les générations futures, y compris de nos sociétés, puissent répondre à leurs besoins, on est conduit à se demander : mais quelle est la nature de notre société ? Or, notre société est une société de consommation, par définition c'est une société de « surconsommation ». On n'y cultive pas simplement le besoin, on y cultive le besoin de besoin, pas simplement l'envie des objets mais l'envie d'envies -Il y a des publicités qui disent « donnez-moi des envies »- car finalement, on ne peut plus se sentir exister sans être porté par des nouvelles envies, de nouveaux besoins. Alors, il est évident que le concept de développement durable dans une société de consommation n'a pas de sens, puisqu'il est nécessaire que ce soit un développement fondé sur une croissance, selon un cycle perpétuel. Puisque je parle de développement, je parle de toutes ses expressions, et je ne suis pas tout à fait satisfait par l'expression « après-développement », car, vu de l'extérieur, ça laisse penser que ça y est, une grande partie de la marche de l'humanité est faite. Le développement est là, et maintenant on va continuer ! Donc, c'est quand même quelque chose d'ambigu parce que ça reprend effectivement le mot développement, et après-développement ne veut pas dire que le développement est fini, mais qu'on va le poursuivre par d'autres moyens, comme dit ce matin. Nous sommes dans une société dans laquelle nous pensons tous - c'est le schéma- que nous sommes en évolution perpétuelle, une évolution supposée être un progrès, par conséquent, de ce point de vuelà, le terme « après-développement » est une expression qui me pose des problèmes. Il me semble qu'on ferait mieux de prendre comme ambition ou schéma « vivre ensemble sur terre, dans toutes les dimensions humaines ».
Dans le sillage de cette expression Développement durable que Serge Latouche interprète comme un oxymore, c'est-à-dire alliance de termes contradictoires, il y en a deux autres : commerce équitable et consommation solidaire.
Je vais reprendre ce qui a été dit : une consommation solidaire, dans une société de consommation, ça n'a aucun sens, puisque la consommation est un des moyens - en dehors du fait de consommer- de manifester aux autres qu'on leur est supérieur, par la nature de nos consommations. La consommation, c'est une manière de se signifier par la consommation. Par conséquent, l'idée de consommation solidaire dans une société de consommation n'a pas de sens. Par définition, la consommation est un acte individualiste par lequel on essaie de se poser comme supérieur aux autres, par la nature de ses consommations. « Comment ? Tu n'as pas encore Internet ? »
Le commerce équitable, c'est pareil. Dans notre société, peut-être pas en général, le commerce équitable est une contradiction dans les termes puisque un « bon » commerce, c'est un commerce qui fructifie d'une part en plumant le client, d'autre part en tondant le fournisseur - voyez comment fonctionnent les grandes surfaces- donc un commerce équitable ne serait pas un commerce florissant. Un « bon » commerce doit être inéquitable.
Vaincre la pauvreté - je suis désolé, je suis obligé d'en reparler. Nous avons besoin d'abstractions pour couvrir un certain nombre de réalités. La « pauvreté » est une abstraction, une abstraction pratique. Mais toutes les abstractions ont tendance à devenir des idées platoniciennes, c'est-à-dire qu'elles se dressent comme étant des concepts intemporels. A partir de ce moment-là, une expression comme « vaincre la pauvreté » est suspecte, parce qu'elle fait de la pauvreté une essence éternelle, ce qui fait que de tous temps, et dans tous les pays, et éternellement, il y aura à « vaincre la pauvreté ». Pour qu'il y ait à vaincre la pauvreté, il faut qu'il continue à y avoir des pauvres. D'où, effectivement, il aurait été beaucoup plus judicieux de dire « vaincre les riches », ou plus exact « vaincre le système qui produit des riches et des pauvres ». Même chose pour les riches, du reste, car quand on dit « les riches » ou « la richesse » on passe encore à des abstractions, et on croit en dénonçant quelques riches particulièrement scandaleux, qu'on a attaqué le système qui a fait que cette richesse a été possible. En ce qui concerne d'ailleurs le mot « pauvres » lui-même, c'est encore une abstraction puisque, quand on décrète de quelqu'un qu'il est pauvre, on choisit de le regarder sous l'angle de la pauvreté, on le réduit à cette apparence de la Pauvreté qu'il a, qui peut du reste être une pauvreté choisie. Mais en général, dans le monde actuel, regarder quelqu'un comme pauvre, démuni, mal nourri, mal nutri, c'est le réduire humainement à cette catégorie avec laquelle on l'a défini. Je vais vous donner un exemple qui date d'un certain nombre d'années de ce qu'est une vision misérabiliste. Voilà l'affiche de l'UNICEF de 1982 que j'avais commentée dans un de mes bouquins, où l'on voit effectivement un alignement d'enfants mal nourris qui tendent les mains. Affiche très intéressante, en effet, car on voit, elle montre ce qu'est la lutte contre la pauvreté : c'est-à-dire qu'on va émouvoir en vous un sentiment vous portant à la commisération, et naturellement à l'aumône, au lieu de montrer toutes les richesses, toutes les capacités de bonheur, toutes les virtualités, les dimensions spirituelles que peuvent receler ces enfants qu'on vous montre, mais on les a enfermés là dedans. D'ailleurs, on pourrait parler aussi d'expressions comme « les moins favorisés », « les plus démunis », toutes ces expressions finalement qui sont abstraites, qui couvrent et enferment, au lieu de révéler les personnes dans leur complexité. Je vais dire un mot de « Charity Business », expression qui m'a scandalisé, qui vous a tous scandalisés. Ce qui est embêtant, c'est que, en dehors de cette expression, la pratique continue d'être cela. Les techniques du marketing appliquées à la compassion, à la solidarité humaine, aux campagnes humanitaires est une des choses qui me paraissent scandaleuses car on emploie naturellement dans ces techniques, une idéologie qui a été produite par des marchands. Il s'agit de vendre des signes, des images, des objets, au prétexte d'émouvoir un certain nombre de personnes. C'est-à-dire, en fait, on se sert d'une démarche intéressée pour produire des actions désintéressées, et faire en sorte que les gens aient une certaine compassion vis-à-vis des inégalités mondiales. Je pense que les techniques du marketing appliquées aux campagnes humanitaires sont essentiellement une légitimation de la publicité, et à travers la publicité, de l'ordre de la consommation et de la surconsommation qui cultive un individu hédoniste et donc centré sur lui-même. C'est donc l'exemple d'un certain nombre de moyens portant eux-mêmes une fin contraire à celle au nom de laquelle on les emploie.
Un autre exemple de phrase, de Médecins du Monde, très intéressante, c'est ce slogan : « nous luttons contre toutes les maladies - donc, appel à la compassion- même l'injustice ». C'est typique de la démarche du marketing humanitaire. On vient de mettre l'injustice dans la catégorie « maladie », c'està- dire appelant à une pitié, et non pas une analyse.
Les techniques utilisées par les campagnes humanitaires sont assez révélatrices de ce refus d'analyser le système, et simplement de cultiver chez les gens une attitude penchée.
Je vous donne un autre exemple, qui m'a relativement choqué. C'est ce qu'a imaginé de mettre en oeuvre le C.C.F.D., sous le nom de « Placement humanitaire ». Je ne sais pas si vous avez entendu parler de ça. Ces placements sont très intéressants puisque le donateur place son argent dans une société supposée rentable et honnête et saine. La moitié du rendement de ce placement va au Tiers-monde, et l'autre revient, non pas au donateur, mais au prêteur. Je trouve ça extraordinaire le Placement humanitaire, parce que ça permet de concilier le coeur à gauche et le portefeuille à droite, bien sûr, mais surtout ça permet de justifier la pratique du placement par l'éthique du don. Voilà encore un oxymore -Placement humanitaire- qui est dans la lignée de tous ces mots qui couvrent des réalités qui devraient nous indigner, qui m'indignent, moi, et qui relèvent tout à fait de cette attitude classique du paternalisme capitaliste. Il s'agit d'avoir des pauvres, pour se sentir riche, et je crois, au-delà de tout ce qu'on pourrait dire du développement et de l'idée de pénurie etc., je me demande - c'est mon hypothèse- si l'attitude globale plus ou moins consciente de l'Occident vis-à-vis du Tiers- monde n'est pas à la fois de le rendre semblable à lui-même pour se conforter dans son modèle mais de le rendre semblable à lui-même en arrière, pour avoir l'air supérieur.
Je crois que cette mythologie, ce langage employé au nom soit du développement, soit de l'urgence humanitaire, montre que nous voulons voir les autres finalement à notre image, par charité ethnocentriste, mais en retard, par besoin de supériorité. Nous avons besoin de pauvres, et durablement.
Pour une rupture avec le paradigme du développement
George Lonesomebody (Africain, Guadeloupe)
Un petit rectificatif par rapport à ce qu'a dit Marie Dominique Perrot : je ne suis pas un martiniquais, je suis un africain, rien qu'un africain. Ne me demandez pas de quelle nationalité, je ne vous le dirai pas, je n'en ai pas. Je suis un africain qui vit aux Antilles, et singulièrement en Guadeloupe. Je vais essayer de tenir mon propos qui est intitulé « Pour une rupture avec le paradigme du développement » et je vais aborder la question par un petit bout en regardant, après quelques considérations, le dernier-né de ce paradigme, le « développement local ». Après la crise des années 30, et les expériences nazies et fascistes qui semèrent le doute sur les vertus du capitalisme et la mission civilisatrice de l'Occident, le paradigme du développement s'est insidieusement constitué comme la construction idéologique, c'est-à-dire la vérité naturelle et universelle la mieux inscrite dans les représentations, notamment des classes moyennes et des élites, tant au Nord qu'au Sud. Depuis les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, chez les populations des anciennes colonies, si on peut recenser au jour d'aujourd'hui, singulièrement en milieu rural, de larges classes et couches sociales non acquises à la croyance du développement, les systèmes scolaires post-coloniaux, les médias, les églises, et plus généralement les habitus mimétistes des groupes sociaux dominants, les espaces urbains, ont travaillé à ériger parfois mieux qu'en Occident, le développement en certitude voire en dogme auquel on ne saurait toucher sans le risque de subir l'opprobre de celui qui recommande aux siens de retourner à l'âge de pierre ou du cache-sexe, à la sauvagerie. Il suffit pour s'en convaincre de voir le succès, l'admiration dont jouissent auprès de ceux qui se donnent pour les « élites intellectuelles », c'est ainsi qu'ils se nomment, et des gouvernants de ces nouveaux États-nations, certains ouvrages dont l'éthnocentrisme caricatural devrait en interpeller plus d'un. Je fais une parenthèse pour dire qu'à propos d'éthnocentrisme, et le mot va revenir souvent dans mon propos, Marie-Dominique Perrot a longtemps été, bien avant que je ne la rencontre ici hier, mon argument scientifique imbattable, que j'agitais à chaque fois que je me faisais refouler lorsque j'évoquais ce concept. Donc, je lui dois ce concept, et je voulais le dire. Les critiques de cette protubérance des théories de la croissance et du processus d'expansion de l'économie salariale qui s'affichait comme modèle universel, n'ont toutefois pas fait défaut. L'on connaît assez les travaux des courants réformistes, des structuralistes sud-américains, ou encore ceux se réclamant du marxisme, pour qu'on n'ait pas à s'y attarder longtemps. S'agissant singulièrement des courants qui se réclament de l'oeuvre de Marx, il est vrai qu'ils ont souvent mis à jour le caractère européo-centriste des concepts et stratégies du développement. Ces critiques sont d'ailleurs à l'origine des propositions d'autres modèles qui s'appellent, quelqu'un citait Sachs tout à l'heure, « autocentrés », ailleurs c'est « endogènes » etc., il n'en demeure pas moins toutefois que l'insuffisance ou l'absence de la critique de l'évolutionnisme social présent dans l'oeuvre de Marx n'ont pas favorisé la nécessaire mise en cause du paradigme lui-même. Aussi, sans nier la contribution irremplaçable de ces courants, on peut avancer qu'il revient à des auteurs comme François Partant, Serge Latouche, Fabrizio Sabelli, Gilbert Rist, etc., d'interroger le paradigme et de mettre à jour ses fondements idéologiques, sa non-pertinence comme concept, et à terme, d'inviter impérativement à en faire l'accusation. C'est dans cette dernière perspective que veulent s'inscrire les réflexions qui viennent ici. Nous retiendrons pour acquises les critiques théoriques et pratiques aux différents modèles de développement - primo exportateurs, modèle de développement par substitution aux importations, modèle des industrialisations, modèle de développement des industries industrialisantes, autocentrées, etc.-. Notre contribution voudrait se consacrer plutôt à l'un des derniers habits du paradigme, c'est-à-dire le « développement local », qui est devenu, en France notamment, le nouveau credo que quelques spécialistes de l'aménagement du territoire, ou encore les collectivités locales ou encore les agents de développement et leurs brigades anti-exclusion, servent à toutes les sauces. A l'origine des ces derniers concepts, il y a les expériences initiées dès la fin des années 60, expériences qui affichaient sans ambiguïté leur rupture avec les logiques salariales dominantes. Dans la première moitié des années 70, après la crise qui marque la fin des « Trente glorieuses », et le processus de délocalisation du capital productif, textile, chantiers navals, sidérurgie, automobile, charbon, etc., ces initiatives, réponse des salariés laissés pour compte des restructurations et autres redéploiements, se multiplient. En France, ces pratiques sociales nouvelles reçoivent l'adhésion de militants le plus souvent en marge des partis les plus conventionnels, on peut citer parmi ces militants, ceux du P.S.U, quelques militants qui ont claqué la porte du P.C., quelques anciens trotskystes, anciens maoïstes etc. Ces initiatives reçoivent aussi le soutien de quelques organisations syndicales, j'ai en mémoire la C.F.D.T., qui sont le plus souvent en faveur de l'autogestion. Ces initiatives seront désignées à l'époque, dans les années 6070, sous le nom de mouvements alternatifs. C'est au lendemain de la victoire de la gauche en 81 et surtout dans les années qui suivent le vote de la loi de décentralisation de 1982 que le nouveau pouvoir politique, que beaucoup de ces anciens militants vont rallier, enfin ce nouveau pouvoir politique va tenter de récupérer ce mouvement alternatif, qui sera de plus en plus nommé sous le concept de développement local, pourquoi ? Parce que les politiques d'aménagement et de mises en valeur voudront désormais s'envisager au regard des territoires, des collectivités locales, de l'État décentralisé. Ceci explique d'ailleurs que nombre de ces théoriciens vont préférer au concept de développement local celui de développement territorial.
Dés lors, l'invention de nouveaux rapports de production, de répartition, d'échange, et au-delà de nouveaux rapports sociaux qui faisaient des pratiques du mouvement alternatif, des initiatives en rupture avec le process anthropophage et écophage de reproduction du salariat, devient secondaire. Parce que, je l'ai dit tout à l'heure, l'élément central, ce qui est au centre du développement local, du développement territorial, c'est le nouveau territoire, celui de la collectivité locale, qu'elle soit une commune, une communauté de communes, un département, une religion, ou encore ce qu'on appelle un pays. Et c'est précisément le fossé qui sépare les pratiques sociales du mouvement alternatif, celui des années 60-70, et celles qu'on conceptualise aujourd'hui sous l'appellation développement local, c'est ce fossé que cette communication voudrait tenter de montrer du doigt.
Notre propos va s'organiser autour de deux axes. Dans un premier temps, nous proposerons ce qui nous semble constituer aujourd'hui les acquis de la critique théorique du paradigme du développement, puis nous tenterons de montrer en quoi les politiques territorialistes et le concept de développement local qui sert à le désigner, participent pour l'essentiel des mêmes représentations anthropocentristes, évolutionnistes et ne constituent donc pas une rupture avec le paradigme du développement. Il revient de mon point de vue à Gilbert Rist - vous m'excuserez de lui faire de la Pub - d'avoir débusqué dans l'ouvrage de synthèse « le Développement, histoire d'une croyance occidentale », l'essence rigoureusement idéologique du paradigme du développement qui prendra après le discours du Président Truman, en janvier 1949, le relais des clichés de l'époque coloniale, « civilisés », « barbares », « peuples métropolitains », « peuples coloniaux » etc.
Des nombreux mérites de l'ouvrage de Gilbert Rist, nous retiendrons pour notre propos d'abord la mise à jour de la naturalisation de l'histoire à laquelle aboutit la métaphore ou encore le transfert des concepts de croissance et de développement des sciences naturelles, singulièrement de la biologie, vers l'économie politique, la sociologie, les sciences politiques. Ici, pour ceux qui n'ont pas lu l'ouvrage, je résume rapidement : aucune difficulté d'évaluer le processus de croissance ou de développement d'une plante, d'un végétal, aucune difficulté d'évaluer, de mesurer le processus de croissance d'un bébé, d'un enfant. J'ai eu le temps d'amener plusieurs fois mon gosse, mes enfants chez le pédiatre. J'ai vu le pédiatre le faire : la taille, le poids, le tour du crâne, du thorax, il ajoute à ces mesures certains gestes au niveau du genou, etc., puis la lampe qu'il fait circuler pour voir si l'enfant… etc. C'est autant de gestes qui permettent au pédiatre d'évaluer, considérant l'enfant comme un organisme biologique, d'évaluer sa croissance et au-delà de la croissance des organes le développement de ces organes. Mais une fois que je sors de là, je pose souvent la question à mes amis « quel a été le développement de votre couple, Madame, depuis… ». Si quelqu'un réussit à répondre à la question, si quelqu'un réussit à nous dire quel a été le développement de son couple, ou de son amitié avec untel, alors je lui tire mon chapeau, je ne sais pas répondre à la question. Naturellement, si je vous demande quel a été le développement de votre famille, vous allez compter le nombre d'enfants qui sont arrivés depuis la dernière fois, vous allez me dire on est passés de quatre à cinq, de deux à trois, nous parlons de croissance numérique, quantitative, mais quant à la qualité ? Est-ce que les flux et les reflux qui sont quotidiens dans le couple participent de ce que vous auriez appelé le développement ? J'en connais des couples qui sont séparés et qui continuent de vivre très fort des choses, mais enfin passons. Si vous réussissez à me dire quel est le développement de votre couple alors je vous tire mon chapeau. Deuxième mérite de l'ouvrage de Rist, c'est la parenté qu'il révèle entre la conception de l'Histoire chez Saint Augustin et le concept du progrès technique, du progrès sans fin chez les Modernes. C'est lumineux. Quand vous avez lu ça, il n'y a plus rien à dire. Et puis aussi, troisième mérite, pas le dernier, les fondements anthropocentristes, évolutionnistes et européocentristes des discours développementistes qui viennent confirmer un autre sociologue que j'aime bien, Monsieur Alain Caillé, qui le démontrait dans un article d'une production de l'UNESCO, qui s'appelle « deux mythes modernes : la rareté et la rationalité économique ».
A propos de ce dernier point, je voudrais rappeler l'intérêt qu'il y a à relire Léon Walras, un des fondateurs de l'école marginaliste, qui a le mérite d'établir une chaîne riche de sens, entre ce qu'il appelle la rareté qui est le fondement de l'économie, l'appropriation privée, l'échange marchand et la nécessité de la production industrielle qui est chez lui la réalisation concrète de l'unité de la recherche scientifique et de l'innovation technique et donc le moyen le plus rationnel et le plus efficient de la lutte de l'Homo Economicus contre la rareté. Au regard de ces différentes contributions, ce qu'on va retenir ici, c'est que à quelque courant théorique qu'ils appartiennent, on retrouve chez les fondateurs des théories du développement ainsi que chez leurs critiques marxistes ou socio démocrates, le même rôle attendu de l'industrialisation, des processus de production, à savoir le rôle de vecteurs ou de moteurs, c'est selon, le rôle de vecteur essentiel de la croissance économique et donc du développement et au-delà du développement du progrès et de la modernité. On connaît assez bien les conséquences sociales et environnementales dramatiques de ce culte de l'industrialisation et des politiques de développement qui l'ont suivie, les conséquences sociales et environnementales, en Afrique subsaharienne notamment. Il en est de même des modèles d'industrialisation retenus en Amérique Centrale et du Sud. Le modèle des industries industrialisantes pour l'Algérie a produit les résultats très douloureux que nous connaissons encore aujourd'hui. Au-delà du Tiers-monde, il faut peut-être rappeler combien le mythe était partagé, il faut dire rapidement que le modèle soviétique, celui du socialisme réel, celui-là ne s'est pas construit en dehors de la même croyance en l'industrialisation, alliage sacré de la Science et de la Technique comme fondateurs du progrès et de la modernité. Si dans les métropoles Ouest-européennes ou Nord-américaines ou japonaises, la reproduction du capitalisme représente une période de croissances et de crise, sans jamais entamer la conviction de ses adeptes quant à l'irréversibilité du Développement, partout ailleurs, l'échec des stratégies de développement est plutôt ce qui domine. Et l'échec des stratégies de développement a été à l'origine de ce qu'on a observé chez les communautés villageoises qui ont choisi de prendre leurs distances vis-à-vis des politiques des États néo-coloniaux et des exigences des organismes internationaux. Je ne développerai pas, je rappellerai simplement cette expérience qu'un expert du CNUD nous avait raconté en 77 déjà, dans un séminaire de Monsieur Judet. C'est l'histoire d'experts du CNUD qui sont allés au Congo Brazzaville initier des paysans au labour attelé pour la production du tabac d'un côté et pour la production vivrière de l'autre. Il paraît que les paysans sont allergiques au progrès, mais non, les experts ont constaté que ces paysans, une fois qu'ils ont compris que le labour attelé pouvait les soulager de certains travaux pénibles, ils ont dit « banco ». Ils se sont mis au labour attelé, ils ont acheté les charrues. Bon. Mais ils se sont rendus vite compte que les dettes accumulées pour se procurer ces choses, pour la livraison au marché de Brazzaville, etc., ne leur permettaient pas de s'y retrouver. Sans compter que la SEITA les attachait avec la production du tabac, parce que le tabac ne nourrit pas son paysan ! Alors, à la surprise des experts, et sans crier gare, les paysans ont abandonné la charrue.
Dans les métropoles industrielles, on disait que l'aprèsguerre a été ce que les théoriciens de la régulation ont appelé la période d'accumulation intensive du capital, la régulation fordiste et néo-keynésienne, pour raccourcir, la période des vaches grasses, qui contrastait par rapport aux périodes antérieures, celle des vaches maigres. C'est la période de la consommation de masse, comme on dit, ce modèle d'accumulation entretenu qui a entretenu l'illusion du Progrès sans bornes, sans limites. Les métropoles européennes sont venues à la société de consommation plus tardivement que les États-Unis qui ont connu cette période dans les années 20. Seulement c'est au cours de cette période même des Trente Glorieuses qu'en Occident, chez nous ici en Europe occidentale, certains groupes - c'étaient des ouvriers mis à la porte, c'étaient des paysans qui se retrouvaient expropriés ou en passe de l'être, et c'étaient aussi des intellectuels qui ne se satisfaisaient pas de cette société d'opulence - c'est en réaction contre cette société de consommation, que les premières initiatives qui vont participer au mouvement alternatif naissent. Je ne livre pas d'exemples, il sont nombreux, même s'il faut regretter que nous n'ayons pas de monographies précises sur ces mouvements qui ont couru vers le milieu des années 60, début 70.
Puis est venue, comme je disais tout à l'heure, la gauche au pouvoir : la malencontre est arrivée. La gauche au pouvoir est arrivée et certains ont rejoint les rangs et, décentralisation oblige, on a commencé à gommer ces initiatives qui viennent - moi, je ne dirai pas de la « société civile » car tous les étrangers, tous les non citoyens qui participaient à ce mouvement, si je dis « société civile », « mouvement citoyen », ils risquent de ne pas s'y retrouver. Dans les quartiers de Paris, moi j'ai participé à des opérations comme ça dans le douzième arrondissement, c'étaient les habitants qui agissaient. Le mouvement alternatif, c'était le fait des habitants, qui ne demandaient pas s'il y avait un maire, s'il y avait un conseiller général, un conseiller régional. Ils faisaient, ils inventaient leur espace de vie. Ils inventaient dans la cité, en marge de l'économie dominante, de la société dominante, ils inventaient des nouvelles manières de faire. Je peux donner tout à l'heure, si j'ai le temps, des exemples à Montrouge etc., à la périphérie de Paris. Mais enfin, les autres sont arrivés et ils ont dit « désormais, ça va s'appeler développement local ». Ils ont dit le développement local, et le développement local c'est désormais sous la conduite de messieurs les élus. Bref, le concept de développement local, qu'on nous sert à toutes les sauces aujourd'hui, c'est un concept dont il faut prendre ses distances, parce qu'il récupère les inventions des habitants pour les réinsérer, ou pour utiliser un mot de Serge Latouche, pour les réenchasser dans l'ancien, l'ancien dont nous devons apprendre à nous méfier. Merci
Le développement : habits neufs ou tenue de camouflage ?
Gilbert Rist (IUED, Genève)
Je suis un peu comme François Brune, tout à l'heure, c'est à dire que je n'ai plus grand chose à dire après tout ce qu'on a déjà dit depuis hier. Je n'aimerais pas me répéter, d'autant plus que j'avais préparé pour cet atelier un petit texte que j'ai partiellement utilisé ce matin, parce qu'on m'a téléphoné pour me dire qu'il fallait que j'intervienne aussi ce matin. C'est fait un peu, comme dit Serge Latouche, c'est une micro organisation avec une organisation qui parfois se fait de façon très informelle. Donc, je ne veux pas faire un très long exposé, juste me tenir au thème de cet atelier sur les habits neufs du développement. C'est-à-dire que j'ai dit ce matin, pour moi, le développement était mort, qu'il avait été remplacé par la mondialisation, mais qu'effectivement, il y a encore beaucoup de gens qui y croient, et il y a toutes sortes de moyens qui sont mis en oeuvre pour qu'on continue à y croire. Serge Latouche l'a aussi répété ce matin. Il a été frappé de voir qu'à Porto Alegre, la critique du développement comme telle était probablement encore un peu dans l'enfance, et je dirais que, même ici, dans cette salle, et dans la grande salle ce matin, il y a encore beaucoup de croyants du développement. Par conséquent, peut-être que j'ai tort de penser que le développement est terminé.
Je voudrais simplement essayer de montrer quelles étaient les astuces, les moyens par lesquels on essayait de maintenir en vie ce développement qui est, j'allais dire j'espère, un peu moribond.
Première remarque, mais je répète là ce que j'ai dit ce matin - mais on peut y revenir si vous voulez dans la discussion- je crois qu'une des raison pour lesquelles le développement se survit à lui-même d'une certaine manière, c'est parce que il participe d'une croyance, d'un imaginaire, comme dit Serge Latouche, et que la croyance au développement comme toutes les croyances est nécessairement « auto-immunisée » c'est-à-dire que la croyance ne peut pas être, comment dire, combattue. On ne peut pas devenir incroyant, simplement parce que on vous propose des preuves irréfutables. Pour prendre un exemple proche de la société occidentale, en tout cas je ne dis pas forcément des uns et des autres ici, tout le monde serait probablement d'accord pour donner une définition minimale de ce que représente le christianisme, on pourrait dire c'est la religion de l'amour du prochain. Il y a eu, comme vous savez, beaucoup de guerres de religion entre les chrétiens d'une part et aussi des croisades au nom du Dieu, et finalement, ce n'est pas ce qui a convaincu les gens que, finalement, le christianisme n'est pas forcément ce qu'il se prétend d'être.
Dans le développement, il se passe un peu la même chose, et finalement, même les échecs sont une façon de rebondir, comme on dit, pour utiliser encore un mot qui fait partie du jargon d'aujourd'hui. Il faut toujours « rebondir ». Donc, on rebondit et la phrase classique du rebondissement, c'est de dire qu'on va tirer les leçons des échecs du passé. Donc, à la fois, on reconnaît qu'il y a eu des échecs, et en même temps, on trouve que finalement c'est une bonne manière de continuer à faire ce qu'on avait fait, ce pourquoi on avait déjà échoué, et par conséquent, on va tirer les leçons du passé. Donc, même l'échec devient d'une certaine manière positif. Cela dit, je crois qu'un certain nombre de gens ont été quand même un peu échaudés, découragés, surtout dans les années 80, qui ont été considérées par beaucoup de gens comme la « décennie perdue » du développement. Cette espèce d'essoufflement de la notion de développement a dû être d'une certaine manière, compensé par toutes sortes d'artifices rhétoriques qui ont permis de faire survivre le développement, parce que effectivement, tant qu'on pense que le développement, c'est la vie, puisque tout se développe, les plantes, les animaux, nousmêmes enfin etc., le développement, c'est la vie, donc on ne va pas laisser filer une notion aussi utile, finalement, aussi évidente d'une certaine manière, et qui est aussi légitime. Alors, il y a une première manière de sauver le développement, c'est d'en faire ce qu'on appelle - Marie-Dominique Perrot y a fait allusion dans son introduction- un « mot-valise », c'est-àdire un mot « fourre-tout », un mot dans lequel on peut mettre tout et n'importe quoi. Et le développement, il était censé arriver, se produire, se réaliser par toutes sortes de moyens extraordinaires et contradictoires. Surtout, c'est-à-dire pour certains, le développement, allait être le résultat de l'aide publique au développement, donc, il fallait absolument que le budget des États des riches soit de plus en plus volumineux, pour pouvoir faire de l'aide au développement. Il y a au contraire, des gens qui ont dit « Trade, not aid », c'est le commerce qui va nous permettre de réaliser le développement, plutôt que l'aide au développement. Il y a des gens qui ont dit que les États devaient prendre en charge le développement et il y a d'autres qui disaient que, bien au contraire, le développement allait apparaître grâce au marché, grâce aux investissements privés, etc. Donc, il y a encore mille autres positions sans doute, mais je ne mentionne que les principales, pour dire que le simple fait que les tenants de ces diverses positions « aide publique, trade-not aid, Etat-marché » etc., débattent ensemble, d'une certaine manière, ça fait exister le problème, lui donne une certaine existence. Cela rappelle un peu les fameuses discussions byzantines, au moment où les turcs étaient en train de s'attaquer à ce qui s'appelait Constantinople, avant que ça devienne Byzance, et discutaient du sexe des Anges. C'était une question importante et finalement le fait que tout le monde prenne la question au sérieux, fait que la question devient une question sérieuse et que véritablement cela justifie qu'on y passe du temps, même si aux portes de la ville, il y a quelque chose qui est peut-être sérieux, qui est en train de se passer. C'est ce qu'on pourrait appeler, comme on le disait tout à l'heure, l'effet rhétorique. C'est-à-dire : le fait de parler de quelque chose fait que cette chose se met à exister. Une deuxième manière d'entretenir la vie du développement, c'est d'essayer de retrouver le développement « authentique ». Il se passe dans le développement ce qui se passe dans tous les mouvements religieux, c'est-à-dire qu'il y a des moments où un certain nombre de gens, généralement des nouveaux venus, essaient de se faire une place au soleil dans le champ du développement, et par conséquent, proposent des réformes et comme le dit Bourdieu « cherchent à opposer aux dominants les principes mêmes au nom desquels ces derniers justifient leur domination ». Si vous voulez, il faut considérer le champ du développement, l'ensemble des gens qui jouent le jeu du développement. Il faut considérer ce champ de façon globale et se rendre compte que parmi les multiples acteurs qui sont en concurrence à l'intérieur de ce champ, tout le monde se bat pour avoir la possibilité et le droit de dire quelle est l'orthodoxie du champ, c'est-à-dire qui a raison, et qui peut dire ce qu'est le vrai développement. Alors, effectivement, si vous essayez de prendre les différentes organisations qui jouent dans le jeu du champ, ceux qui donnent le « la », qui font marcher la musique, c'est bien entendu celles qui sont les plus puissantes, c'est-à-dire la Banque Mondiale, le F.M.I. qui ont une certaine légitimité pour dire ce qu'est le développement, d'une part. Vous avez aussi des organisations internationales qui sont, j'allais dire payées pour ça, c'est à dire le programme des Nations Unies pour le développement, vous avez l'UNICEF, vous avez l'UNESCO, vous avez ensuite toutes les O.N.G. etc., et finalement, chacun essaie de faire croire à tous les autres que sa propre conception est la meilleure. Et tout ça, toutes ces petites luttes à l'intérieur du champ permettent d'entretenir l'enjeu qui est la définition même du développement. Donc, à l'intérieur du champ, je crois que c'est ça qui est important, tout le monde est d'accord sur l'objectif final. Simplement, tout le monde diverge sur la manière dont on va l'atteindre. Et par conséquent, ceux qui sont les « petits », ceux qui veulent faire des réformes disent, c'est, je dirais, la stratégie de l'authenticité, il faut revenir au « vrai » développement, nous on a le vrai développement, ce n'est pas le développement de ceux qui croient qu'ils ont raison, qui sont dans la Banque Mondiale ou ailleurs, mais nous, nous sommes près de la base. Alors il y a le développement à la base, le développement alternatif, il y a les gens qui sont « à l'écoute des sans voix », il y a l' « autre développement », il y a toutes sortes de manières d'essayer de recouvrer une certaine légitimité du discours, et toutes ces discussions, si vous voulez, à la recherche du « vrai » développement anime le champ et font qu'on continue d'une certaine manière d'y croire, puisque tout le monde a un enjeu commun. Bien entendu, il reste parmi l'enjeu du champ le développement, sur lequel tout le monde est d'accord. Et ce développement sur lequel tout le monde est d'accord, il est, bien entendu aussi, toujours, toujours lié à la croissance. Et en discutant tout à l'heure avec certains d'entre-vous, de façon privée, dans la petite pause, on voyait bien que dans la situation française aujourd'hui, en période électorale, tous les candidats d'Arlette Laguiller à Jacques Chirac, proposent de relancer la croissance. Cela fait partie de tous les discours électoraux. Certains y vont à grands coups, enfin ils ne font pas dans la dentelle, j'entends Chirac qui a dit 3% l'année prochaine. Jospin est un petit peu plus réservé, parce qu'il a peut-être de bonnes raisons de l'être, mais en fait, peu importe. Aucun d'entre eux ne sauraient être élu sans tenir un discours dans lequel il promet de relancer la croissance, et cela fait partie des objectifs de tout le monde. Donc, ça fait partie de ces vérités indiscutables auxquelles personne n'échappe. Et je crois qu'il faut réfléchir là-dessus.
Il faut réfléchir aussi sur autre chose. C'est que quand on parle de ça, quand on parle de croissance ou quand on parle de décroissance, il faut aussi essayer de comprendre comment cette croissance est calculée, et là, j'avoue que les économistes pour moi sont complètement déroutants. Ils sont peut-être déroutés eux aussi. J'entends leur manière de calculer la croissance, c'est-à-dire le Produit Intérieur Brut, amalgame des choses positives et des choses négatives, sans aucune espèce de vergogne. C'est incroyable, on a toujours appris à l'école qu'on ne pouvait pas additionner des pommes et des poires, sauf si on crée la catégorie fruits. A ce moment-là, on fait de la mathématique des ensembles. Mais enfin, dans le PIB, on mélange à la fois des choses qui sont effectivement positives - la production de pommes de terre de la France pendant l'année écoulée, qui vont être consommées- mais aussi des choses négatives, qui, si bien que plus vous faites des accidents de voiture, plus vous donnez de travail aux carrossiers et aux médecins, et plus le PIB augmente. Donc, si vous voulez que les prophéties des gens qui sont élus à la présidence de la République, dans quelques semaines, se réalisent, il faut absolument multiplier les carambolages. Il n'est pas très sérieux de dire de telles choses, mais je pense que chaque fois qu'on parle de ce mot de croissance, ou de décroissance, le dialogue est nécessairement piégé, parce que la notion sur laquelle on travaille est elle-même une notion qui n'a pas de contenu, qui n'a pas de véritable sens. C'est-à-dire que si on avait un indicateur de bien être qui tienne compte à la fois de ce qu'on produit de positif - parce que je ne suis pas en train de dire qu'il faut nécessairement supprimer la production de toutes les voitures, ou nécessairement supprimer la production de tous les ordinateurs -après tout, Internet, comme disait quelqu'un ce matin, c'est bien utile- mais qu'on mette véritablement dans l'indice du bien-être les choses qui sont positives, et qu'on soustraie de ces choses positives les effets de la pollution, les dégâts de l'environnement, les voitures qui finissent par rouiller dans les décharges et qui polluent, et qui ont pollué pendant le temps de leur vie, en consommation - je ne sais pas combiend'essence etc. Donc, nous faisons la critique de la croissance dans cette assemblée, mais je crois qu'il faut être très attentif au fait que le mot croissance, tel que les économistes l'ont construit est un amalgame « fous-y tout », excusez-moi l'expression, une espèce de valise qui ne permet pas d'avoir une discussion sereine sur ce que l'on veut faire. Alors, quand on dit « nous sommes pour la croissance », ou « nous sommes pour la décroissance », ça ne veut rien dire. Il faut dire la croissance de quoi, pour qui, et tenir compte aussi du fait que chaque fois qu'on produit quelque chose, on détruit aussi quelque chose, parce que chaque fois que vous produisez un kilomètre de déplacement avec votre voiture, vous avez détruit « x » centilitres d'essence que plus personne ne retrouvera jamais, et vous avez contribué à l'effet de serre qui nous menace tous. Donc, si vous voulez tout ce débat autour du « vrai » développement entretient la croyance qu'il peut y avoir quelqu'un, une fois, qui va trouver le truc pour définir le « vrai » développement.
L'autre, la troisième, je ne sais plus, enfin le point suivant, on en a aussi beaucoup parlé, c'est le style de l'oxymore. Pour ceux qui n'ont pas fait de grec, c'est un mot grec composé luimême de deux mots : le premier « -oxy », ou « -oxu », veut dire aigu, tranchant, « sharp » en anglais. On peut dire un objet tranchant, contondant, on peut dire une intelligence tranchante. Et « moron » qui veut dire « émoussé » ou au sens métaphorique « stupide ». Donc, un oxymore, c'est une expression qui réunit en un même terme le fait d'être à la fois tranchant et émoussé, perspicace et stupide, c'est donc un amalgame de deux mots contradictoires, comme François Brune l'a dit tout à l'heure. On est toujours dans le domaine de la religion, parce que les premiers à pratiquer l'oxymore étaient les mystiques qui parlaient de la « docte ignorance » ou de la « présence du dieu absent » -je vous renvoie à Saint Jean de la Croix, et autres mystiques bien connus de chacun d'entre nous (!) - mais ça a aussi passé dans la poésie, quand Corneille nous dit « cette obscure clarté qui tombe des étoiles », effectivement, l'obscure clarté, ce sont deux termes contradictoires, mais cela dit quelque chose de plus que si on disait simplement l'obscurité, ou la clarté, l'obscure clarté. Ou, un autre exemple, celui de Rimbaud - « le noir soleil de la mélancolie » : il y a dans cette manière d'utiliser l'oxymore une surabondance de sens. Dans l'oxymore, il y a une manière de dire ce qu'on ne peut pas dire, de dire l'indicible, qui concerne le mystique et la poésie. Le problème, c'est que l'oxymore a tendance à dégénérer dans le langage politique, et dans le langage du développement. Dans le langage politique, il y a quelques exemples célèbres. Le premier, évidemment, c'est le « parti unique » aujourd'hui, on entend ça « oui, c'est un pays où il y a un parti unique », mais ça ne veut rien dire. S'il y a parti, c'est qu'il y a une partie, et puis une autre, plusieurs parties, si j'ai bien compris, dans un tout. Un parti unique, c'est une contradiction dans les termes. Ou bien alors, les fameuses déclarations lors de la guerre d'Irak, la fameuse « guerre propre » ou « les frappes chirurgicales ». C'est la dégénérescence de l'oxymore, puisque l'adjectif, chaque fois, est obligé de racheter la malédiction qui pèse sur le substantif, parce que la guerre, c'est la guerre, la « sale guerre » comme on disait. Mais au moment où la sale guerre devient la guerre propre, alors, effectivement tout change.
Donc, on est avec cet oxymore dans un nouveau système, où l'adjectif qu'on accole au substantif vient pour le racheter et lui donner une certaine légitimité. Dans le développement, bien entendu on en a parlé, je n'y reviens pas, il y a le « développement humain ». Le développement, on a dit qu'on en avait marre, on sait qu'il a plein d'échecs, on a fait la critique du développement, mais la critique de l'humain, non, on ne va pas s'autocritiquer. Et pour réciter François Brune « je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger », donc le développement humain, c'est forcément bien, n'est-ce pas. Donc il y a le développement humain. L'ingérence humanitaire, aussi, qui sont deux termes contradictoires. Bien entendu, le Développement durable, puisqu'il cherche à concilier à la fois la croissance liée au développement et la durabilité, ou la « Sustainability » qui doit concerner la sauvegarde de l'environnement. Donc, le développement durable, en bon français, ça ne veut strictement rien dire. Mais malheureusement, tout le monde s'est habitué au concept et on l'utilise. Il est même, figurez-vous, et j'ai honte de le dire, il est rentré parmi les principes fondamentaux de la Confédération Helvétique, à l'occasion d'un vote, il y a quelques années. Donc, nous sommes soumis au développement durable, ça fait partie avec la neutralité et je ne sais quoi d'autre encore, des objectifs de la Confédération Helvétique.
Voilà pour l'oxymore. Mais je crois qu'il est important d'être attentif de nouveau à l'usage des mots et de se rendre compte que des mots qui, en fait, ne veulent rien dire, passent dans l'opinion publique, dans les médias, et on finit par une espèce d'accoutumance un peu semblable à celle qui s'exerce sur des gens qui ont des penchants pour des méthodes de détente qui ne sont pas forcément légales. On s'accoutume, et on s'accoutume à ces mots qui ne veulent rien dire. La troisième, la quatrième, non, la manière suivante, je n'en parlerai pas, de faire vivre le développement, j'en ai parlé ce matin. C'est la lutte contre la pauvreté, la tactique de la diversion. On ne parle plus de développement, on parle lutte contre la pauvreté. On remplace quelque chose qui était évident, comme le développement, par quelque chose qui est tout aussi évident : il faut lutter contre la Pauvreté. On ne peut pas être pour la pauvreté, donc il faut tout faire pour lutter contre, avec tout le vocabulaire militaire qui va avec : le rapport du CNUD qui va « vaincre la pauvreté », la Banque Mondiale qui va « attaquer » la pauvreté. Le rapport de la Banque mondiale « Attack Poverty », c'est le titre, avec des « stratégies ». C'est absolument génial. On est tout simplement dans la guerre, pas des étoiles, mais vraiment, on est au Q.G. de campagne du Général le plus puissant du monde, et tout cela participe aussi de ce monde qu'on veut créer. On l'a fait déjà dans la production : on a la production zéro défaut, zéro délai, maintenant on a le monde zéro pauvres. Je ne reviens pas sur la pauvreté. Je l'ai dit ce matin déjà, il n'y a pas de pauvreté sans richesse, la pauvreté est une construction sociale et un rapport social et attaquer la Pauvreté sans attaquer la Richesse, ça ne veut strictement rien dire non plus.
Dernière chose, après quoi je m'arrête. C'est la stratégie de l'inversion. Le développement, il y a des gens que ça intéresse et passionne, vous et moi, nous tous ici on est des fidèles du développement, on milite pour le développement, mais il faut bien se rendre compte que même si nous sommes très nombreux à ce colloque, la plupart des gens ne s'y intéressent pas vraiment. Il y a des choses, dans la vie, plus importante que le développement. Si vous êtes un chef d'entreprise, il faut faire du profit, il faut s'occuper de choses sérieuses, le développement est un petit peu laissé aux dames patronnesses, à la charité, publique ou privée, par conséquent, faisons des choses plus importantes. Donc, il y a des choses beaucoup plus importantes. Par exemple, tout ce qui concerne les nouvelles technologies, les O.G.M., tout ce qu'on fait de mieux aujourd'hui dans le domaine de la Technique. Alors, ça, c'est très sérieux, mais à un moment donné il faut essayer de récupérer tout ça, et la grande idée qu'on a vue apparaitre, notamment dans le dernier rapport du CNUD, c'est de dire que les nouvelles technologies - et quand je dis les nouvelles Technologies- il y a tout, les O.G.M.,il faut absolument arriver à combler le fossé numérique qui sépare les pays riches des pays pauvres etc., donc, toutes ces nouvelles technologies doivent être mises au service du développement. C'est le plus génial, je trouve, parce que finalement, vous pouvez dire ça de tout et n'importe quoi. Vous pouvez faire tout et n'importe quoi, et ajouter après pourquoi vous le faites : pour le mettre au service du développement, et c'est la bénédiction. Avant, on faisait des choses « au nom » du développement, vous pouvez aussi faire tout et n'importe quoi « au service » du développement, mais cela donnait une certaine aura de respectabilité à la chose. Maintenant, on ne dit plus tellement qu'on fait les choses « au nom » du développement, on dit qu'on les met « au service ». Et alors, effectivement, si tout ce qu'on fabrique, si tout ce qu'on fait, tout et n'importe quoi, peut être mis au service du développement, il suffit de laisser faire. Faisons tout et n'importe quoi, et ajoutons au bout du compte que cela concourt au développement. Mais alors, si tout est développement, il n'y a plus de développement, bien entendu. C'est simplement une petite touche qu'on rajoute à la fin pour simplement pouvoir justifier n'importe quoi que l'on fait, que ce soit vraiment ou pas mis au service du développement. Voilà. C'est un peu des effets rhétoriques, mais je crois qu'il faut vraiment être attentifs aux mots, on se bat là-dessus.
J'en profite pour faire de la Pub pour notre dernier cahier de l'Institut du Développement qui s'appelle « Les Mots du Pouvoir », sur le sens et le non sens de la rhétorique internationale qui essaie de débusquer les mots, qui essaie de démontrer que finalement, derrière les mots se cachent pas toujours des réalités, parfois des fictions, mais que nous risquons toujours de tomber dans ces pièges que nous tendent les mots.
Débat
Une intervenante
Je suis responsable de la section Ethique de l'Economie à l'UNESCO. Je trouve toutes ces interventions très intéressantes. J'ai quelques questions à poser. Je pense que dans les initiatives qui ont été faites pour rendre l'économie plus humaine, il y a différentes initiatives. D'une part, ne pas confondre tout ce qui est fait dans l'économie solidaire, certains aspects auxquels vous avez fait allusion, avec ce qui se passe au niveau des actions qui tendent à civiliser l'économie marchande, qui sont faites sous la pression de la société civile, il faut le dire, et il y a la troisième dimension qui concerne tout ce qui est l'économie publique. Je voudrais revenir et vous poser la question à un autre niveau, parce qu'il est certain que la société civile continue à être vigilante, parce qu'il y a des actions qui ont été prises par des entreprises, par différentes unités actives, pour réduire, et éviter le travail des enfants, et beaucoup d'autres aspects - la pollution de l'environnement- tout ça, sous la pression de la société civile et des différentes associations mais par ailleurs, la société civile continue à être vigilante pour éviter qu'il y ait détournement, un marché de l'éthique qui commence à paraître. Là où je ne serais pas tout à fait d'accord, c'est quand vous avez parlé des placements humanitaires. Je pense qu'il y a à étudier, à voir la corrélation de l'économie solidaire comparée à l'économie marchande, voir comment elle peut survivre, puisqu'elle ne répond pas aux mêmes normes, mais dans l'économie solidaire, il y a quand même l'épargne populaire qui essaie de répondre aux besoins des populations qui sont dans des situations vraiment de détresse, et là j'ai une question. Vous dites qu'il faut critiquer, analyser le système en tant que tel, mais le problème - il est bon de critiquer- mais il faut avoir des alternatives. Nous savons que ça n'a pas marché dans les pays de l'Est. Alors, quelle réponse avons-nous aujourd'hui à donner comme alternative, quand on refuse tout ?
François Brune
Je n'ai pas de réponse. Je n'ai pas de société « clés en main ». Simplement une expression comme « Placement humanitaire » me révulse sur le plan humaniste, et donc je me dis que si on en arrive à une expression pareille « placement humanitaire »…
Intervenante
Je n'ai jamais entendu ce terme, ce que je connais, c'est « épargne solidaire ».
François Brune
Moi je l'ai reçu en tant que donateur.
Intervenante
ça n'a rien à voir avec épargne solidaire ?
François Brune
Non, vous envoyez votre argent, vous faites confiance au CCFD qui va le placer. J'ai même écrit une lettre, on m'a répondu « faites confiance, on choisit nos partenaires ». Ici, je n'ai fait que mettre en cause certaines expressions qui me touchent, puis de vous parler de ce dégrisement, de cette perte d'idéalisme que j'avais il y a 35 ans, quand j'ai commencé à venir au mouvement Frères des Hommes, quand j'ai travaillé à la brochure « une seule terre, une seule Pub ? » en 1983. On était déjà au coeur du Tiers-monde et du problème de l'uniformisation culturelle de la planète. On avait demandé à des volontaires qui étaient dans le Tiers-monde d'envoyer des photos de publicités dans le Tiers- monde, et ici, en Europe, on avait pris des publicités qui donnaient une certaine image du Tiers-monde pour les Européens, et ce qui était extraordinaire c'est que la plupart des publicités tournaient autour de ce que les psychanalystes appelleront le stade oral, il faut reprendre l'histoire du Petit Chaperon Rouge. Nous sommes finalement des gens qui donnent une petite galette aux gens du Tiers-monde pour manger, nous, l'ensemble du gâteau. Nous sommes la mère dans le Petit Chaperon Rouge. Dans l'interprétation psychanalytique, la mère est ambivalente : elle est celle qui donne à manger et en même temps l'enfant a peur d'être dévoré par elle. C'est le fameux fantasme de la dévoration. Dans le Petit Chaperon Rouge (peut-être je vous embête…tant pis) la bonne mère, celle qui donne, c'est la première, qui donne la galette, et la mauvaise mère, la deuxième, celle qui croque l'enfant, c'est la grand'mère à l'intérieur de laquelle il y a le loup. En ce qui concerne l'image du Tiers-monde nous voyons bien, effectivement, que nos publicités dans le Tiers-monde ce sont des publicités d'alimentation et puis qu'ici nous sommes des gens qui trouvons normal de nous servir et de manger le Tiers-monde, les gens du Tiers-monde chez nous, sur nos publicités, je ne sais pas si vous vous rappelez cette affiche, qui était scandaleuse, pour le chocolat « Brut de Noir », l'association du Noir et de la couleur du chocolat c'était très intéressant à voir ! Pour vous dire que quand même tout ça est un peu écoeurant, s'il y a une telle duplicité des images et des signes c'est que peut-être derrière il y a un système qui n'est pas foncièrement humain.
Un autre intervenant
Je me présente en tant que citoyen français, tout simplement européen et au-delà. Je voulais simplement réagir sur quelques points. Je voulais dire que toutes les analyses faites depuis deux jours sont très intéressantes, mais je me demande s'il n'y a pas un risque de récupération de ce discours, parce que le fait de dire des choses du type que la lutte contre la pauvreté peut s'assimiler à lutter contre les pauvres, ce genre de discours, ça peut aussi permettre de faire l'économie de la critique de la redistribution, et je ne sais pas comment vous vous placez. D'un autre côté il y a un certain cynisme dans tous ces propos, qui peut très bien être récupéré par des gens qui sont complètement libéraux et qui peuvent complètement dire la même chose tout en pensant à quelque chose de totalement opposé.
François Brune
La meilleure des récupérations, c'est celle que pourrait faire Le Pen du discours d'Aminata Traoré, qui s'est plainte de la saignée des gens de son pays qui vont vers l'Occident poursuivre des chimères et qui abandonnent la mise en oeuvre de leur village, de leur terre, de leur vie. C'est un peu là le problème. Ce qui est bien ici, c'est qu'on parle sincèrement. J'ai rien à cacher ici. C'est ça qui est bien. Ce que je vous dis, ce sont des interrogations. J'ai bien vu dans les questions posées, on est un certain nombre au fond de nous-mêmes, à ne pas vouloir renoncer au développement ou à quelque chose qui en tiendrait lieu, parce qu'on voit bien qu'on risque d'aller vers cette position jésuitique qui dit « nous sommes développés, on garde notre développement à nous, notre Internet, nos voitures etc., mais vous, le Tiers-monde, rendez-vous compte de la planète que vous mettez en péril, si jamais vous adoptez notre propre mode de vie ». Là, il y a un jésuitisme qui serait dangereux. C'est pas notre cas, c'est pourquoi j'ai dit à propos du concept de « La France en retard », je me sens du Tiers-monde, et je suis content de l'être. Et quand je retourne dans mon village, je suis content d'y être, et quand je bêche ma terre ou que je cueille mes fruits, j'ai le sentiment de vivre à mon niveau quelque chose d'alternatif. Simplement, je fais comme mes parents.
Marie-Dominique Perrot
Je voudrais ajouter une petite remarque à ce débat : si vous lisez les ouvrages de François Partant, il y a déjà vingt ans, il fait déjà cette remarque selon laquelle les divisions gauchedroite à propos du développement ne sont plus tellement pertinentes, et qu'il faut en fait essayer de se positionner par rapport à des problématiques et sans avoir nécessairement peur de se retrouver avec des gens en « mauvaise compagnie ». C'est une des nécessités d'une pensée « à risque » de prendre position par rapport à des problèmes réels, sans avoir peur d'être étiquetés, mais il y a un risque. Il faudra à chaque fois délimiter, se dire « voilà, c'est de ça qu'il s'agit, je dis ça dans ce sens-là ». C'est pourquoi les mots sont importants. Et essayer aussi de décoller certaines étiquettes : très vite on se fait traiter de ringard, de passéiste, ou bien on nous dit « c'est facile de refuser le développement aux autres, alors que vous, vous avez atteint le développement, mais vous, vous êtes saturés ». Il faut prendre position en essayant de ne plus être hypnotisés par les anciens clivages qui, je crois, nous enferment, pour essayer d'ouvrir la discussion. Mais il y a un danger, il faut l'expliciter à chaque fois.
J'ajoute, comme disait François Brune au début, tout a déjà été dit, donc on répète. Je suis très sensible à votre critique, mais de nouveau, tous les discours peuvent être récupérés, je crois, le nôtre comme les autres, il faut le savoir, simplement il faut savoir mettre des limites. Nous avons commencé dans notre Institut des Études sur le Développement, dans les années 70, à faire la critique du développement à partir d'une grande idée que nous avions de maintenir la diversité culturelle, ou comme disait quelqu'un dans la salle, « la pluralité des mondes » et c'était ça notre axe d'attaque contre le développement, en disant que le développement uniformisait, etc. Et après, on s'est rendu compte que ces notions d'identité culturelle qu'on avait essayé de travailler, commençaient à être récupérées, à commencer par l'UNESCO, excusez-moi Madame, mais on se disait si l'UNESCO s'y met, on doit faire attention et puis après, bien entendu, c'est l'extrême droite qui s'y est mise parce que « on aime bien les noirs et les arabes, pour autant qu'ils soient chez eux ». Et Le Pen, évidemment, qui est le plus grand, qui adore le plus les gens de couleur en France, pourvu qu'ils ne soient pas ici. Donc, on est toujours récupéré par quelqu'un, mais je crois qu'il faut essayer de dire, justement, jusqu'où on ne peut pas aller. Mais il y a des fois des alliances possibles et d'autres fois non. Il faut que ça soit clair aussi. On ne va pas être opportuniste.
Un autre Intervenant
Je voulais poursuivre ce que notre collègue a dit. C'est pas seulement une récupération de mots, mais aussi de faits. Si tout à coup, on arrête toute solidarité avec le Sud, si il n'y a plus de travail pour les émigrants en France, tous ces villages africains qui dépendent pour manger, de leurs ressortissants, qu'est-ce qu'ils vont devenir ? La solidarité humanitaire, les aides de toutes sortes beau- coup sont critiquables effectivement, ça, je suis d'accord, mais il y a des domaines où on ne peut pas dire c'est critiquable. Par exemple l'éducation, nous on est éduqués, est-ce qu'on va refuser aux gens du Tiers-monde l'éducation, parce que c'était là où ils étaient il y a 100 ans ? Il y a beaucoup de questions. Il n'y a pas seulement des mots auxquels il faut s'intéresser dans ce colloque.
George Lonesomebody
Je voudrais apporter des éléments de réponse à la discussion. Je voudrais commencer par inviter instamment à lire l'ouvrage de Gilbert Rist, ce n'est pas de la Pub ! Il y a l'ouvrage de Partant « la Fin du développement » mais l'ouvrage de Gilbert Rist aussi permet de retrouver beaucoup de sérénité dans ce débat. De quoi est-il question ? Et à propos de quoi va-t-on être récupérés ? Nous avons le malheur d'avoir vécu depuis les lendemains de la guerre, sous le joug d'une croyance qui s'appelle « le développement ». Nous avons cessé pour beaucoup de croire en Dieu, et depuis, ceux qui croient en Dieu, et ceux qui n'y croient pas, ne croient plus qu'en une chose, le Développement, le Progrès, la Modernité. C'est ça tout notre drame. Je suis fils d'instituteur. J'ai été mis à l'école par mon père, et je vous tiens le discours que je vous ai tenu tout à l'heure, si mon père m'entendait, il dirait « mais qu'estce qui lui est arrivé ? » Parce qu'il m'a appris à croire en la modernité, au progrès, au point que ce Monsieur, en dehors de toute initiative de l'État, dans les années 50, une fois que les enfants de l'école étaient partis à la maison, il rouvrait les classes pour initier leurs parents dans les langues vernaculaires, et à terme, en français. Il faisait de l'alphabétisation dans les années 50. Il imposait à tous les élèves de l'école, lui et son équipe pédagogique, de planter des fleurs, des arbres, de planter toute une série de cultures vivrières qui permettait à la fin de l'année d'organiser une fête, la fête scolaire.
Le drame, c'est que nous sommes focalisés sur les classes moyennes, sur les élites, qui ne jurent que par le développement, et dont toutes les représentations sont de cet ordre. Et nous avons perdu l'habitude, nous les africains, d'aller regarder nos gens. Si vous saviez combien les gens n'ont pas besoin que quiconque aille leur dire comment réinventer. Que ceux qui doutent, qu'ils retournent voir les gens dans les campagnes, qu'ils retournent dans les quartiers périphériques. Moi j'ai été en Haïti. Haïti, c'est d'un côté une société de gens d'une richesse pas possible, des gens qui vivent dans des villas avec des murs en pierre taillée de 5m d'épaisseur, 4m de haut, et à côté, des gens qu'on dirait pauvres, mais quand vous descendez chez ces gens, que vous les observez, mais vous dites « c'est pas possible, comment ils font pour être aussi heureux, dans leur invention ». Ils ne mendient pas, ils inventent, ils créent, ils ont le bonheur de savoir ce que l'austérité peut signifier au-delà de l'austérité matérielle, de vivre simplement, et de vivre bien. On va être récupérés à propos de quoi ? Je crois que le divorce, la rupture que nous ne réussissons pas à faire, c'est de nous dire « à la limite, je préfère encore ceux qui croient en Dieu à ceux qui croient au développement ».
François Brune
Simplement, puisqu'on triture les mots dans cet atelier, je voudrais dire, Madame, vous avez utilisé le terme de solidarité. C'est de nouveau un mot mis à toutes les sauces d'une certaine manière et je crois qu'on ferait bien de retourner à la signification première de ce mot de solidarité. Dans quel cas peutil y avoir solidarité ? Il y a trois conditions pour que la solidarité s'exerce : la première, il faut que les gens qui sont des associés solidaires, comme on dit, aient un enjeu commun, qu'ils défendent une cause commune ; deuxièmement, il faut que les uns et les autres perdent ou gagnent en même temps ; troisièmement, il faut que chacun soit prêt à prendre la place de l'autre.
Pour donner un exemple, un peu abstrait, prenons un groupe de guérilleros. Une dizaine de gens, ils sont solidaires les uns des autres, parce qu'ils ont un objectif commun, qui est l'enjeu de se battre contre n'importe qui. Ils en ont un deuxième : ils savent qu'ils vont tous perdre ensemble ou gagner ensemble, à moins qu'il y ait un traître qui les lâche et troisièmement, ils savent que chacun est prêt à prendre la place de l'autre, s'il y en a un qui a une défaillance. Ce sont des conditions de la solidarité réelle. Alors, quand on me balance le mot solidarité sur une affiche, en disant « soyez solidaires » avec les chinois, les japonais, le Viêt-Nam, ça ne veut strictement rien dire. Je ne les connais pas, ces gens. Je n'ai pas d'enjeu commun avec eux, si je perds, ils ne vont rien perdre. S'ils gagnent, je ne vais rien gagner. Tout cela, c'est un mot qui devient complètement creux, qui est complètement banalisé, alors j'aimerais bien qu'on réserve les mots au sens qu'ils doivent avoir, pour qu'ils veuillent encore dire quelque chose, mais sinon, on nous barbouille les affiches de « solidarité », et finalement, on ne sait plus de quoi on parle, et moi je crois que les cas dans lesquels la solidarité réelle avec quelqu'un peut exister sont finalement extrêmement rares. La solidarité villageoise, la solidarité familiale, ça c'est vrai, parce qu'on gagne ensemble, on perd ensemble, on a un enjeu commun et ça, ça a du sens. Mais, « la solidarité, la solidarité - comme disait le Général de Gaulle- on peut toujours en parler, sauter comme des cabris » et voilà.
Un autre Intervenant
Ce sera dur pour moi d'intervenir après ces deux interventions. Je m'appelle Christian Garnier, professeur à l'Ecole d'architecture de Paris-la Villette et administrateur de la Fédération France Nature et Environnement. J'ai trois questions à poser, avec un petit préambule. Je serai peut-être perçu ici comme le Cheval de Troie du Développement durable. Je tiens à dire à quel point les O.N.G. de l'environnement, ça remonte à quelques années même s'il y a eu les critiques, que tout le monde ici connaît, sur l'analyse du Club de Rome, ont été réticentes sur la notion de développement et ont eu du mal à bien travailler avec les O.N.G. du développement, parce qu'on leur reprochait leur manque d'approche critique par rapport au développement, et à quel point elles étaient anti surconsommation et anti sur-pub, quand même, pour nous positionner un peu dans une histoire qui dure depuis 35 ans dans ce pays, cet État. Les associations d'environnement vont faire, elles aussi, leur congrès sur le développement durable, au mois de juin. Elles ne vont pas y aller comme cela, comme des petits soldats, et il y a beaucoup de débats internes chez nous, pour savoir si on y va à reculons, ou pas du tout, ce qu'on y raconte, on ne sait pas encore. Notre congrès va avoir lieu, et en tous cas sûrement on va en débattre. On va à Johannesbourg à reculons. Entre parenthèses, sur l'intervention de Madame Brookland, je pensais qu'on avait eu, depuis 20 ou 30 ans, pas mal de débats sur la définition de besoin, il me semble que la mobilité subie du citoyen suburbain moyen, qui fait deux heures de voiture par jour, n'est peut-être pas exactement ce qui correspondait à un besoin. En revanche, dans la Pub, c'est sûr !
Alors, j'ai trois questions. Finalement, dans toutes les perversions sémantiques qu'on connaît, on sait bien que les plus grands apôtres de la démocratie se sont appelés Brejnev, Amin Dada, etc., Liberté, Égalité, Fraternité, on fait tout ce qu'on veut avec les mots, enfin, pas tout à fait, mais chaque groupe va vouloir y mettre ce qu'il veut. Je dirais, le développement durable, estce que ça ne va pas être ce qu'on va être capable d'y mettre, ou d'éjecter ? C'est la première question. Par rapport à ces phénomènes sémantiques, est-ce que, fondamentalement, ce n'est pas une question de rapport de force, en terme de contenu verbal et d'action ? Deuxième question : par rapport au premier exposé que j'ai beaucoup apprécié, ne croyez-vous pas qu'il y a une chose intéressante qui s'appelle l'effet d'entraînement rhétorique ? C'està- dire qu'il se passe quelque chose aujourd'hui autour du développement durable, ce qu'on a bien connu, nous, dans les années 60, autour du terme « Environnement », nos naturalistes disant : » On ne veut pas de l'ENVIRONNEMENT, on va tuer la protection de la nature et des écosystèmes pour noyer tout ça dans le paysage, le cadre de vie, la superficialité etc. ». Puis, les choses ne se sont pas passées comme ça, en réalité, même si tout n'est pas réglé autour de la notion d'environnement. On a vu des maires qui, à force de faire des discours sans y croire sur les questions d'environnement ont été mis dehors et ont été obligés de changer leur politique parce qu'il y avait des citoyens qui votaient, qu'il y avait une pression sociale. Est-ce que ça ne peut pas exister, un effet d'entraînement rhétorique ?
Troisième question : la dimension culturelle : ayant été rapporteur, à Stockholm sur le thème des dimensions socioculturelles des politiques de l'environnement, pendant que Wolfgang Sachs était rapporteur sur les questions de l'environnement et du développement, je dois dire qu'il s'est passé des choses intéressantes autour de ce thème. C'est-à-dire qu'on a vu l'union sacrée du Brésil des généraux et de l'Empire soviétique tomber sur le dos du rapporteur, parce qu'on avait commencé à parler des minorités culturelles, etc., et de possibilité de voir ce monde un peu différemment. Moi j'ai proposé le terme de développement « durable et désirable », avec le quatrième pôle « culture » pour le développement durable, et pas seulement le social. Je pense que là-dessus, on est d'accord.
Mais s'il faut certainement - comme ça a été dit cet après-midi- rendre leur autonomie aux pays, je ne sais plus comment les nommer, ceux qui ne sont pas dans le monde industrialisé, sur leur manière de penser leur propre développement, est-ce qu'il ne faut pas aussi garder notre regard critique par rapport à ce qui va se dire et se faire dans les pays ? Je ne parle même pas de la question de ces dictatures que nous entretenons comme chacun sait. J'aimerais avoir une réponse à ces trois questions.
Marie-Dominique Perrot
Je voudrais dire un mot sur le développement durable : ce qui m'intéresse, c'est de savoir ce qu'on fait avec la croissance. Si on parle déjà de développement durable, on reprend « Développement » avec toutes les connotations, et c'est ça qui m'empêche d'adhérer, même si dans certaines circonstances, bien sûr, on est des alliés ponctuels, mais qu'est-ce qu'il advient de la croissance, qu'est-ce qu'on en fait ? C'est relativement récent qu'on ose parler de décroissance, ça me frappe. Il y a eu un article dans le Monde - ça commence à être un mot qui n'est plus tabou mais peut-être était encore tabou il y a un an.
François Brune
Je trouve les questions plus intéressantes que les réponses qu'on peut donner. Elles sont intéressantes en tant que telles, et les gens se foutent pas mal qu'on réponde ou pas d'autant qu'on n'est pas toujours compétent - en ce qui me concerne tout au moins-. Je voudrais parler de l'effet rhétorique du discours, bien sûr, mais il est double : c'est-à-dire ça peut entraîner, mais ça peut entraîner de sacrées désillusions, et c'est là le Problème. Et puis, je voudrais compléter et même contester un peu ce qu'a dit Gilbert Rist tout à l'heure sur la solidarité : je me souviens d'un romain qui a écrit un siècle et demi avant Jésus- Christ « je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger » et ça, je le garde, et le petit Chilien qui meurt de faim, même si je n'ai pas de solidarité avec lui, ça me touche.
Un autre Intervenant
Ce que je retiens de ces deux jours, c'est effectivement cette critique du langage qui est pour nous un langage courant. Enfin, quand je dis « nous » je pense qu'ici, la plupart d'entre nous sont branchés, si je peux dire, sur le développement, donc la critique de ce langage, et tout ce que vous venez encore de dire tout de suite, donc des mots qui ne veulent rien dire, mais qui ont un énorme pouvoir. La prise de conscience du pouvoir de ces mots, et du fait que les mots sont tordus. Ma réaction, c'est, je crois, que c'est l'autocritique d'un langage qui est un langage européen, du moins occidental, et je crois que l'autre critique qu'on fait, sur cette sémantique, c'est aussi l'autocritique de type occidental et européen. Alors, ce que je constate, aussi, -ce n'est pas une critique sur l'organisation du colloque- ce que je constate, c'est qu'on est un peu enfermés. Il n'y a pas que ça, bien sûr, mais on est quand même très dans une problématique du langage européen occidental, et nous nous autocritiquons. Je pense que ça, c'est très positif, c'est une des choses que je retiens pour les conséquences sur « Moi, est-ce que demain je vais faire comme je faisais hier - quel va être mon après colloque ?». Je ne voudrais pas dire que je vais seulement faire autrement la même chose, mais je vais aussi essayer de faire un peu autre chose, et ça prendra du temps aussi. Je crois que c'est une autocritique très importante pour nous, pas seulement parce que quand on parle développement, on a tendance à se considérer nous, occidentaux et européens comme développés, et donc on parle surtout du développement des autres. Je pense qu'il est important qu'on s'arrête à « notre » développement, à notre société de consommation, à notre manière de produire, de produire quoi et de consommer quoi. Toute cette autocritique doit nous aider dans notre comportement journalier de consommateur et de citoyen. Par ailleurs, effectivement, je constate qu'on a beaucoup parlé de l'Afrique, on a beaucoup parlé des autres, la présence de l'Afrique et des autres pays et continents est relativement modeste, parmi nous et dans le colloque. On a eu bien sûr quelques représentants, et on en a ici aujourd'hui. On a eu l'intervention remarquable d'Aminata Traoré hier, et puis de Rajagopal, qui avec des mots qui n'étaient pas tout à fait les mêmes, mais avec une simplicité et une clarté nous ont beaucoup éclairés sur leur approche. Je suis très sensible au dernier livre d'Aminata Traoré, justement - « Le viol de l'imaginaire »- je crois que dans notre langage, qu'on leur a, dans la colonisation, imposé, surtout dans les pays francophones, bien sûr, on leur a imposé notre imaginaire, avec notre langage, et toutes les ambiguïtés et contradictions qu'on a développées aujourd'hui. Donc, je crois qu'on a énormément parlé sur le développement des autres, il faut qu'on essaie surtout d'écouter les autres, les voix encore relativement peu nombreuses qui savent se faire entendre. C'est une des leçons que je retire, ouvrir mieux les oreilles sur les questions qu'on débat aujourd'hui, écouter l'imaginaire de ceux qui veulent eux-mêmes se construire, vivre.
Juste un mot, pour dire que les mots du pouvoir, c'est vrai, mais je crois qu'il faut aussi voir qui dit les mots. Tout le monde ne peut pas dire les mêmes mots. Et quand la Banque Mondiale dit quelque chose, ça a un poids tout à fait différent que quand c'est G. Rist qui parle. Donc il y a aussi le caractère performatif des mots : le pouvoir des mots dépend aussi de la personne qui dit le mot.
Un autre Intervenant
Je suis impliqué dans une coopération avec le Mali, avec les communautés maliennes de Saint-Denis, je suis de Saint-Denis-. Et l'autre conclusion que je tire, à part la réflexion sur notre développement à nous, c'est que je ne vais quand même pas me paralyser dans la poursuite de mon action et de ma réflexion avec mes amis maliens, même si nous sommes embarqués dans des langages qui sont bien ceux qu'on est en train de critiquer. Toute cette autocritique ne va pas nous paralyser, mais va nous aider à réfléchir.
Un autre Intervenant
Je crois qu'il y a un domaine sur lequel on n'a peut-être pas assez parlé, c'est la culture. Or, on entend beaucoup un nouvel adjectif, développement « culturel » qui paraît dans tous les textes des organisations internationales depuis quelques années, alors que le mot « culture », je crois que c'est un terme tout aussi « fous-z'y-tout » que le terme développement. On ne sait plus du tout ce que ça veut dire, et je pense que c'est un autre domaine que l'on met complètement « au service » du développement. On dit que les politiques de développement n'ont pas eu de succès parce qu'elles n'ont pas pris les réalités culturelles en compte, alors que, s'il y a bien un domaine qui ne doit pas être mis au service du développement, c'est bien celui-là. Je crois que c'est un des seuls domaines où il peut y avoir des résistances.
Un autre Intervenant
Vous m'excusez pour le langage. Je ne suis pas français - je suis italien- mais il n'y a pas de traduction pour l'italien, c'est dommage, mais je vais me débrouiller. J'aimerais clarifier certains points qui ne sont pas tellement clairs, et j'ai aussi certaines suggestions.
D'abord l'aide. On a parlé de besoin, et je crois que l'aide, c'est un besoin. Aider, c'est un besoin. Au moment où j'aide quelqu'un, j'ai quand même satisfait mon besoin. C'est un premier point. Un deuxième point sur le discours du lien des buts entre extrême Gauche et extrême droite. J'habite Trieste, juste à côté de la Slovénie, donc au Nord-est de l'Italie et, juste avant de venir ici, j'ai lu un petit manifeste de l'extrême droite de Trieste, qui prenait comme exemple la lutte des agriculteurs français, en disant c'est juste et c'est correct. Je me rappelle que Julius Evola, théoricien d'une certaine ligne de la Droite, était anti-moderniste et était contre les transnationales et contre la politique américaine. Il y avait seulement un mot sur lequel on n'était pas d'accord : lui, il parlait de la Tradition, nous, on ne parle pas de Tradition, et sur ça, j'aimerais aussi avoir votre avis. Hier ou aujourd'hui, Serge Latouche disait que c'est pas tellement le fait qu'il faut refaire le monde, mais « des » mondes, qu'il faut refaire. Là je ne suis pas tellement convaincu, à savoir si on peut toujours continuer à parler de nous et des autres ou bien si finalement on peut se sentir faire partie d'un monde seulement. Avec, bien sûr, des différences, mais qui sont dans les « macro », mais dans les « micro » aussi. Dans ma ville il y a plein de personnes qui viennent de l'Est, qui viennent du Sénégal, qui viennent de partout. Il y a des italiens aussi qui sont dans le malheur. Je trouve que c'est un peu mélangé. Peut-être, il y a quelques années, on pouvait parler du Nord riche et du Sud pauvre. Maintenant, tout est mélangé, et dans ce mélange, qu'est-ce qu'on fait ? On va toujours continuer à dire « nous et les autres », ou bien on va se poser la question que tout le monde doit se poser une question ? Je suis revenu hier du Sénégal, d'une mission pour le commerce équitable italien. Donc, ça m'a bien touché, ce qui a été dit au début, si c'est un commerce, ça ne peut qu'être inégal, ça ne peut pas être équitable. C'est bien vrai, mais je crois aussi qu'on parle de mouvement. Le commerce équitable n'est pas une société. Si on le considère comme un commerce véritable, les 90 % de bénévoles qui travaillent là-dedans, il faut les payer quand même. Donc, qu'est-ce qu'il y a encore de plus, dans certains mouvements ? Et après, on a parlé des habits neufs. Je trouve qu'il y a eu, et il y a peut-être encore des grands habits, avec une seule couleur, et c'est dans ça que peut-être après le 11 septembre, quelque chose a changé.
Peut-être il faut commencer à regarder à côté, derrière, et peut-être les morceaux qui sont tombés comme ce qui se passe au Sénégal, pour les « patchworks », ou en Italie, avec les masques « Arlequino », où il y avait des gens qui n'avaient pas la possibilité d'avoir un habit, donc ils allaient ramasser chaque soir chez les couturiers les petits morceaux déchirés de tissus, et après, ils avaient un habit. Et quand il était déchiré, ils allaient chercher un morceau, donc, ils changeaient tout le temps. Ils avaient un habit neuf tout le temps en évolution, et qui respectait son histoire, son parcours. Peut-être faut il commencer à coudre ensemble, chacun ne peut plus déléguer quelqu'un pour coudre pour lui, mais doit commencer à coudre pour lui-même.
Un autre intervenant
Dans ce patchwork, ce n'est plus nous et les autres, mais il faut se mélanger. J'aimerais vous entendre sur la différence entre l'extrême droite et l'extrême gauche au niveau de la tradition, comment est-ce qu'on se pose à ce sujet, j'aimerais savoir. Merci.
Marie Dominique Perrot
Je voulais, juste un mot sur la question de la tradition. En vous entendant, en vous écoutant, c'était justement la question que je voulais vous poser, puisque vous avez dit que c'était le seul mot avec lequel vous n'étiez pas tombé d'accord avec l'extrême droite. Je pense que toute société, pour exister, est automatiquement traditionnelle. Elle repose sur des traditions, seulement le mot luimême a été connoté aussi d'une manière négative souvent ou alors rétrograde, passéiste, ceux qui sont encore traditionalistes, anti-modernistes, etc. Alors que toute société est traditionnelle, a ses traditions, la société occidentale ou les pays dits « développés » ont comme tradition majeure, me semble-t-il, l'innovation. Depuis des années, depuis des siècles même, notre tradition, ce que nous devons faire, ou ce qu'on nous dit vouloir faire et vouloir souhaiter, c'est innover, c'est abandonner la tradition, c'est changer, une sorte de mythe du changement perpétuel. Et bien sûr, il y a changement, de toute façon, mais on le pose comme un objectif qui va contre la tradition. Alors là, il y a tout un débat qui est aussi relié à la remarque de la personne qui parlait de la culture. Dés qu'on fait appel à la notion de culture - c'est aussi assez compliqué, c'est un mot « fourre-tout »- on est traité facilement de culturaliste, aussi de passéiste : on veut empêcher les gens de se développer en les ramenant à leur culture etc.
François Brune
Comme professeur de français, je transmets la tradition gréco-latine et judéo-chrétienne dans mon enseignement. J'étais payé pour transmettre cette culture, et j'y tiens, parce que je m'aperçois effectivement que la puissance des maîtres du monde au niveau idéologique repose précisément sur l'oubli des générations actuelles. Les générations actuelles n'ont pas cette espèce d'assise sur un certain passé dans ce qu'il a d'humainement riche, qui leur permet de mettre à distance, justement, ces modes de changement pour changer qui vous oblige pratiquement tous les jours à oublier le passé, comme d'ailleurs l'avenir, pour finalement mimer les modèles qui sont médiatiquement imposés aux gens. Donc, il ne faut pas confondre tradition et traditionalisme, qui est naturellement une fixation à certaines formes du passé.
George Lonesomebody
Je voudrais rapidement ajouter quelque chose dans le même sens. Le développement culturel participe de ce que Gilbert Rist a appelé tout à l'heure les oxymores parce que le développement, le concept, le paradigme dans son autorité conceptuelle appelle qu'on tue les traditions. Il n'y a pas de doute làdessus. Le développement exige qu'on tue, qu'on tourne le dos aux traditions, donc aux cultures, c'est-à-dire aux relations de l'être, à soi, à autrui, à l'univers.
Moi j'ai le souvenir de ces professeurs qui déjà, en classe de seconde, puis en terminale, puis en première année de fac et deuxième année de fac, je me rappelle les cours magistraux du professeur-gendarme, expliquaient aux étudiants réunis que le sous-développement des pays africains venait justement de l'archaïsme de leurs traditions. Lorsque tout à coup, on voudrait nous faire croire qu'il pourrait y avoir un développement qui prenne en compte les cultures, moi je dis qu'il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, parce que le développement est antinomique avec les cultures, singulièrement les cultures animistes. Le rapport de l'animiste au monde, ce n'est pas un rapport de domination. Ce n'est pas un rapport anthropocentriste. C'est un rapport qui reconnaît, je dis bien la culture animiste, à tous les éléments de l'univers d'être dépositaires d'une âme, au même titre que l'être humain. Alors écophage, l'animiste ne peut pas l'être. Je voulais ajouter ça, rapidement.
François Brune
J'en profite pour dire que le respect de notre propre tradition, le fait de nous en nourrir suppose qu'on ait la même attitude vis-à-vis de ceux qui ont la leur ; une bonne tradition culturelle humaniste suppose que l'autre qui est en face de moi, si je veux dialoguer avec lui, assume sa propre tradition, dans ce qu'elle a de vivant. Et c'est très intéressant de voir la contradiction, par exemple, de la France, qui d'un côté, naturellement a imposé sa culture à l'Afrique et qui, actuellement, revendique l'exception culturelle par rapport à la domination américaine. Donc, on est dans la contradiction.
Un autre intervenant
Je voulais juste intervenir en tant qu'anthropologue, parce que cette question de la « tradition », c'est une question qui est centrale en anthropologie, sur laquelle beaucoup de personnes ont réfléchi, et introduire peutêtre dans cette discussion, finalement, un autre mot qui est celui de « coutume », dans le sens où on a de plus en plus tendance dans l'anthropologie aujourd'hui, à parler non pas de société traditionnelle, mais de société coutumière. Pas du tout pour se voiler la face et changer les mots et essayer de s'inventer une autre réalité, mais parce qu'il y a derrière cette idée de coutume quelque chose de dynamique. Une société traditionnelle, par essence, qu'elle soit développée ou pas, est une société qui va bouger. Toutes les sociétés changent et bougent. Ce qui s'est passé hier pour tout un chacun d'entre nous, aujourd'hui n'est déjà plus dans le présent et certainement pas encore dans l'avenir… La réalité est exactement la même, pour les sociétés quelles qu'elles soient. Et dans l'idée de coutume, on a cette idée d'un mouvement, d'une dynamique, mais aussi d'une transmission, bien sûr. Cela n'exclut absolument pas l'idée de transmission. Voilà, c'est juste pour apporter un peu d'eau au moulin.
Un autre intervenant
Je suis un peu d'accord, avec la tradition, sauf qu'on en a une qui est un peu biaisée. A savoir que, à moins que ma propre culture soit un peu défaillante, dans la Bible, en fait, ça nous vient de loin, l'homme est la dernière merveille du monde. Et finalement, Dieu met le monde à sa disposition, non ? On est vraiment piégé par ça, non ? Et depuis, cette culture-là dont vous avez dit qu'elle est importante, en même temps, elle nous enferme dans le modèle, elle nous enferme dans le moule et nous sommes piégés par ça, non ?
François Brune
On peut dialoguer. Moi je vous propose un oxymore : nous sommes en voie d'un monde en unité plurielle.
Un autre intervenant
Moi je voudrais ajouter quelque chose : face au développement, le langage de la gauche et de l'extrême gauche, c'est le mot d'ordre du partage des richesses. Ca, c'est quelque chose d'incroyable, parce que finalement, ce ne sont pas les richesses qu'il faut partager, c'est la production, c'est l'autonomie de production. C'est-à-dire pouvoir être paysans au Nord ou au Sud et décider que sur quatre ou cinq hectares, on peux vivre, en toute autonomie, et pas être digéré par l'agroalimentaire. C'est ça le problème, et la réponse, c'est de refaire une autre alternative.
Marie-Dominique Perrot
Je crois que demain, avec les ateliers, on va repartir sur une piste, justement de refaire le monde, quelle que soit l'expression, qu'on l'accepte ou qu'on la critique, mais on va justement discuter de ce genre de position et d'engagement.
Une autre intervenante
Je me présente, Bénédicta Peretou. Je veux simplement dire que le développement tel qu'on le connaît aujourd'hui a fait énormément de mal aux africains. Tout à l'heure, on parlait du choix des mots et des images qui sont utilisés. Il faut savoir que les africains n'ont pas attendu l'aide au développement, qui est récente, pour trouver quelque chose à manger ou pour vivre convenablement à leur manière. Je dis ça tout simplement par rapport à la question que j'ai entendu avant la pause, qui était : bon, si on arrête le développement, si on arrête l'immigration, comment vont vivre les africains ? Pour ça, je pense que le colloque est très bien organisé. C'est bien, pour nous qui sommes ici, de réfléchir beaucoup plus loin que ce que les médias nous présentent. Quand on regarde les médias, ici en France, les images qu'on voit des africains, c'est quoi ? Ce sont des images des pauvres. Les images ne nous mettent pas du tout en valeur, nous les africains. Donc, à partir de là, la société française, surtout la couche populaire, ne voit pas l'africain en tant qu'individu. Bon, en tant qu'un être humain, mais plutôt en tant que quelqu'un qui est là pour demander à survivre. Là, je pense que le colloque doit aussi nous aider à réfléchir beau- coup plus loin, à contribuer à changer cette image, justement, que les médias présentent de nous, les africains. Car on est complètement déshumanisés et je pense qu'il faut faire quelque chose. Heureusement, nous sommes tous là. Malheureusement, nous sommes la minorité. Donc j'espère qu'il y aura des échos de ce colloque.
Atelier 2: L'économie criminelle : avenir ou vérité du développement ?
La dérive criminelle des économies de nombreux États, que ce soit au Sud ou au Nord, nous interroge. Derrière cette déliquescence de l'État et son remplacement par des mafias, des systèmes de corruption généralisée ou des trafics en tous genres, n'est-ce pas la caricature d'un modèle économique qui apparaît ? En ce sens, l'économie criminelle serait déjà en germe dans nos sociétés policées et les mafieux et trafiquants ne nous tendraient rien d'autre qu'un miroir.
Umberto Santino (sociologue, Centro studi Impastato Palermo, Italie) - Introduction
Carlos Olaya (syndicaliste, Colombie) - La economía de la mafia en Colombia
Jean de Maillard (magistrat, France) - La mondialisation criminelle
Introduction
Umberto Santino (sociologue, Centro studi Impastato Palermo, Italie)
Je suis sociologue, et le fondateur directeur d'un centre de documentation qui étudie les problèmes de la mafia, du crime organisé au niveau international. C'est un centre privé, autofinancé, avec beaucoup de problèmes.
My introduction will be about four points. The first point is the point of the definition of mafia and other forms of organized crimes ; the second point is about this deficit, of the “ethnological” problem of the mafia and other forms of organized crime ; the third is about the crimes in globalization; fourth point is about the proposal, of what we think to do in that situation.
1. The Mafia model and the paradigm of complexity. According the Convention against transnational organized crime signed in Palermo in December 2000, organized criminal group is “a structured group of three or more persons existing of a period of time and acting in concert with the aim of committing one or more serious crimes or offenses in order to obtain, directly or indirectly, a financial or other material benefit”. An organization is of the Mafia type when its components use intimidation, subjection and consequently silence (the law of omerta) to commit crime directly or indirectly, for the management or the control of a business, concession , authorization of a public contract or a public service to obtain either profits or advantages for themselves or the others.
The definition of the United Nations is very similar, because the idea is essentially that Mafia is a criminal organization. Mafia and others forms of international organized crime is essentially based on the crime organization and the aim is essentially economical. This definition looks like the Italian Anti-mafia Law (1982): Mafia is a typical criminal association and the mafiosi act like entrepreneurs. In my opinion this idea is not exhaustive. To obtain an adequate representation I have proposed the adoption of a “paradigm of complexity”: crime, accumulation, power, cultural code, consensus. Criminal groups and relational system: inter-class basis and mafiabourgeoisy. History: continuity and transformation.
According to such a defining hypothesis, the mafia is not not only a firm enterprise but is also a political subject which exercise power on its own, territorial domination, and interacts with sectors of the institution of political. First point, I will dedicate some attention to the Sicilian Mafia. because historically this Mafia is a “model”. In the Sicilian mafia criminals groups are not closed and isolated but are in a relational system, with the common interest and sharing cultural with an interclass base but dominated by illegal subjects who are much more powerful Mafia bourgeoisy. The problem is to study the crime organization inside inside the relational system dominated by the mafia bourgeoisy. In contrast with sectoral vision of extortion Mafia, job's mafia etc... and with stereotypes which stresses dynastic or generational chance of the new mafia, in reality the sicilian Mafia emerges as an articulated and unitary system, polymorphic, which ables about interviewing continuity and the transformation form originality and elasticity to adequate himself to the changing context. The mafia could not be adequately study without analyzing the society within it has born but without operating the general criminilization. Sicily, in particular in the western part ,can be defined as producing mafia, because of some characteristics such as the acceptance of violence and illegality by a largest part of the population, the exit of the legal economy and the fragility of the texture of the society. But we must not forget that this is not the result of immutable band of families. In Sicily there were important struggles, peasant movements from the fasci siciliany to the period of world war 2 against the mafia, and their defeat which made millions of people emigrate is explainable by the violent reaction of the landlords, landowners and the mafiosi, but also with the complicity of local and central institution. There is a book on the history of the anti mafia movement, it is the history of the social struggles against the mafia and centrally this book is based on the reconstruction of the struggle of the peasant in Sicily.
Toward the mafia is also used to defend historic Italian criminal groups such as the calabrian Drangeta and the campana Camora or the new once such as the poullian sacracoro Unita, it has also used to indicate some association which have been operated in other country such as the Chinese triad and the Japanese Yakusa or which have been formed recently such as the Colombian cartels, the Russian or Nigerian Mafia ... These groups have specific figure , but share some basic aspects with the sicilian mafia such as the existence of forms of organization or structures, and the aim by means of the criminal activities of getting richer and conquering power to the control of the territory. Moreover process of homologation have taken place. Organized criminal groups devoted themselves to the same activities, for example the production and the selling of drugs. And around them there is a net of relationships with subjects which made the use of tools and the advance of the technology possible. They also give to crime professionals indication on the most convenient choice in order to recycle the legal capital and make connection possible within the social and institutional context.
In my opinion there is a model, historical, of the sicilian mafia developing at international level, and centrally based on the suspect crime, accumulation power, cultural code. The proliferation of mafioso type in many countries, the documentation and reports, and the raise of illegal accumulation have generated views such as the existence of the “pieuvra” the “octopus”. The movie of Coppola, Corleone's family is a factual demonstration of the persistence of misleading stereotype, which are still today more common than scientific analysis. Neither sicilian mafia nor any other organization has a monopoly on “the world” of crime. There is no monarchy but many “republics”. It is not the mafia that has invaded “the world, that is the world that has produced and continue to produce more and more organization of the mafia type.
Today organized crime of the mafia type spread in peripherals and in central areas too, we can say there is a criminal way to the capitalism and a criminal way of the capitalism. Same aims: wealth, success, social mobility, using illegal means, but illegality spreads beyond the criminal groups: corruption in economic activities connected with the public institutions.
2. The stereotype of deficit. The metaphor of the “Jungle”. According the traditional explanation mafia and other forms of organised crime are produced by the deficit of opportunities linked with conditions of backwardness and underdevelopment. This explanation has been re-proposed by the International Organisations: the new forms of organised crime (from Russia and other former socialist countries to Latin America and Africa) and the so-called “transnational crime” would have as their own originating context the conditions of marginality and periphery or of incomplete and imperfect modernisation. In democratic capitalist countries liberalism would be based on two pillars: market and law. In the countries last comers to the capitalistic economy, there is a market without State and laws. A wild capitalism (the “Jungle”) without rules, in which illegal accumulation has great importance.
In reality, actually, the Mafia has exploited the opportunities for under development and of development and has been able to take part in process of modernization, turning them to its own interest. And today transnational crime can not be explained through the metaphor of the jungle ; those countries which are the last arrived in the capitalist market by turning to illegal accumulation and feeling themselves with the mafia follow a track already laid out by the countries indicated as model of democracy and liberalism. Starting with the USA where crime has been characterized as the american way of life. This is to say as a way towards capitalism for the various ethnic, ethnic subjects, present in the american scenario, Irish, Jews, Italians... In reality the mafia is a form a primitive accumulation but we must be careful not to consider capitalisms equal to mafia, because there has not been deformation of the mafia type wherever the capitalistic mode of production has been imposed. We must say that in the transition process from feudalism to capitalism there was the birth of organization of the mafia type in circumscribe area, the mafia in western Sicily, the triades in China, the Yakusa in Japan. Where the state was unable to impose the monopoly of violence, capitalism have developed such phenomena as Mafia, when specific conditions are present : immigration with difficult opportunities for integrating, black market originating from prohibition, the use of illegal violence to stop or repress the social conflict.
Today global capitalism produces criminality, particularly organized crime of the mafia type, because of the contradiction that characterizes the world social system, contradiction between law and the reality, for instance the prohibition of production and use of drug, favours activities of criminal groups, between opacity of financial system (banking secrecy, financial innovation, etc...) and the attempts to fight to “money lander inch” beet wen the capitalistic restructuring and the developmental politics and because of the clause intertwining of legal and illegal sector of societies, the economy and politics. There is a basic schizophrenia between the measures which are supposed to be adopted to repress and contain organized crime, and politics cared out by the international agencies. In a world where “wellt” is more and more concentrated in the hands of a few people, 358 hundred billionaires have on their own as much as 2 billion 3 hundred million people, that is to say 45 % of the world population, the world bank, the international monetary fund and the world trade organization , through the plan of structural adjustment, the dismantling of public intervention and the research for the large profit for private capital in the name of neo liberalism which has become the all over practice, provoke a weakening of legal economy and increase unemployment and impoverishment of the majority of the world population.
Actually these countries are following a track already laid out by the countries indicated as examples of democracy and liberalism, starting from the USA (“crime as American way of life”): crime as a form of primitive accumulation.
3. The crimes of globalisation. We can consider among the effects of neo liberal globalisation: increase of territorial disequilibrium and social gaps, economy financialisation (reduction of real economy and the emphasizing of financial activities): This is an answer to the crisis by overproduction. This context is criminalistic, producing crime, because for many countries and many people, the legal accumulation and the opacity of the financial system favoures the symbiosis between the illegal and legal capitals. Many old and new crimes: traffic of human beings, illegal emigration, prostitution, the new slaveries, exploitation of children, black work etc. as forms of competitiveness required by market laws. Organized crime is the manager of this kind of industrial “reserve arm” necessary for the running of the global system, on one hand we have the lost of the working rights, on the other hand we have the reduction of human beings to goods or cheap labour. Illegal activities and criminal groups are often connected to the international politics. Two examples : a) Drug trafficking in Afghanistan and financial network of Bin Laden family; b) The Mafia-States. The Italian case (from the Christian Democracy to Berlusconi: role of the Mafia in the struggle against Communism; today: the legalisation of illegality).
Italian case. Many newspapers have spoken about this international network connected with the United States, connected with Switzerland. I can cross to this problem of the mafia states. After the collapse of the communism regime, in analyzing the situation of the balkan area, there has been talks on the mafia state, Albania and Serbia. But I think that it is necessary today not only speak of this kind of criminalization of the state, but I think this is necessary to talk about for example the state that don't respect the international right and in this case we have a lot of documentation, for example in the book of Noam Chomsky about the role of the USA.
I want to dedicate some attention to the Italian case.
In the history of the sicilian mafia, the relationship with the institution has fundamental aspects and is inscribed within the formation process of the dominant classes and the configuration of the state. The mafia, on one hand does recognize the state monopoly of force as a form of justice, so it is outside and against the state ; on the other hand its aim of acquiring public money, to contracts, to public works for example, takes part actively in public life, and it is within and with the state. The state has also demonstrated a duality. Legitimating the mafia because a long tradition of impunity and renouncing de facto to the monopoly of force. During the movement of peasant fasci siciliani in the last decade of XIXe century, the mafia violence had a very important role in the repression of this struggle. And the landowners and mafiosi imposed their domination. In Italy during the first republic, the Mafia was connected with governmental politicians, specially the christian democracy, the majority party and was a used against the communism and the left. In the transition from the first to the second republic, the mafia violence hurt the magistrate, police men and governmental leaders exciting the institutional reaction with new laws, struggles and many life sentences. In the last years, the mafia understood that it is necessary to control the violence, if they want maintain a social role. Today the government of Berlusconi, involved in many investigation and corruption, makes a policy which we can define as legalization of illegality. Berlusconi is imposing laws in his own private interest. Reducing or abolishing the legal controls, and this context is very favourable to the Mafia strategy.
4. Repression and prevention. The problem is change of development pattern or change of paradigm. If the context is criminalistic, it is necessary to act on the causes, on the process of production, not only to try to repress the phenomena. We can indicate the general lines of a new prospect and economy satisfying the rights and a politic based on democratic participation, but today economy is only for the maximization of profits and the politics show such a violence with passive audience.
The proposal of correction, the compassionate globalisation, the sustainable development are oxymores, contradictory. The protection of the environment for instance can not live together with the american industry and the american way of life. The antiglobals say “the world is not for sale” but today everything is for sale.
The expression “developed countries” is false, this countries are condemned to an eternal under development. If you want to change the situation we must go out of the economicism and socialize the economy.
We have for example a problem in Sicily to unify the anti global and the anti mafia movement. We have made seminars, walking in this direction. In Sicily, the anti mafia movement is as much old as the mafia. Today anti mafia movement is engaged in civil society. By analysing the contemporary anti mafia movement in the light of reflection of social movement we can say this is a peculiar movement, which has a dualistic attitude towards the system. Contemporary anti mafia mobilisation take place in a context dominated by global perspective and shared with the civil society movement the limits of partiality and precariousness. Where the fights against the mafia can be inscribe in a general and whether if should gave the characteristic of an anti systemic movement. The anti mafia and anti global movement can meet on the field of opposition against the criminal aspects of globalization and for the project of a new society. Another world is possible, but the problem is to pass from the wish to the formulation of a practicable project. This is the challenge for us. The proposal to reduce or eliminate the occasion producing crime, drug traffic, prostitution, clandestine immigration, new slavery... the problem is the financial economy. Today we are searching, we are working to create an alternative but we have a lot of problems and I think we have a good critic of the existent but it is very difficult to find an alternative, to find a solution.
Mafia et violence en Colombie
Carlos Olaya (Syndicaliste, Colombie)
Afin d'expliquer la relation qui existe entre l'économie de la mafia en Colombie, le développement de ses activités, qui s'est converti en projet sociopolitique en Colombie, et l'antiinsurrection, la violence, le pouvoir et l'accumulation des richesses dans ce pays il faut commencer par rappeler que l'on a souvent attribué le problème de la violence dans ce pays à la mafia et à la guerre. Or, le contexte de violence qui règne en Colombie a été encouragé par un petit groupe de chefs d'entreprise, par une oligarchie - que nous qualifions de criminelle - qui a plongé le pays dans un bain de sang depuis le processus d'indépendance.
Au cours du XIXe siècle, plus de quatre-vingts guerres civiles ont éclaté en Colombie. En quatre-vingt-un ans d'indépendance, cela fait en moyenne une guerre civile par an. Le XXe siècle a débuté par une guerre civile qui a commencé en 1899 et s'est terminée en 1902. Mais ceux qui ont été vaincus, c'est-à-dire les guérilleros de l'armée libérale de Rafael Uri, se sont immédiatement lancés dans une lutte qui a duré jusqu'en 1930.
De 1930 à 1948, une confrontation systématique a opposé les deux partis aujourd'hui traditionnels et alliés en Colombie : le parti conservateur et le parti libéral. À partir de 1948, lorsque le chef libéral Jorge Gaitan est assassiné, une guerre civile généralisée éclate et cause la mort d'environ 500 000 personnes. Des combats ont lieu dans tout le pays jusqu'en 1957, où une amnistie générale est signée par les guérilleros libéraux.
La résistance des libéraux continue alors et se transforme peu à peu en guérilla communiste. En 1964, de nombreuses contestations de gauche surgissent et sont pour la plupart portées à la connaissance de la communauté internationale.
Il n'y a donc pas eu un seul jour de paix en Colombie depuis l'indépendance du pays.
Cette violence a été mise en place par une oligarchie, qui a eu recours aux armes pour imposer son projet antidémocratique et son projet de concentration des richesses. D'autre part, au cours du siècle dernier, les États-Unis se sont progressivement approprié des portions de notre territoire pour créer la République de Panama. Ils sont ensuite intervenus, tant sur le plan militaire qu'économique et politique, de façon systématique, jusqu'à il y a un ou deux ans, où une intervention militaire directe a eu lieu, ainsi qu'une intervention économique à travers le Plan Colombie.
La violence en Colombie n'est pas un produit de la guérilla ni de la mafia. La mafia s'est développée dans ce contexte de violence et en a effectivement profité pour participer à une politique d'accumulation des richesses et s'allier intimement à une politique contre-insurrectionnelle. La mafia colombienne a connu son essor dans les années 1980, période au cours de laquelle la demande de cocaïne a fortement augmenté. Jusquelà, la mafia s'était limitée à la culture et à l'exportation de marijuana vers les États-Unis. Mais, dans les années 1980, dans la mesure où cette activité se développe, la mafia colombienne - associée à d'autres organisations criminelles principalement de la région des Andes, puis du Mexique - commence à prendre de l'importance dans le circuit international. Au début, la mafia colombienne se concentre sur le commerce de la cocaïne et n'essaie pas de contrôler la production, ni le système d'accumulation proprement dit, c'est-à-dire le système financier que l'activité génère. Elle commence avant tout à ouvrir des voies au trafic vers les États- Unis et s'allie, d'une façon ou d'une autre, à la mafia américaine et aux réseaux financiers américains pour accomplir sa mission. Mais cette mafia va par la suite également tenter de contrôler non seulement les voies du trafic mais aussi la culture, le processus de distribution aux États-Unis ainsi que, bien entendu, le processus de blanchiment d'argent, se créait ainsi en énorme financier.
À partir des années 1980, cette mafia s'associe fortement au projet anti-insurrectionnel nord-américain. La mafia colombienne a toujours été alliée non seulement au pouvoir mais également au capital et aux intérêts nord-américains. Cette déclaration pourrait quelque peu entrer en contradiction avec le discours officiel du gouvernement nord-américain qui prétend la combattre vigoureusement. Cependant, certains faits prouvent le contraire.
Tout d'abord, il faut rappeler que la mafia colombienne a été fortement impliquée dans le soutien aux Contras nicaraguayens et dans le scandale de l'Irangate, à tel point que la CIA et la DEA feront appel à elle pour vendre de la drogue aux États-Unis afin de financer l'armement et les activités des Contras nicaraguayens. La mafia colombienne a également été systématiquement mêlée à l'ensemble de la politique contreinsurrectionnelle en Colombie. Vers 1982, avec la collaboration de la CIA et plus tard celle de la DEA, des groupes paramilitaires commencent à se créer et à se former en Colombie. Ces groupes sont systématiquement financés par la mafia colombienne. La participation et le rôle de conseillers de la CIA, tout comme du Mossad israélien, à l'intérieur de ces groupes, ont été clairement prouvés. Ce sont des mercenaires américains, britanniques et israéliens qui entraînent les premiers groupes paramilitaires en Colombie, “premiers” car le paramilitarisme a de nombreux antécédents en Colombie. Ces groupes sont supposés éliminer les dirigeants sociaux et combattre l'insurrection ; sont supposés car, en réalité, ils vont se consacrer à un véritable plan d'extermination de masse de la population. Cet aspect doit être souligné car ces groupes, qui sont de très petite taille en 1982, sont tout à fait opérationnels. Ils sont en relation avec les services secrets de l'armée qui leur permettent de commettre toute une série de massacres et d'attentats contre des dirigeants. À tel point qu'aujourd'hui une organisation de gauche telle que l'Union patriotique a été purement et simplement éliminée. Au total, environ 3 500 personnes ont été assassinées par ces groupes paramilitaires.
Qui les dirigeait ? Qui en étaient les fondateurs ? Qui étaient leurs associés ?
Les groupes paramilitaires ont été principalement fondés par trois mafieux associés dans le cartel de Medellin : Pablo Escobar Gaviran, les membres de la famille Ochoa, associés de Pablo Escobar Gaviran, et, au centre du pays, le mafieux Gonzalo Rodriguez Gacha, surnommé “le Mexicain”.
Ces trois organisations mafieuses ont fondé ces groupes paramilitaires auxquels vont systématiquement s'allier tous les milieux qui ont quelque chose à faire avec le pouvoir en Colombie. Les sphères de l'État colombien vont naturellement les rejoindre, que ce soit la bureaucratie de l'État, les militaires ou l'Église dont de hauts dignitaires sont financés par la mafia.
Une contradiction se développe au sein de la mafia dans sa relation avec le pouvoir, l'État et les États-Unis, contradiction qui lui permet de gagner du terrain à l'intérieur de la société colombienne. En effet, à partir des années 1980, la mafia ressent le besoin de développer un projet politique, pour accroître son pouvoir, et de créer une sorte de culture de la violence pour promouvoir ses intérêts économiques, politiques et sociaux. La mafia contrôle des secteurs de l'économie nationale tels que la construction - totalement contrôlée par la mafia en Colombie - ou encore l'agriculture : 46 % des meilleures terres sont contrôlées par les mafieux. Deux d'entre eux qui se déplacent aujourd'hui librement en Colombie et n'ont subi aucune condamnation pour leurs crimes sont propriétaires de plus de 2 millions d'hectares de terre. Ils contrôlent également une partie du système bancaire : les Rodriguez Orichuela, chefs du cartel de Cali, sont sociétaires des deux principales banques colombiennes, propriété de Luis Carlos Armiento Angulo, l'un des financeurs de la campagne de Pastrana. Le cartel de Medellin va également s'associer au syndicat d'Antioche, devenu aujourd'hui un groupe d'entreprises, qui a fourni environ 175 millions de dollars pour la campagne de Pastrana.
On pense, aujourd'hui, à l'intérieur du pays et au niveau international, que ce gouvernement n'a rien à voir avec la mafia, alors que le gouvernement précédent était entièrement à sa merci. En fait, le gouvernement actuel a des relations indirectes avec la mafia puisque ses financiers ont entretenu des liens permanents avec les cartels.
Par ailleurs, on peut parler d'un véritable projet culturel. En effet, la mafia contrôlant des branches entières de la production et disposant de grands excédents financiers, donne à une partie de la population déplacée, jetée à la rue par le néo-libéralisme, comme symbole culturel le pouvoir mafieux. Celui-ci se manifeste sous la forme d'une pratique culturelle que les jeunes appellent “sicariat” (pouvoir du tueur à gages), qui consiste à incarner le pouvoir dans un quartier, dans la commune, dans la ville, pour éliminer ses ennemis et s'enrichir. Cette culture comprend des éléments très particuliers, des éléments de religiosité très profonds, des éléments matriarcaux très ancrés et des éléments de solidarité très marqués. Mais c'est aussi une culture de décomposition sociale et de décomposition “individuelle” profonde. Il s'agit de dévaloriser la vie à l'extrême et de faire de l'argent la valeur suprême. “Je suis capable de tuer n'importe qui sauf ma mère”, déclare un sicaire, “du moment qu'on me paye pour ça. Je n'ai pas d'amis, la solidarité existe uniquement au sein de mon groupe, tant qu'il n'y a pas d'argent en jeu”.
Cette culture, ce pouvoir, cette richesse accumulés à l'intérieur de la société, et ce lien avec le projet antiinsurrectionnel, font que la contradiction entre État et mafia ne sont que conjoncturelles. Cette conjoncture étant fonction des rapports entre pouvoir d'État, mafia et gouvernement des États- Unis.
En d'autres termes, la mafia colombienne s'est organisée et a déjà franchi plusieurs étapes qui lui ont permis d'avoir une part de pouvoir et de faire partie, aujourd'hui, d'un ensemble oligarchique qui, d'une façon ou d'une autre, l'a intégrée et institutionnalisée pour tenter de la manoeuvrer à travers sa quête de pouvoir et pour profiter des bénéfices qu'il peut obtenir de cette relation avec elle.
Aujourd'hui, après l'émergence puis la déroute du cartel de Medellin, après l'apogée puis le déclin du cartel de Cali, surgit un nouveau cartel peut-être plus puissant, plus violent, qui entretient de nombreuses relations avec les États-Unis et qui possède une part de pouvoir plus importante. Ce nouveau cartel s'appelle le “paramilitarisme”.
L'histoire qui suit est emblématique. Le paramilitarisme a été instauré par quatre mafieux, après que le cartel de Medellin se soit divisé. Pablo Escobar trouva un arrangement avec le gouvernement, arrangement qui suscita une controverse au niveau national et international, car il se faisait à son seul profit : le gouvernement ne touchait pas à sa fortune, ni à sa structure mafieuse, et dans la prison qui l'a accueilli - un véritable palace - celui-ci était libre d'agir comme il l'entendait. Une fois “incarcéré”, Pablo Escobar vit cependant son empire menacé et la rivalité de ses associés ébranler le cartel. Sa relation avec le pouvoir est tellement évidente, et le type d'incarcération dont il bénéficie tellement privilégié - on est loin des conditions normales de détention en Colombie - qu'il fait venir ses associés dans sa “prison”, les fait assassiner, les dépouille puis les enterre. Il s'agit de ses principaux associés. Escobar entreprend ensuite l'élimination de tous ses associés secondaires afin d'empêcher qu'ils aient, d'une façon ou d'une autre, un quelconque pouvoir à l'intérieur du cartel de Medellin, en profitant de sa condition de détenu. Cependant, ses associés parviennent à s'organiser en groupes appelés les “pepes”. Cette organisation fait appel à la CIA, à la DEA, à la police colombienne, en somme à toutes les autorités officielles, alors qu'il s'agit de mafieux, afin de conclure un accord passé aussi avec le cartel de Cali pour combattre l'empire de Pablo Escobar. Deux des principaux personnages de cette organisation sont Fidel Castaño et son frère, Carlos Castaño, aujourd'hui dirigeants des paramilitaires en Colombie.
Il s'ensuit une persécution violente et une action terroriste contre la famille, les biens et contre toute l'infrastructure et les personnes ayant un lien avec Pablo Escobar. À sa sortie de “prison”, Pablo Escobar prend la fuite et se réfugie à Medellin. Par des moyens électroniques très sophistiqués, la coordination entre la mafia du cartel de Medellin, la police colombienne, les services secrets colombiens, la CIA et la DEA repère et abat Pablo Escobar.
On pourrait dire alors qu'un problème a été résolu : le plus important mafioso colombien est mort, la mafia disparaît avec lui. Mais qui le remplace ? Les Castaño. Non en tant que mafia mais en tant qu'appareil paramilitaire, entièrement soutenu par l'ensemble de l'oligarchie colombienne, la CIA, le Mossad, et par d'autres services secrets internationaux. Ensemble, ils commencent à développer un projet anti-insurrectionnel fondamental qui passe par l'élimination de tous les leaders populaires, et a aussi pour but de conquérir des territoires. Cette organisation devient peu à peu une force militaire régulière, qui possède un énorme pouvoir lui permettant de constituer un véritable État dans chaque territoire conquis. Aujourd'hui, une région comme Urraba, située au nord-ouest du pays, près de la frontière panaméenne, se trouve virtuellement entre les mains des paramilitaires. On pourra dire que c'est parce que l'État n'existe pas dans cette région. En fait, il existe un État, puisqu'il s'agit de la zone la plus militarisée du pays. Il y a un lien direct entre les militaires et les paramilitaires. Cependant, le paramilitarisme ne représente pas seulement un corps militaire, il exerce aussi un contrôle économique et social sur la population, assure le développement d'un projet anti-insurrectionnel très violent, et représente le pouvoir, un pouvoir absolu. C'est-à-dire qu'aujourd'hui, ce sont les paramilitaires qui occupent ces régions et commandent aux autorités. C'est par la force des armes, lors des prochaines élections, par exemple, que les paramilitaires vont désigner les membres du Sénat et ceux de toutes les institutions du pays.
Il y a même un candidat paramilitaire, Alvaro Uribe Velez : il contrôle des régions entières où le trafic de drogue constitue la principale ressource économique.
Les caractéristiques de la mafia colombienne ont radicalement changé. Son projet actuel est de type fasciste : elle entend servir les intérêts américains, qui mettent en place un plan de génocide des populations colombiennes. Chaque année, 35 000 personnes trouvent la mort en raison de cette violence. Au cours des dix dernières années, près de 4 000 syndicalistes ont été assassinés ; près de 160 l'ont été l'an dernier. Sur quatre syndicalistes qui sont tués dans le monde, on en compte trois en Colombie. Tout cela parce qu'une oligarchie cautionne sans condition ce projet paramilitaire. Et le trafic de drogue demeure la principale ressource économique du pays, même si sa nature a changé. Dans les années 1980, le PIB annuel de la Colombie augmentait de 3 à 4 % grâce au flux permanent de capitaux entrants générés par les activités de la mafia principalement aux États-Unis. On estime qu'environ 5000 millions de dollars s'acheminaient chaque année vers le pays. Aujourd'hui, ce flux de capitaux n'arrive plus, et on est en droit de se demander où il est arrêté. Par quel circuit financier international transite le fruit de tout ce trafic ?
Au cours des deux dernières années, la surface des terres consacrée, en Colombie, à la culture de la cocaïne et du pavot a doublé : de 60 000 hectares, on est passé à 120 000 en 2000. Le trafic s'est énormément développé mais l'argent n'entre plus dans le pays. Ces cinq dernières années, le PIB n'a augmenté que de 0,9 %. C'est-à-dire que les capitaux de la mafia transitent par des circuits internationaux financiers. 1 % seulement du produit de la vente que la mafia contrôle en Colombie est reversé aux paysans, soit environ 500 millions de dollars.
En conclusion, cette économie criminelle, fortement associée en Colombie à une oligarchie au pouvoir et au projet nord-américain, a un lien étroit avec le néo-libéralisme. En Colombie, peu de gens sont conscients que le néo-libéralisme est plus criminel que la mafia. L'activité de la mafia ou des néolibéraux a fait sombrer 26 millions de Colombiens dans la pauvreté, a permis que 8 millions de personnes vivent dans l'indigence et que 4 millions meurent de faim. Aujourd'hui, un pays aussi riche que celui-ci fait partie des dix pays où l'on meurt de faim dans le monde - rivalisant presque avec les pays africains qui souffrent depuis tant d'années de ce fléau - avec un taux de chômage de 25 % et un taux de sous-emploi de 20 %. Seuls 20 % des Colombiens occupent un emploi normal.
Et tout ceci parce que le pays est gouverné par deux types d'activité économique criminelle : celle de la mafia, sous la forme d'un plan paramilitaire, et celle du néo-libéralisme, qui est peut-être encore plus criminelle.
La mondialisation criminelle
Jean de Maillard (magistrat, France)
Mon propos bien évidemment va se situer dans le prolongement de ce qui a été dit, mais peut-être avec plus de distance dans la mesure où je ne suis pas un spécialiste du développement ni des affaires internationales et je suis plus orienté sur les questions peut-être disons un petit peu juridiques et sur une réflexion que j'ai essayé de mener de type sociologique.
La mondialisation a changé toute la donne, notamment la donne criminelle, dans la mesure où, aussi puissante qu'aient pu être les organisations mafieuses il y a vingt ou trente ans, elles n'avaient rien à voir avec ce que l'on en connaît aujourd'hui.
Le paradoxe de la mondialisation criminelle est que plus les activités criminelles deviennent importantes, moins elles sont identifiables en tant que telles. Ceci n'est pas seulement valable pour ces activités mais aussi pour les organisations et leurs structures.
Au préalable il est nécessaire de faire une petite distinction. Lorsqu'on parle de la mondialisation, on utilise un concept qui recouvre des phénomènes complémentaires, indissociables les uns des autres mais qui, paradoxalement, peuvent apparaître comme opposés et contradictoires. L'attention est de prime abord attirée par l'aspect économique de cette évolution de nos sociétés. On pense à l'effacement des frontières, à la libéralisation des marchés, à l'unification du marché mondial, des capitaux, des marchandises, et l'on a tendance à considérer que la mondialisation consiste en une unification de la planète, ce qui est exact. Cependant, en même temps que s'opère cette unification des marchés économiques et financiers, s'opère au contraire une fragmentation du point de vue social et politique. Il n'y a jamais eu autant d'États qu'aujourd'hui, mais ces États n'ont plus grand chose à voir avec ce que l'on considérait comme un État il y a une trentaine d'années, c'est-à-dire des administrations centralisées, cohérentes, et capables d'organiser aussi bien l'économie que les relations sociales à l'intérieur des frontières - pour cette bonne raison d'ailleurs que les frontières ont quasiment disparu. Un phénomène de mondialisation unificateur s'oppose donc à un phénomène de mondialisation fragmentaire, qui entraîne la constitution de groupes sociaux de plus en plus repliés sur eux-mêmes, et le lien entre ces deux formes de mondialisation s'opère par une réorganisation des modes de communication et de solidarité au travers du concept des réseaux. Ces quelques considérations sont essentielles pour comprendre l'évolution de la mondialisation et de la criminalité, devenues indissociables l'une de l'autre. Les États ont perdu leur monopole d'organisation des sociétés, mais ils n'ont pas perdu pour autant toute leur capacité d'intervention, et l'un des aspects supplémentaires de la mondialisation est que la prospérité économique et financière, qui indéniablement a accompagné ce mouvement, n'est ni partagée, ni équilibrée. On a mesuré un accroissement des richesses, de plus en plus concentrées, en même temps qu'une explosion des échanges économiques et financiers. Ce dynamisme qu'a introduit la mondialisation se retrouve également sur le plan criminel, puisque c'est elle qui a donné son nouveau visage à la criminalité, en même temps que la criminalité a donné son nouveau visage à la mondialisation. Il est aujourd'hui impossible de distinguer les marchés économiques et financiers et la criminalité. Il n'est plus possible de dire qu'il existe d'un côté une économie blanche, qui pourrait éventuellement connaître des dévoiements criminels marginaux, et de l'autre côté une société criminelle, qui chercherait à pénétrer cette société légale simplement pour blanchir ses activités. Cette représentation de deux mondes distincts, le monde légal et le monde illégal, ne correspond plus à la réalité.
En tout état de cause, il est impossible de dire aujourd'hui qu'il existe une société criminelle et une société légale, il n'existe plus qu'une seule société crimino-légale. Il faut également analyser comment s'effectue ce rapport indissociable entre le crime et l'économie. La disparition de l'État est l'un des éléments qui permettent la prospérité de la mondialisation criminelle. Dans ce grand mouvement d'effondrement, d'effacement, de dépassement des frontières, on a vu apparaître non seulement des marchés économiques et financiers unifiés mais aussi, très curieusement, une conception des droits de l'homme qui tend, elle aussi, à s'uniformiser sur le plan mondial. Cela ne signifie pas que partout les droits de l'homme sont respectés de la même façon, mais que le concept occidental des droits de l'homme n'a plus d'adversaire crédible, légitime, qu'il n'y a plus qu'une seule conception de l'individu dans le monde. Cette révolution idéologique, ou cette victoire idéologique de la conception humaniste de l'Occident, vient se fracasser sur la logique économique et financière de la mondialisation d'une part et sur la fragmentation de nos sociétés d'autre part.
Du point de vue des rapports entre cette unification de l'idéologie mondiale des droits de l'homme et l'unification des marchés, le résultat est que l'on assiste à exactement l'inverse de ce que l'on espérait. On croyait qu'en élaborant, voire en forçant, cette conception occidentale des droits de l'homme et en l'imposant à travers le monde, l'on pourrait contribuer à le pacifier. Or, dans la mesure où les États ont perdu leur capacité de pouvoir organiser les sociétés à l'intérieur de leurs frontières et que cette capacité des États n'est pas remplacée, le résultat est qu'il n'y a plus d'instances de régulation autres que les instances économiques et financières.
Alors que l'on prétend aujourd'hui que l'homme n'a pas de coût, que la vie humaine n'a pas de prix, on s'aperçoit qu'à partir du moment où il n'existe pas d'instance politique capable d'appliquer un tel programme et de faire respecter les droits de l'homme, l'absence de coût de l'individu lui donne justement une valeur sur les marchés économiques et financiers. Cette valeur passe par la criminalisation, parce que les États s'interdisent, du moins officiellement, d'introduire la vie humaine dans les marchés. Les organisations criminelles n'ont pas de comptes à rendre de cette nature. De plus, elles ont compris que ce qui pouvait être le plus producteur de plus- value est ce qui est à la fois le plus protégé en tant que valeur et le moins protégé, compte tenu de l'incapacité croissante des États à assurer l'ordre public - l'exemple colombien en est la meilleure illustration.
Donc tout ce qui peut porter atteinte à l'individu est en même temps ce qui est producteur de normes qui ne sont pas, ou de moins en moins, défendues, et qui sont de plus en plus productrices de rentes pour ceux qui n'ont pas de scrupules à profiter des trafics d'armes, de drogue, d'êtres humains, et parmi ceux-ci, les trafics de femmes, d'enfants, de main d'oeuvre, d'organes… Tout ce qui peut directement, ou indirectement, porter atteinte à l'intégrité des individus est nécessairement producteur des plus grandes plus-values, des plus grandes formes de rente. En outre, puisque le seul obstacle à ces rentes est un obstacle moral et non plus juridique, militaire ou policier, les organisations criminelles sont, par nature même, au coeur de ces processus de production économique et financière qui tournent autour de l'exploitation de l'homme. Par conséquent, il n'est pas exagéré de dire que la dynamique unifiante de la mondialisation, tant sur le plan économique et financier que sur le plan idéologique, dans la mesure où elle ne s'accompagne pas de la mise en place de structures d'organisation, situe le crime nécessairement au coeur même de son processus.
Un deuxième aspect conforte lui aussi sociologiquement cette évolution : la fragmentation des sociétés. À l'inverse des sociétés précédentes, qui, à l'intérieur des États-nations, tendaient plus ou moins à unifier les modes de vie, à réduire les inégalités, on assiste aujourd'hui à une indifférence des États à l'égard de politiques sociales destinées à réduire les écarts qui peuvent exister entre les groupes sociaux à l'intérieur de leurs frontières, qui pour le reste n'existent plus. Et de plus en plus on assiste à une montée des regroupements communautaires, des mises en réseaux et de tout ces phénomènes qui tendent à inverser la propension des sociétés précédentes à l'universalisme.
Cette société en réseau correspond très clairement au modèle mafieux traditionnel, qui fonctionne sur la base de groupes claniques à l'intérieur desquels se dégage une bourgeoisie, une élite qui devient elle-même titulaire légitime de l'autorité à l'intérieur du groupe, qui n'a plus de comptes à rendre à ses autres membres et qui donc peut imposer sa propre loi à l'intérieur du groupe. Sur le plan sociologique aussi on s'aperçoit de plus en plus que nos sociétés se structurent sur des modes favorisant l'émergence d'organisations, de groupes mafieux, les organisations mafieuses n'étant elles-mêmes que l'expression de sociétés organisées sur un mode clanique qui en suscite l'existence.
Pour finir, l'existence des États devient elle-même un élément de la criminalisation, sans même faire allusion à la corruption politique et au dévoiement que l'on peut rencontrer dans le comportement de dirigeants politiques qui, pour des raisons personnelles ou politiques - par exemple d'hégémonie politique vis-à-vis d'autres pays - développent des pratiques criminelles. Par le fait de leur incapacité croissante à pouvoir réguler les sociétés à l'intérieur de leurs frontières, la propre résistance des États à la criminalité est justement ce qui lui donne les moyens de se développer.
L'exemple de la drogue peut le démontrer. La toxicomanie est le résultat de ce que l'on peut appeler un malaise social. Lorsque quelqu'un est équilibré sur le plan de sa vie personnelle, familiale, professionnelle ou psychologique, il n'a nul besoin d'avoir recours à des adjuvants chimiques ou autres. Il est évident que la progression de la toxicomanie depuis une trentaine d'années est liée au malaise de la civilisation occidentale. Lutter contre elle ne peut se faire avec de simples programmes médicaux ou psycho-sociologiques, puisque le problème de la toxicomanie se trouve au coeur du problème politique de nos sociétés.
Les gouvernements sont dans l'incapacité de se désintéresser purement et simplement de ce problème, et donc se sont tous lancés, à un moment ou à un autre, dans des politiques de répression de la consommation et du trafic de drogue. Et même si un nombre croissant de pays s'orientent vers la dépénalisation de la consommation de drogues, le trafic, lui, reste prohibé et réprimé.
Comment les organisations criminelles qui ont pris en main le trafic de drogues se situent-elles dans cette problématique ?
Contrairement à ce que l'on pense, il semble évident qu'elles se sont non seulement parfaitement accommodées de la répression, mais encore l'ont-elles souhaitée. En effet, il était beaucoup plus facile pour elles de limiter l'économie de la drogue à deux ou trois marchés - la cocaïne, l'héroïne et le cannabis - que de se lancer dans des pratiques commerciales en vue d'augmenter des parts de marché, ce qui aggrave l'instabilité interne d'un marché. Le monopole est toujours plus confortable que la concurrence. Avec la répression des trafics de drogue, on a donné aux drogues dites dures une valeur qui a largement suffi à rentabiliser leur trafic et qui a permis à quelques organisations d'assurer sinon un monopole, du moins un oligopole sur ce marché. Le problème est que les États sont entrés dans le marché de la drogue avec les drogues et les programmes médicaux de substitution. D'une part, ils ont fait concurrence aux organisations criminelles, et d'autre part, le marché s'est saturé parce que les populations susceptibles d'être les consommatrices de ces drogues dites dures étaient déjà toutes tombées dans la toxicomanie. Il n'y avait donc plus de marge pour accroître les marchés. Ceci fait que le double effet de saturation et de concurrence par les États a entraîné l'apparition de drogues de synthèse - du type amphétamines ecstasy - et de luttes pour les parts de marché entre ces drogues de synthèse dont les cibles ne sont pas les toxicomanes durs mais au contraire les jeunes, les étudiants et même finalement les classes moyennes… Et il n'est pas sûr que les organisations importantes, les mafias qui tiennent les grands trafics de drogue du type cocaïne ou héroïne, voient avec une grande bienveillance l'apparition de nouvelle drogues entraînant de nouveaux marchés et leur faisant concurrence. En tout état de cause, ce à quoi on assiste dans ces cas là c'est à une baisse du prix des drogues pour augmenter les parts de marché dans l'espoir que, le plus vite possible, les États se mettent de nouveau à réprimer les trafics, ce qui fera remonter les prix et donc les profits. Il y a aujourd'hui une contradiction insoluble : soit on libéralise les drogues, mais alors l'État perd sa fonction et sa raison d'être, soit l'État agit contre les trafics de drogue et la toxicomanie, avec pour seul résultat de faire augmenter les rentes criminelles de ces trafics.
À travers cet exemple, on se rend compte que l'État est pris en otage en étant inévitablement amené à renforcer ce que justement il combat. Plus la mondialisation, qui repose sur la dérégulation, progresse, et plus se renforcent les contradictions entre le niveau national et la logique de la mondialisation. Cette logique se nourrit de la réaction des États contre la mondialisation. La seule issue possible résiderait dans une autre mondialisation, et peut-être pas dans une antimondialisation.
Débat
Tonino Perna
Je suis Tonino Perna de l'université de Messine et du CRIC, c'est une organisation non gouvernementale qui travaille dans le nord de l'Afrique et dans l'Europe en même temps, parce que nous sommes, en Sicile, africains et européens.
Dans l'ère de l'après-développement, il y a des changements, des ruptures avec le passé. Nous avons écouté Umberto Santino au sujet de la mafia sicilienne qui était la plus fameuse dans les années 1960-1970. Depuis, elle a perdu sa fascination. Nous avons écouté le représentant d'un syndicat colombien, Carlos Olaya, qui a nous raconté des choses très intéressantes sur le changement de la mafia colombienne, et puis le magistrat Jean de Maillard nous a parlé de la fonction de l'état dans l'ère de la mondialisation par rapport à la criminalité.
Alors l'hypothèse que je vous donne ici pour ouvrir ce débat, c'est que nous vivons un changement de pouvoir et de la bourgeoisie même. Si nous regardons après la chute du mur de Berlin, nous avons une augmentation de la bourgeoisie criminelle ou bourgeoisie mafia, comme dit Santino, qui a pris le pouvoir politique, qui est entré dans l'État dans les pays de l'Est, dans beaucoup de pays d'Afrique, d'Amérique latine et aussi chez nous.
L'hypothèse peut être que la nouvelle bourgeoise va contrôler l'État même et dans une situation de néolibéralisme il y a une grande possibilité d'avoir une sorte d'armée criminelle de réserve. La marginalisation sociale donne la force de travail, donne la possibilité de la reproduction de cette forme de criminalité. Et nous avons vu cela en Sicile, il y a quelques cas positifs de sortie de la marginalisation et de la pauvreté, alors il y a réduction de la grande criminalité et des relations entre la micro-criminalité et la grande criminalité.
Le cas italien est un cas exceptionnel parce que les italiens, sont un peu artistes, ils font des choses curieuses, le pouvoir est pris par des hommes de confiance qui sont des mafieux et du coup entre illégal et légal il est difficile aujourd'hui de se repérer.
Et on peut dire que l'État est plus faible, d'un point de vue financier, du point de vue de sa capacité de régulation économique, sociale, etc. Mais en même temps il fait beaucoup de répression, la répression de la toxicomanie et de la micro-criminalité. C'est très intéressant, parce que chez nous, nous avons eu le privilège de regarder l'évolution du phénomène criminel après la deuxième guerre mondiale. Dans les quartiers où il y a les chefs de la mafia, il n'y a pas de micro-criminalité. Il y a deux choses différentes : tu as l'armée criminelle de réserve pour les grandes affaires criminelles et tu as les petits criminels qui font le voleur d'auto, le voleur à la maison. Il y a beaucoup d'histoire de très jeunes gens qui ont été tués par des chefs de la mafia parce qu'ils avaient pris la bicyclette, l'auto d'un fils d'une famille mafieuse et qui sont tués immédiatement, parce que c'est une chose insupportable pour la mafia. Donc il y a un ordre mafieux qui est en convergence avec l'ordre mondial.
Donc la bourgeoisie mafieuse fait la répression de la micro-criminalité et en même temps le magistrat a raison, elle est favorable à la répression de la toxicomanie, parce nous savons que plus grande est la répression des drogues, plus haut sera le prix des drogues sur le marché clandestin, Nous appelons cela la différence d'information entre les producteurs et les consommateurs. Et plus un marché est illégal, plus grande est la différence d'information, plus grand est le profit. C'est une règle générale de l'économie.
Je crois aussi que les changements en Colombie vont dans cette direction où la bourgeoisie criminelle devient une partie fondamentale de l'État. Les processus sont différents dans les autres pays. Par exemple dans les pays de l'Est, c'est plus évident. Si vous connaissez l'Albanie ou le Monténégro ou la Russie, il est clair que certaines familles, en 10 ans, sont devenus de grands capitalistes grâce aux marchés illégaux.
Nous ne devons pas faire l'erreur de la confusion entre la corruption et la criminalité, non c'est autre chose. Il y a toujours eu de la corruption dans la relation entre l'État et les marchés. Mais la criminalité organisée c'est autre chose, c'est pas la même chose que la corruption. Il y a des contacts mais c'est autre chose.
Je fais la proposition d'apporter au débat général sur l'après-développement la relation après-développement et changement culturel du pouvoir de l'état et même de la criminalité organisée.
Un intervenant
J'ai 78 ans j'ai vécu toute une période de résistance en Haute-Savoie et ensuite
j'ai fait mes études d'ingénieur et actuellement je m'intéresse à tous les problèmes qui sont autour de la médecine, avec la mafia pharmaceutique qui est très importante, la mafia médicale qui est très importante, etc.
Or, quand je reviens en arrière je me dis : en 1789 nous avons eu la révolution française qui nous a amené ensuite une constitution pour créer la démocratie et jusqu'en 1940, nous étions un état nation dans lequel il y avait des provinces nations où chaque individu connaissait son origine, ses traditions et ses repères. Et pendant la période de 1950 à 1980, les fameuses trente glorieuses, nous avons eu besoin en France de main d'oeuvre, cette main d'oeuvre est venue soit de nos anciennes colonies (où nous étions tellement bien organisé que les gens n'avaient pas de travail et donc on les a fait venir en France), soit des pays limitrophes comme l'Italie, le Portugal, l'Espagne ou même la Turquie etc.,. Et nous avons créé une société multi-ethnique - j'aime pas employer le mot «racial» -, une société multiethnique, caractérisée par un manque d'OTR, d'Origine, de Tradition et de Repères. Et actuellement, nous sommes dans une société désorganisée avec deux types de générations : une population qui est venue pour travailler et des enfants qui soi-disant sont allés à l'école de la République. Et entre ces deux générations il n'y a plus de contact humain dans le domaine des Origines, des Traditions et des Repères. D'où il y a, et surtout dans nos banlieues, une marginalisation d'une certaine population. Et cette population est vite pris en main par ces mafias organisées. Donc je crois que nos gouvernements devront prendre en main la rééducation de générations pour recréer une population multi-ethnique dans une démocratie dont le nom est la «démocratie française»
Une autre intervenante
Je suis un tout petit peu étonnée de n'avoir pas encore entendu nommés les paradis fiscaux parce qu'il me semble que c'est précisément dans les paradis fiscaux que la criminalité et les états financiers se rencontrent, s'unissent et collaborent tout à fait bien entre eux. Ceci étant, il me semble que les grandes entreprises dans le monde entier aujourd'hui ont leurs activités tout à fait légales mais qu'elles ont pratiquement toutes aussi des activités illégales, qu'elles ont des relations avec la mafia ou même qu'elles organisent la mafia.
Je voudrais donner un exemple qui me paraît intéressant auquel j'ai eu l'occasion de m'intéresser. C'est le problème de la mafia dans le tourisme, dans le temps partagé, ce que l'on appelle le «time share» en Espagne. Depuis 10 ans ce sont les capitaux américains en premier lieu et anglais en second lieu qui interviennent dans l'immobilier de tourisme, en utilisant une main d'oeuvre espagnole, française, libanaise et accessoirement allemande ou belge pour escroquer les consommateurs européens puisque la communauté européenne estime aujourd'hui qu'il y a 2,5 millions de personnes qui ont été escroquées par cette mafia. C'est à mon avis une véritable mafia parce qu'elle fonctionne réellement selon la loi du milieu, à savoir qu'il n'y a pas une société de vente de ces semaines de vacances qui puisse agir honnêtement. Elles sont toutes contraintes d'agir d'une certaine façon et elles ont toutes les mêmes méthodes d'intervention. Il y a quelque chose qui est passé inaperçu me semble-t-il, ça n'a pas été publié dans la presse française, peut-être ailleurs, c'est le fait que le juge Garson de Madrid (celui qui s'était attaqué à Pinochet) a fait arrêter à Ténériffe en novembre dernier une vingtaine de personnes liées donc à la fois à ce que l'on nomme le «time share», au commerce des armes, au blanchiment d'argent, à la drogue, au risque de sa vie à mon avis parce que l'ensemble de la magistrature et du secteur des avocats dans le sud de l'Espagne et dans les îles est constamment et très fortement menacé.
Je voudrais entre autre indiquer, parmi ces grandes entreprises qui combinent activités légales et activités illégales, la société Hutchinson, sur laquelle je commence à avoir un dossier intéressant et qui pratique donc ces activités mafieuses. Je ne sais pas du tout ce que représentent du point de vue des bénéfices ces activités mafieuses par rapport aux activités légales. Il faudrait regarder ça de près mais c'est difficile à savoir. Je pense qu'Hutchinson n'est pas un cas particulier, mais représente un exemple classique de ce qui se passe et qui me paraît tout à fait intéressant. Ce sont des sociétés américaines qui organisent ce trafic en Espagne. Voilà, je voulais donner cette information.
Jean de Maillard
Oui, rapidement à propos des paradis fiscaux, c'est l'arbre qui cache la forêt. Il faut se méfier parce qu'en même temps ils sont l'illustration de ce que j'ai essayé de dire. Pourquoi ou plus exactement comment existent ces paradis fiscaux ?Ils existent parce qu'on reconnaît à chaque État une souveraineté qui interdit aux autres États d'intervenir dans l'organisation juridique, au sens très large du terme, de ces États. Donc il suffit d'être une petite île perdue au milieu du Pacifique pour dire “j'ai exactement les même droits sur mon territoire que les États-Unis sur le leur” ce qui a pour conséquence un système dans lequel la territorialisation des relations n'a plus aucune importance. Aujourd'hui nous sommes passés d'une logique de fonctionnement des sociétés territorialisée à une logique de fonctionnement des sociétés temporalisée. Aujourd'hui vous pouvez être en relation permanente avec tout le reste de la planète sans avoir besoin de bouger de votre siège et vous pouvez faire ce que vous voulez avec le reste de la planète. Aujourd'hui les problèmes de gestion de l'espace, je ne peux pas dire qu'ils ont complètement disparus, mais ils se sont infiniment relativisés alors qu'on a la possibilité d'être en temps réel avec n'importe quel point de cet espace. Et les paradis fiscaux sont donc des leurres juridiques. De purs leurres dans lesquels on utilise un concept qui n'a plus aucune raison d'être dans le cadre actuel de la mondialisation qui est celui de la souveraineté. C'est-àdire qu'on met en avant un concept du droit public international pour empêcher le droit, un nouveau droit, d'émerger, qui serait le droit de la mondialisation justement.
Et le problème de la mondialisation, ce n'est pas qu'il y en a trop aujourd'hui c'est plutôt qu'il n'y en a pas assez. On a à la fois une situation qui, à certains égards, est totalement mondialisée, c'està- dire tout ce qui est économique, financier, criminel et comme je disais tout à l'heure, très paradoxalement idéologique, et d'un autre côté dès qu'il s'agit d'organiser, de réguler quelque chose à ce moment là, plus rien n'est mondialisé, ou rien ne l'est encore. Le seul gendarme qui existe sur le plan mondial, c'est l'OMC, un gendarme qui est là pour interdire d'interdire. Comme j'aime bien le dire, c'est le seul endroit dans lequel on ait réussi à faire passer le slogan de mai 68 «il est interdit d'interdire» : c'est au niveau des échanges économiques et financiers mondiaux grâce à l'OMC.
Intervenante
Sauf pour les États Unis d'Amérique… ils peuvent faire ce qu'ils veulent
Jean de Maillard
Oui et non parce qu'ils ont été condamnés par l'OMC, d'ailleurs très paradoxalement, justement sur leur utilisation des paradis fiscaux. Donc y a aussi des contradictions qui font qu'un système peut toujours se retourner contre luimême, Karl Marx l'avait dit bien avant moi.
Intervenante
Il y a des conventions internationales contre les paradis fiscaux
Jean de Maillard
Oui, bien sûr, parce qu'on n'interdit pas les paradis fiscaux; pour les interdire, il faudrait une loi mondiale. Qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui vis à vis des para- dis fiscaux ? c'est en train de dégringoler, actuellement, à l'OCDE, au GAFI, etc. Il suffit que n'importe quelle île du pacifique dise «je vous promet qu'en 2010 j'aurais mis ma législation à jour» pour qu'on l'enlève des fameuses listes donc oui, on est dans le leurre, dans l'illusion pure. Donc les paradis bancaires fiscaux en tant que tels n'existent pas.
Par rapport à la mafia, je pense qu'aujourd'hui son succès est tel que ce concept finit par ne plus rien signifier, tout est mafieux et tout est mafia. Et c'est assez vrai parce qu'aujourd'hui la mafia au sens traditionnel et historique du terme, c'est-à-dire un groupe criminel lié à un territoire et qui est l'élite d'une certaine population minoritaire, ça n'existe plus que dans les mafias en formations. Aujourd'hui les grandes mafias du type mafia sicilienne ou de l'Est, sont de plus en plus déconnectés de leur substrat sociologique et donc il y a un problème de définition du terme de mafia, on a ten- dance aujourd'hui à en avoir une utilisation abusive. Si on veut désigner par là des organisations criminelles d'accord, mais si on veut désigner un phénomène sociologique, on risque d'être dans la confusion.
Manuel Berto Arès
Je voulais qu'on balaie un petit peu devant notre porte puisque le problème de la corruption à Grenoble on le connaît bien. On a été la première ville où un citoyen a réussit, par la loi, à faire condamner un système mafieux, celui de la Lyonnaise des Eaux, notamment à travers Alain Carrignon qui était à la fois ministre, député, maire, président du Conseil Général d'Isère. A cette occasion le grenoblois que je suis, d'autres sont présents dans la salle et me corrigeront si je me trompe, a appris l'existence dans la loi de deux figures : la corruption active et la corruption passive.
Corruption active c'est quoi ? C'est la personne qui a une capacité financière et qui pour obtenir des marchés, ou des passes-droits sur différentes questions qui l'intéressent, peut proposer de l'argent (ou d'autres faveurs ou types de maté- riels) à quelqu'un qui a le pouvoir de décision sur cette question là. Donc cor ruption active dans ce cas là, c'est la Lyonnaise des Eaux et donc Jérome Monod. Et le deuxième cas, la corruption passive, c'est celui qui accepte la proposition malhonnête. Dans ce cas-là on a jugé Monsieur Carrignon qui avait accepté l'argent qu'on lui proposait. Par contre Jérôme Monod est actuellement le conseiller spécial de Jacques Chirac qui est président de la République. Voilà, donc ça baigne.
Donc ça c'était la première manche. Ensuite si on passe au niveau de l'Europe, en ce qui concerne les accords de pêche entre la communauté européenne et les pays tiers comme le Sénégal ou Madagascar par exemple, on a le même problème par rapport aux ressources naturelles. Comme les ressources ont été épuisé en Bretagne, en France pratiquement, à part en Méditerranée on a absolument besoin d'entrées dans les eaux territoriales et côtières d'autres pays, là où les nombreux pêcheurs artisans survivent. Alors les gouvernements endettés permettent à des flottes de pêche industrielle de rentrer très très près du bord, dans la zone économique exclusive, ce que l'on appelle les «4 miles» et ils pêchent sur la ressource des petits pêcheurs et aggravent la famine, l'émigration et tout le reste. Là, encore une fois, c'est de la corruption passive, qui vient des pays riches. Donc dans cette question de corruption il faut toujours tenir compte que celui qui est le premier comptable c'est le plus riche, c'est celui qui a l'argent. Quand on parle de la corruption dans les pays du sud, c'est la plupart du temps de la corruption passive et c'est nous, en tant que citoyen, contribuable, qui avons la principale responsabilité par rapport à nos gouvernants sur cet aspect là. Et c'est à nous de travailler là-dessus. Et c'est pour ça que vous avez vu circuler une pétition de l'association Survie puisque, sur le plan français, on est submergé dans un système de corruption qui a près de 500 ans, il a commencé en Amérique et il y a 130 ans en Afrique,et cela continue. Donc au coeur de ce système mafieux, corrompu, qui mine la démocratie il y a Elf Aquitaine, la
Lyonnaise des Eaux, et bien d'autres parce qu'on n'a pas le temps de faire le procès de tout le monde.
On avait le capitalisme, comme disait Lénine, ensuite c'était le stade supérieur c'était l'impérialisme et maintenant on a le libéralisme mafieux, puisque la criminalité est au centre du libéralisme. Ce n'est pas un épiphénomène, les privatisations comme en Argentine, mon pays d'origine, sont au coeur de la criminalisation, au coeur de l'appauvrissement, de la démolition de l'État, de la démolition des droits de l'homme et il est urgent que nous, citoyens français de toutes les couleurs qui vivons en France prenions les affaires en main. Seule une mobilisation citoyenne de grande ampleur comme les argentins vous en donnent l'exemple peut peut-être arrêter ce fléau.
Merci
Un autre intervenant
Je voudrais rapidement parler d'un autre aspect que je trouve intéressant où l'on voit le légal et l'illégal se rejoindre, ce n'est peut-être pas l'économie criminelle, mais on peut dire illégale. Je suis du forum civique européen, nous avons travaillé un bon moment sur ce qui est l'exploitation des migrants, surtout celle des travailleurs agricoles, dans les fruits et légumes, mais on pourrait parler de beaucoup de secteurs dans l'économie à l'Ouest qui dépendent de cet apport de main-d'oeuvre clandestin, le magistrat pourrait le confirmer, les policiers, les juges le savent.
Certains secteurs fonctionnent uniquement grâce à cet apport de main- d'oeuvre clandestine, on peut parler du bâtiment, de l'hôtellerie, de la restauration, des fruits et légumes, du nettoyage industriel, des travailleurs domestiques pour donner quelques exemples. Ces personnes viennent souvent d'Afrique, ainsi les Marocains en Espagne ou en France. Avec les accords de Schengen, il est maintenant quasiment impossible de venir en Europe sauf en tant que clandestin. On voulait les maintenir comme clandestins parce que, pour beaucoup de secteurs, il faut une réserve de travailleurs permanents mais pas salariés tout le temps. En fait il y a toute une mécanique qui est non-dite mais que tout le monde connaît. Le mot de clandestin est ridicule, si on va dans le quartier du Sentier à Paris on sait très bien que beaucoup de gens qui marchent dans les rues sont des soi-disant clandestins. S'ils restent dans ce quartier, ça va, s'ils le quittent, ils risquent d'être arrêtés. C'est ce que Emmanuel Téré entend par économie du travail illégal, c'est un fléau qui existe partout en Europe et qui est peu connu. Dans les instances européennes ou les gouvernements, lorsqu'on veut combattre ça, on parle de mafia, des mafias. On a parlé avant du trafic de personnes, mais en fait c'est surtout un système économique, dont on fait tous partie, comme consommateurs, etc., qui favorise cela. Ce ne sont pas les mafias. A la limite les mafias c'est le service nécessaire à ces systèmes économiques ici pour fournir ces mains d'oeuvre qui doivent traverser par le détroit de Gibraltar ou ailleurs. Et il y a aussi un très grand nombre de personnes, avec des emplois légaux, qui dépendent totalement de cette exploitation d'illégaux. C'est le cas dans le Sentier, c'est le cas des producteurs de fruits et légumes d'El Ejido en Espagne, on peut donner beaucoup d'exemples. Voilà, je voulais mentionner ça pour rajouter un autre dossier en quelque sorte.
Nestor Vega
Je suis animateur à Radio Libertaire et je m'intéresse beaucoup au problème de l'Amérique Latine et au tiers monde. On a entendu beaucoup de choses intéressantes, aujourd'hui comme hier, mais je pense qu'il y a des choses qui n'ont jamais été dites. Je pense que si cette espèce de société mafieuse existe, en général, il faut commencer par l'État, cet appareil créé pour dominer et contrôler tout une région, avec tous les citoyens qui sont à l'intérieur. L'État est un appareil qui n'est pas fait pour faire une révolution de justice sociale, c'est un appareil de domination et en tant que tel il a un rôle à jouer. Et à l'intérieur de cela chacune se débrouille comme il peut à partir des règles que lui-même se fabrique et malheureusement, je dis lui-même, parce que le citoyen croit qu'il participe à la création de ses propres lois mais c'est le contraire. Je pense que les individus ont un certain pouvoir, mais ils font ce qu'ils veulent après et après on a une société telle que eux, les politiciens, ont décidé de la faire. Et nous ici, citoyens, on est en train de réfléchir sur pourquoi ce type de société existe, pourquoi les paradis fiscaux, pourquoi la Lyonnaise des Eaux. On voit à chaque instant cette espèce de mafia criminelle organisée partout.
Nous, citoyens, je crois qu'on était proche de la civilisation volontaire dont on parlait dans le siècle dernier ou avant, je crois que là maintenant on est passif, on accepte tout, on réfléchit, on discute, on bavarde, mais on est spectateur de la destruction complète des relations humaines dans toute la planète et on commence doucement à réagir. Je dis cela comme une espèce de préambule à d'autres exemples que je vais donner.
A ce moment là, je suis redevenu Chilien. La communauté européenne est en train de discuter avec le gouvernement chilien sur des accords commerciaux. Ils ont déjà eu huit réunions, ils vont avoir la neuvième réunion avant de prendre une décision ou de signer des accords. Quel est un des problèmes principaux avant un accord final ? La communauté européenne demande, exige, du gouvernement chilien de permettre à tous les pays de la communauté européenne, qui ont une flotte de pêche incroyablement moderne, de pêcher dans les eaux territoriales chiliennes sans rien payer Ce n'est pas une mafia italienne ou colombienne qui fait ce chantage, c'est la communauté européenne.
En ce moment au Chili, il y a un débat très grave depuis à peu près deux mois autour de cette situation, qui a été dénoncé par la presse. C'est extraordinaire de penser que la communauté européenne pose comme condition pour négocier avec le Chili, pour acheter en fait la négociation avec le Chili, de permettre d'aller pêcher de façon gratuite toute la richesse marine de la côte du Chili.
Il faudrait bien réfléchir au fait que la mafia commence à partir des systèmes économiques dont les États sont les gérants mais qu'aujourd'hui ils ne sont plus autonomes, il y a un pouvoir supérieur. Aujourd'hui les États, avec les politiciens, sont simplement des facilitateurs des intérêts de ces multinationales et nous, citoyens, je crois qu'on a un rôle a jouer là dedans et j'espère qu'on sortira avec quelques idées là dessus de ce colloque.
Merci.
Une autre Intervenante
Je trouve ça intéressant d'entendre qu'on n'arrive plus vraiment à définir la mafia, en fait c'est quelque chose de criminel et l'aspect criminel a l'air de s'atténuer. On ne peut pas à la fois dire ça et protester du fait qu'on appelle tout et n'importe quoi mafia aujourd'hui. Pourtant je pense qu'on peut définir cette mafia comme une posture consistant à capter un maximum de pouvoir, de pouvoir passant par l'argent et d'être une source de redistribution de ce pouvoir et de cet argent.
Et on va le retrouver à peu près par- tout, à savoir l'État, Elf Aquitaine, et tous ceux qu'on a cité, ce sont des captateurs formidables de masses énormes d'argent pour construire des ponts, des systèmes de distribution d'eau, qui coûtent une fortune. Aujourd'hui un élu local puissant c'est quelqu'un qui a su capter énormément d'argent, de subventions qu'il va pouvoir redistribuer sur un territoire. De même, un grand mafieux c'est quelqu'un qui, on l'a vu dans les films, sait distribuer énormément d'argent à ses clients.
Je n'ai pas beaucoup voyagé mais en province c'est flagrant. Il y a eu une décentralisation effectivement mais le résultat c'est qu'on a un vaste système mafieux en France où tout le régime, où toute la richesse produite et qui devrait être redistribuée auprès des citoyens pour qu'ils en fassent quelque chose d'intéressant, est totalement captée par l'état. Ce que l'on appelle les pouvoirs publics maintenant, comme il n'y a plus d'état, ce sont les différentes communes, regroupements de communes etc., et au milieu de tout ça les citoyens n'ont plus leur mot à dire parce qu'ils n'ont aucune légitimité.
Vous connaissez ce discours, les associations n'ont pas de légitimité donc elles n'ont pas à capter le moindre argent. Quelqu'un a récemment, si vous me passez l'expression, foutu la merde au milieu de tout ça. C'est Hascoët, avec son petit secrétariat d'état à l'économie solidaire qui a osé faire un immense appel à projets avec quelques centaines de milliers de francs, qu'il a distribué à des gens illégitimes, vous et moi, enfin il suffisait d'avoir un projet. Incroyable ! Et donc l'état n'a absolument pas admis ces pratiques. Hascoët s'est fait incendier dans les différentes directions de l'état décentralisé, qu'est ce que c'est ces méthodes, “c'est incroyable, on donne de l'argent à des gens qui sont pas”. On passait par-dessus la tête des différents seigneurs locaux pour attribuer à des porteurs de projet les moyens de faire quelque chose. C'était un scandale.
Or c'est ça la solution. C'est d'autoriser des gens du type d'Hascoët à redistribuer la fabuleuse richesse que nous produisons, non pas sous la forme de fonctionnaires mais sous forme de “mille fleurs fleuriront”.
Bernard Wattez
Bonjour, je suis parisien, formé en sciences humaines cliniques et je voudrais un peu rebondir sur ce qui a été dit sur la question des drogues. Dans la ligne du débat de ce matin où effectivement on était d'accord pour s'attaquer au problème du développement demeure une croyance de l'imaginaire de l'homme occidental. Et je voudrais resituer un peu cette problématique à ce niveau là.
Premier point. Vous n'avez absolument pas parlé du statut de la prohibition. On est dans un régime de prohibition vis à vis des drogues, lequel n'a rien à voir avec le régime de la réglementation. Nous avons tous le souvenir de la prohibition américaine des alcools dans les années 20, avec les gangsters style Al Capone. Il faut bien se souvenir que ça a été un échec. La prohibition est un échec car ce n'est pas du tout un système de réglementation. Le problème de la réglementation et des drogues c'est que, avant d'être un problème psychopathologique comme vous semblez le dire, c'est d'abord un phénomène culturel, la drogue.
En anthropologie on sait que toutes les sociétés ont utilisé des drogues, et comme disait Durkheim déjà cité ce matin, toute société est un peu religieuse. Mais à la différence de la prohibition les drogues ont toujours été réglementées, soit en Inde par les religions, soit dans le catholicisme avec le vin. Même chez nous, boire un petit coup et se faire une bonne cuite le samedi soir, ça reçoit la bénédiction du père de famille : «mon petit fils, tu peux prendre une bonne cuite, ça ne peut faire de mal à personne, tu deviens un homme». Donc il faut sortir un petit peu de cette hypocrisie et de ce racisme entre drogue du nord qui est l'alcool et drogue du sud, la marijuana. Vous savez qui a nommé la marijuana, qui est en fait le nom du chanvre ? Ce sont les Américains dans une perspective raciste pour stigmatiser tout ce qui venait du sud. Pour ces pauvres petits blancs, cette couche de «middle class», on a créé ce mot pour faire peur et pour défendre les valeurs de l'alcool. Donc il y a bien une sorte de clivage anthropologique entre les bonnes drogues, sans compter celles qui sont maintenant bénies par l'industrie pharmaceutique. Il faut quand même savoir que pour maintenir les travailleurs dans leurs usines, pour qu'ils produisent et continuent à être là à 8 heures du matin, on ne se prive pas de leur donner du Prozac. Le Prozac est devenu maintenant le chien de garde de notre fameux développement et de notre idéal de croissance. Pour moi, je pense qu'il faut un peu travailler ces questions là.
Et la question de la réglementation n'est pas du tout un problème de prohibition. Je pense que l'on pourrait s'inspirer d'autres cultures et puisqu'on est un peu dans le siècle des repentances vis à vis des pauvres du sud, il faut quand même se rappeler les dégâts dus à l'alcool à l'encontre de toutes ces tribus qui utilisaient d'autres moyens d'évasion que l'alcool. L'alcool a tué, notre alcool béni par nos saintes familles, a détruit des peuples entiers.
Je soumets à votre réflexion ces quelques remarques que beaucoup de jeunes connaissent. Toutes ces données, ces réflexions, entrent totalement dans le cadre de ce colloque. Merci beaucoup.
Albert Kouth
Je travaille dans une ONG au Cambodge, en Asie du Sud-Est. J'ai entendu beaucoup d'exemples sur la criminalité, sur l'économie criminelle, un peu partout dans le monde. Je ne vous ai pas dit comment ça se passe au Cambodge, mais je pense que là n'est pas la question. Je suis venu ici pour entendre tout ça, pour comprendre un peu tout ce qui se passe dans le monde, mais je voudrais aussi entendre plus d'exemples sur comment nous allons nous organiser pour contrer cette économie criminelle qui nous met vraiment dans des situations inimaginables, qui tue et qui continue de tuer des millions de personnes. Comment allons-nous nous organiser pratiquement ici ? Après le discours, comment allons-nous faire ? Est-ce qu'il y aura une liste d'email ? On va correspondre, s'organiser? Comment ? Quelle est la suite que nous allons donner pour que nous puissions tous encore être connectés les uns aux autres, s'écouter, capitaliser nos expériences, capitaliser nos énergies et agir partout dans le monde ? Là où nous nous trouvons, nous représentons une force maintenant, il faut l'organiser pour devenir efficace. Voilà ce que je voulais vous demander, pour qu'on trouve la solution avant qu'on se quitte. Merci beaucoup à vous.
Une autre intervenante
On a organisé une émission à RFI sur la Colombie dont le prochain volet pas- sera dimanche prochain, sur l'argent de la drogue et le trafic d'héroïne. Les colombiens viennent de prendre 60 %du marché américain de trafic d'héroïne et font du pavot depuis quelques temps, ce qui alimente les guérillas, les FARCS, l'ELN et aucun ne se gêne pour massacrer les populations indigènes au milieu.
C'est très difficile dans ce contexte là de faire la part des choses sur cet argent de la drogue. Là il est question que le gouvernement américain, dans le programme «Colombie», utilise des millions de dollars pour lutter “contre la drogue”. Le programme «Colombie» se résume en fait à détruire les plants de feuilles de coca en déversant des quantités considérables de pesticides, de Monsanto d'ailleurs, qui sont des produits extrêmement toxiques. Ces milliers de tonnes de pesticides sont déversés non seulement sur les cultures, je dirais, illicites des feuilles de coca mais également sur les cultures licites. Ils arrosent aussi bien le café, la banane... et font des dégâts considérables. Cela créé évidemment des problèmes au niveau de la santé des populations sur le plan local.
Et je ne m'éloigne pas vraiment du trafic de drogue, tout est lié. Il y a également les rançons sur les multinationales puisque c'est un des pays où il y a le plus de kidnapping au monde, et Ingrid Bettancourt en a fait les frais encore tout récemment. Cet argent de la mafia est plus complexe parce que c'est impliqué dans beaucoup de choses, il y a à la fois de la violence, il y a la guerre sur place, il y a aussi les multinationales qui cherchent à faire des affaires sur place. Et c'est très très complexe alors comment effectivement faire la part des choses dans cette situation qui n'est pas simple. On ne peut pas dire que d'un côté il y a les bons, de l'autre les méchants, parce que là ils sont mélangés. Peut-être pourrait on me répondre sur le plan de la Colombie parce que c'est une situation que j'ai du mal à élucider moi-même.
Carlos Olaya
Lo primero que tengo que aclarar, no es que los colombianos controlen el 60 % de heroina, es la mafia colombiana. Los colombianos no son los narcotraficantes. Solo hay un pequeño número de narcotraficantes que acaparan este mercado. Creo que en Europa en termino general hay una vision occidentalista y una interpretación nociva de esto. No todos los colombianos son mafiosos, siempre es necesario aclarar esto. En segundo lugar la periodista ha acusado a la guerrilla, como principal actor y protagonista del tráfico de droga, esto tambien es absolumente falso. Y la invito a que vaya a Colombia y lo constate. El Ejército de Liberación Nacional nunca ha traficado con drogas, la FARC tiene presencia en amplias zonas donde hay cocaleros, sería importante que la periodista le preguntara a estas organizaciones si trafican con drogas y pudiera constatarlo en el terreno, seguramente si puede hablar con ellos le podran facilitar la forma, e ir y constatar esta version, porque esta es otra version que del punto de vista de muchos colombianos es falsa. En tercer lugar el estado colombiano está fuertement involucrado, no solo en el tráfico y control de drogas, por todos los nexos historicos que han tenido los politicos colombianos con la mafia, sino porque el tráfico es controlado por un cartel que ya aqui planteé anteriormente, que hoy es el paramilitarismo, y yo quisiera destacar un elemento que no resalté suficientemente. El paramilitarismo está ligado fuertemente al estado y el estado es el padre del paramilitarismo, pero como el estado es un aparato, son las clases sociales colombianas que controlan el estado, los ganaderos, los industriales, los poseedores del capital financiero, los grandes agricultores y las empresas transnacionales quienes estan ligadas últimamente con este proyecto paramilitarismo y lógicamente los políticos. Y una característica que de pronto sólo se podría encontrar en alguna de europa oriental que es similar a este proyecto criminal, es que el paramilitarismo es un ejército. Ya no es un grupo de sicarios, es un ejercito armado, uniformado, con un fuerza de combate formidable como decía antes entrenado tanto por la CIA que por el Mosad Israelí y por mercenarios de diversos paises.
Por tanto lo que quiero resaltar es que la DEA ha negociado con los paramilitares y eso es público, ellos mismos lo han hecho público. Los mercados de droga, tanto de heroina como de cocaina, que controla el paramilitarismo hoy son mercados facilitados tanto por los servicios de inteligencia norteamericanos como de otros paises. Está circulando drogas por todo el mundo en Europa, y en Estados unidos donde esos canales estan siendo facilitados por estos servicios de inteligencia. Y en esta proporción tambien los servicios de inteligencia colombianos tienen que ver sistematicamente con este tráfico. El estado es fuertemente involucrado ahi.
Gracias.
Rajagopal
I think the criminal economy began that day when the society tried to give importance to money. Today the money system is the more money you have, the greater place you have in the society. So everyone is trying to make money, because everyone want to get place in the society and buy hapiness by spending money. So unless we are able to change the value that money is the greatest thing in life, and by achieving money you can buy happiness and prosperity, by some other values you'll continue to play this game, of getting money and through money getting happiness. I think we are unfortunately passing all those values to our new generation and they are also in this competition of getting more money and more money.
Elections are fight, especially in countries like India. Nobody wants to be defeated, everyone want to win, and in order to win you need money, and money comes from all kinds of mafia, mining mafia, forest mafia, water mafia,... So as long as this is going to be the style in which governance is going to take place, that elections will be held, criminals will finance elections and finally criminals are ruling society. So unless we have an alternative way of governance, we wan't be able to eradicate the criminal politics from the society.
A third point I want to mention is that while we look at various mafias, we forget to mention the World Bank mafia. This is one of the biggest Mafia in the world, using money to perpetuate criminal activities in every country. I'm fighting against the WB projects which is moving 1,5 million indigenous people. And the kind of crime WB is committing on humanity need to be challenged.
The last point I want to make is that people who opposed crime should be acting against crime, that is how we can get ride of crime.
Thank you.
Une autre intervenante
Je peux parler en espagnol et en français, mais je préfère que ce soient les français qui comprennent le mieux puisque j'habite en France, et je pense que c'est très important. Je milite dans l'association France Amérique Latine, surtout à la commission Colombie, et suis assez au courant de ce qui se passe en Colombie parce que je suis la presse de près. Pas simplement la presse officielle, mais aussi la presse alternative, la presse de gauche et celle que l'on n'écoute jamais là-bas et ici non plus d'ailleurs.
Ce que je dis, surtout aux journalistes, dont le rôle est très très important, c'est que vous avez un rôle d'information auprès de la population puisque les gens regardent la télé, écoutent la radio. Or je vois que vous, quand il y a un conflit, un problème, et je prends celui qu'il y a en Colombie, vous n'écoutez qu'une seule voix ! Il y a un conflit, il y en a deux face à face et vous n'écoutez qu'une seule voix !
J'écoute RFI tous les jours et je lis la presse française, et j'ai une proposition à faire : il faudrait faire une école de formation des journalistes. Vous êtes vraiment des vendus et je ne dis pas un mot faible. Vous arrivez et vous ne savez absolument rien. En plus vous arrivez comme quelqu'un qui connaît mais vous ne connaissez rien. Vous avez dit trois bêtises là en deux minutes Voilà, c'est tout. Je propose de faire une école des journalistes. Qu'est-ce que c'est qu'un journaliste de nos jours ? C'est tout.
Moi je reviendrais à l'interrogation de notre ami qui est cambodgien qui demandait “Mais qu'est-ce qu'il faut faire ?” Je crois qu'on tourne autour du pot. J'ai peur qu'il y ait beaucoup de confusion à la fin de nos discussions. Je trouve totalement inefficace de généraliser nos jugements ou nos positions, de dire que tous les journalistes sont des vendus, c'est absolument inopérant. Vous ne pouvez pas soutenir une position pareille. De même notre camarade tout à l'heure nous disait tous les élus locaux sont des mafieux, c'est absolument insoutenable. Je rappelle que, historiquement, nos états et y compris nos états démocratiques, ils ont fait des actes qu'aujourd'hui nous considérerions comme mafieux, comme la traite des nègres par exemple. C'est pas des phénomènes nouveaux tout ça. Le phénomène criminel dans le fonctionnement de la société il est aussi vieux que la société elle-même. Ce à quoi nous assistons c'est une transformation du fonctionnement et de l'organisation, comme le disait notre collègue magistrat au début de la soirée, une transformation de la place et des méthodes d'action de ces actes criminels, et il faut que nous adaptions nos résistances à ces transformations. Alors il y a une chose qui m'étonne beaucoup dans la discussion, c'est qu'on a oublié de parler de démocratie. C'est quand même étonnant, il me semble qu'on ne peut pas soutenir que nos organisations sociales dans des pays comme la France, ou les autre pays d'Europe occidentale etc. sont totalement imperméables à l'action des citoyens. C'est pas possible. A ce moment là, vous dévalorisez totalement le travail de toutes les organisations sociales, les associations etc. comme Survie, comme d'autres qui cherchent à convaincre nos citoyens de la situation qui existe et à les mobiliser pour participer à ces changements, à ces modifications.
Je suis totalement opposé à l'idée que nos États soient hors de portée de l'action des citoyens, que nos élus, nos municipalités, nos organisations sociales ne soient pas soumises à l'action des citoyens. Quand un budget municipal est discuté et voté, il l'est par des gens élus par les citoyens. Le problème c'est de convaincre les citoyens de la réalité de la situation.
Et donc une des premières choses que nous avons à faire ici, c'est de participer aux campagnes d'information, de sensibilisation. C'est d'ailleurs ce qui se passe à Porto Alegre, et dans notre environnement avec l'association Attac etc.. Je ne vois pas d'autre issue. Sinon quel est le pouvoir, à qui vous allez confier le contrôle de la résistance à toute cette criminalisation ? Expliquez-moi. Quel est le pouvoir qui va pouvoir résister, si ce ne sont pas les citoyens ?
Une autre intervenante
Je viens de Belgique et je fais une thèse, mais je travaille depuis plusieurs années avec Handicap International. Pour rejoindre un peu ce que Monsieur disait, je pense qu'il y a des choses qui se pas- sent au niveau de la société civile et entre autre la campagne contre les mines antipersonnel qui s'est attaquée à l'industrie de l'armement, d'un armement léger et très localisé, très spécifique qu'est la mine anti-personnel. Mais il est important de dire qu'un réseau s'est très rapidement constitué et grâce, entre autre, aux outils de la communication comme Internet, de nombreux pays ont été touchés très rapidement. La base de cette campagne était uniquement la société civile. Il est très important de souligner qu'aujourd'hui environ 130 pays ont signé et ratifié le traité, je dis en passant que la Belgique était le premier pays a détruire ses stocks. On parlait de faire marche arrière ce matin et je pense que c'est possible.
C'est vrai qu'on tourne beaucoup autour du pot, mais des actions de la société civile sont possibles , c'est une question d'organisation et de bien cibler ce sur quoi on veut travailler. Si on part tout azimut, comme s'attaquer à l'armement de manière générale, c'est complètement utopique. Mais si on cible quelque chose de plus petit, de moins ambitieux, il y a moyen d'avancer et rapidement, il suffit de le vouloir. Merci.
Manuel Berto Arès
Je crois qu'effectivement il faut qu'on pense à se constituer en réseau, c'est facile maintenant on peut le faire en laissant nos adresses email, autour des choses qui ont été dites aujourd'hui.
Je rappelle la pétition qui circule pour que, dans le débat électoral français, on parle de la Françafrique, du génocide du Rwanda,je rappelle que RFI ne s'est pas fait l'honneur d'enquêter sur le terrain pour connaître la vérité et pour savoir qui on a financé. C'est nous qui avons financé ce génocide et les coupables de ce génocide sont toujours impunis à ce jour.
Donc je crois qu'il faut balayer devant notre propre porte en tant que citoyen. Peut-être qu'il faut faire un compte bloqué comme on a fait à Grenoble avec la Lyonnaise des Eaux, c'est-à-dire que tous les consommateurs, nous payons notre facture d'eau, mais sur un compte bloqué lequel ne peut pas être utilisé tant que le jugement n'est pas rendu. Cela peut être un moyen de dire : nous payons nos impôts, nous payons des taxes mais sur un compte bloqué et de plus en plus de citoyens sont capables de le faire. C'est une forme de blocage de l'argent d'un point de vue légal, tout en étant dans les règles de la loi, le magistrat va me dire si je me trompe.
On paie parce qu'on ne garde pas l'argent pour nous, on n'est pas des voleurs, on ne rentre pas en infraction mais on met l'État en demeure de s'expliquer sur ces agissements. Et pour la question d'une autre drogue, à savoir les armes quelqu'un qui n'est pas très révolutionnaire, Laurent Fabius, a dit à propos du trafic de drogue : “effectivement, si vous déstabilisez le marché du café, le marché du thé, des produits de base et puis que les paysans colombiens, leur seul moyen de vivre c'est de cultiver la coca, est-ce que vous pouvez encore lui dire de ne pas le faire ?”
Qu'est-ce que deviendrait la France si nous arrêtions de fabriquer des armes, de les exporter ? Et de créer des conflits pour qu'il y ait des gens qui nous les achètent ? Et que l'on soit aussi en mesure de décomposer des États comme la Guinée, le Liberia, la Sierra-Léone à partir de la Côte d'Ivoire, pour faire du trafic du diamant, du trafic d'or avec la Françafrique? Donc commençons par nous même. On a beaucoup de boulot à faire.
Jean de Maillard
Je voudrais juste dire un mot pour bien préciser ma pensée, je crois que vous l'avez comprise mais je ne voudrais pas qu'il y ait d'équivoque sur ce que j'ai dit.
Je crains personnellement qu'on finisse par avoir une conception paranoïaque de la politique et de la mondialisation, en disant finalement maintenant il n'y a plus que des criminels partout.
Ce que j'ai voulu dire, et je ne voudrais pas que mes propos aillent au-delà, c'est que, au lieu que la loi organise les marchés, aujourd'hui, ce sont les marchés qui organisent la loi. Voilà comment je voudrais résumer mon propos. Et à partir de là, le meilleur côtoie le pire et le pire côtoie le meilleur.
On peut avoir des avancées extraordinaires en matière économique, la mondialisation a apporté quand même des progrès techniques, un certain nombre de choses qu'il ne faut pas négliger. Elle peut aussi permettre de développer des solidarités, par exemple justement les mouvements citoyens du type Porto Alegre ne seraient pas possible sans les moyens de la mondialisation. Aujourd'hui on entre dans un nouveau monde dans lequel justement, le problème est de savoir ce que c'est que le crime et le criminel, il faut redéfinir ces notions. Vous avez fort bien fait, Monsieur, de dire mais finalement, au XVIIe siècle il y avait le marché des esclaves et personne ne s'en offusquait à l'époque. Il a fallu une prise de conscience philosophique et ensuite politique pour arriver à considérer que le trafic des esclaves était quelque chose qu'aujourd'hui on considère comme criminel.
Finalement les mentalités sont en avance puisque nous sommes capables de définir comme criminel des comportements parce qu'ils sont dommageables à ce que l'on pourrait appeler un bien public mondial. Ce sont en fait des pratiques internationales dommageables, des pratiques financières dommageables que nous qualifions de criminelles.
Mais ne nous laissons pas entraîner par les mots de façon à dire “finalement si c'est criminel, le traitement, c'est la répression de ces choses là”. Non, justement le problème c'est d'arriver à sortir de cette conception répressive, c'est le juge qui vous le dit, qui risque de déborder sur une conception paranoïaque, alors qu'aujourd'hui, le problème c'est celui d'une bonne gouvernance ou tout simplement de l'existence d'une gouvernance mondiale qui n'existe pas. L'enjeu politique c'est d'arriver à remettre de la loi au-dessus des marchés.
Tonino Perna
Je suis d'accord avec le magistrat à l'exception de cette dernière locution sur le gouvernement mondial qui existe et qui a beaucoup de ministères, le ministère de la finance qui s'appelle le Fonds Monétaire International, etc. c'est le gouvernement mondial réel je crois.
Mais je suis d'accord sur un point il y a un risque de grande confusion. Un grand écrivain sicilien disait : “tout est mafia, rien est mafia”. Si nous disons mafia partout, nous ne comprenons jamais ce que c'est le phénomène.
Si je fais le syndicaliste en Colombie ou en Sicile, où sont morts depuis la seconde guerre mondiale des centaines de syndicalistes, c'est très différent de ce que fait le syndicaliste ou le journaliste ici en France. Parce qu'il y a des conditions de démocratie, la perfection, ce n'est pas la démocratie. Mais sinon la communication entre le Nord et le Sud, même dans l'Europe, c'est impossible. Et nous sommes tous dans la même merde, même s'il y a de grandes différences. Pour arriver à comprendre les problèmes, c'est l'après-développement, c'est l'invention. Il y a aussi parfois un changement de forme, par exemple au sujet des esclaves. Nous avons maintenant plus d'esclaves (presque 40 millions) que pendant le XIXe siècle au moment des trafics avec l'Afrique. Il y a des livres, des enquêtes mondiales sur les esclaves contemporains, c'est incroyable.
Alors l'action, par exemple si nous restons seulement sur un terrain facile, à savoir l'Europe (c'est plus facile que le monde), nous allons vers la sicilianisation de l'Europe, à une extension de la sicilianisation de l'Europe ou vers la francisation. Nous pouvons dire toutes les choses contre le pouvoir en France, mais il y a des règles ici, il y a des formes de participation de la société civile, il y a un espace de la démocratie. Nous avons fait beaucoup de débat là dessus à Porto Alegre, parce que le mouvement de Porto Alegre, de Seattle, a pour élan la démocratie, l'espace de la démocratie. C'est la grande question. Parce que si nous n'avons pas d'espace de démocratie...
Dans le Sud de l'Italie ou en Colombie par exemple, il y a des mouvements qui résistent contre cette forme de criminalité organisée qui utilise la violence directement. C'est différent la violence de l'État et la violence de la mafia. Quelque fois les États sont des états mafieux, nous sommes très préoccupés par le fait que nous avons chaque année plus d'États mafieux, mais si nous disons que tous les États sont mafieux, la discussion est terminés.
Umberto Santino
Je ne suis pas d'accord avec Tonino sur la sicilianisation de l'Europe, du monde. Je crois que nous pouvons exporter, en quelque manière, le modèle sicilien. Nous avons exporté malheureusement le modèle de la mafia. Mais nous pouvons exporter le modèle de la Sicile en positif, le modèle de lutte sociale contre la mafia, de la lutte des paysans avant la première guerre mondiale avec beaucoup de gens assassinés, beaucoup de syndicalistes, beaucoup de tués et le modèle actuel, de la société civile aujourd'hui engagé dans la lutte contre la mafia. Nous essayons aujourd'hui de lier les mouvements contre la globalisation néolibérale et le mouvement contre la mafia. Il y a beaucoup de difficultés mais nous essayons de placer au centre le problème de la criminalisation, de l'accumulation, le crime de la globalisation, le problème de la criminalisation du pouvoir.
Je pense que nous devons éviter de faire des généralisations. Aujourd'hui la situation est vraiment difficile parce qu'en Italie, nous avons un modèle d'État lié à la mafia. Aujourd'hui nous avons en Russie, en Albanie, en Serbie, dans d'autres nations, un modèle d'identification entre l'État et la bourgeoisie mafieuse parce que dans ces pays, l'unique forme d'accumulation, l'unique forme d'enrichissement c'est le crime.
Je pense que nous pouvons faire un réseau, transmettre notre expérience de lutte, mais je pense qu'aujourd'hui nous vivons une situation de difficulté, de transition entre le modèle politique traditionnel et le nouveau modèle politique. Je crois que le mouvement contre la globalisation, le mouvement anti-mafia donnent des exemples très
intéressants. Il y a le problème de définition théorique, de projet politique et d'agrégation sociale. Je crois qu'aujourd'hui nous pouvons faire une forme de réseau, non seulement à travers l'internet, mais avec une autre forme de collaboration, car sinon il y a le danger de vivre seulement virtuellement.
Je crois qu'aujourd'hui il y a la possibilité d'y croire et l'expérience sicilienne peut nous donner des indications.
Atelier 3: A vos risques et périls : le développement suicidaire
Voici un atelier où sont remises en cause quelques grandes « croyances occidentales » : la croissance bénéfique, le progrès salvateur, la technique au service de l'homme… En étudiant les conséquences de ces dogmes dans la réalité, ce sont les rapports de l'homme à son environnement, de l'économie à la nature qui feront l'objet d'une réflexion qui conduit raisonnablement à crier « halte là ! ».
Wolfgang Sachs (Wuppertal Institute, Allemagne) - Introduction
Gérald Narbonne (G.E.N.E., France) - Le
G.E.N.E. et la gestion des déchets
Jean Pierre Berlan (INRA,
France) - De la démocratie des choix techno-scientifiques
Frédéric Lemarchand (sociologue, France) - La « réversibilité négative » du progrès technique
Edward Goldsmith (The Ecologist, Royaume-Uni) -
Le développement suicidaire
Introduction
Wolfgang Sachs (Wuppertal Institute, Allemagne)
En introduction, je vous fais part de deux questions très simples, liées à deux expériences récentes :
La première : nous sommes proches d'une conférence des Nations unies à Johannesbourg. Cette conférence a un titre particulier : « Sommet pour les fondements d'un développement durable ». Ce n'est pas par accident que ce sommet ne s'appelle pas comme celui de Stockholm en 1972:
« U.N. Conference of Human Development », ou celui de Rio en 1992 sur le développement et l'environnement. Ce sommet s'appelle : « Fondements du développement durable », et ce n'est pas un hasard. Ce sont les pays du Sud qui insistent sur cet intitulé, les sept pays d'Afrique, et en particulier l'Afrique du Sud, pour qu'on privilégie, dans ce sommet, l'idée de développement plus que celle de l'environnement. J'ai la conviction qu'ils croient toujours dans le développement comme un idéal. C'est une idéologie pour ces sept pays, une grande perspective pour se comprendre. Johannesbourg devient donc un sommet sur le développement. Que penser de cela ?
La deuxième expérience : j'ai eu le plaisir d'aller à Porto- Alegre et je suis un peu provocateur si je dis que le forum social me semblait une renaissance de la croyance dans le développement, mais cette fois venant de la gauche. Je n'ai vu personne à Porto-Alegre mettre en question explicitement la croyance dans le développement, ce mythe occidental, ni le bénéfice de la croissance, des technologies au service de différentes choses. Je n'en suis pas sûr, mais je soupçonne que le courant principal de l'anti-mondialisation est développementiste.
Le G.E.N.E. et la gestion des déchets
Gérald Narbonne (G.E.N.E., France)
Je vais d'abord me présenter : je m'appelle Gérald Narbonne. Je suis né le 21 mai 1951 à Senlis. J'ai fait des études à Toulouse pour être diététicien. Je suis militant syndical depuis 1978. Je suis arrivé à l'écologie par le mouvement antinucléaire. J'ai été longtemps adhérent aux « Amis de la Terre ». Je suis le Président du G.E.N.E. que je vais vous présenter.
Le G.E.N.E. (Groupe Ecologique de Nemours et des Environs) a été créé en 1979, à Nemours, dans une petite agglomération regroupant environ 22.000 habitants sur deux communes, Nemours et Saint Pierre les Nemours, à l'extrême sud est de la région Ile de France. Issu plutôt de la mouvance alternative, le G.E.N.E a donc maintenant 23 ans d'existence et est passé d'une vingtaine d'adhérents à l'époque à 140 aujourd'hui. Notre pratique ne s'étend guère au-delà des cantons environnants.
Un exemple de travail de terrain
Nous avons une vocation généraliste (de type « touche à tout ») avec une approche originale et globale. Nous avons toujours multiplié le champ de nos interventions, ce qui dénote une curiosité maintenue en éveil, une volonté de sortir de la spécialisation dans laquelle on a voulu souvent nous confiner, pour éduquer et montrer la complexité du monde d'aujourd'hui.
Si nous sommes intervenants dans cet atelier (et non pas dans ceux du samedi intitulés « Alternatives au développement »), c'est que nous ne sommes pas dans l'alternative (même si certains, dans l'association, le regrettent), c'est un constat.
Nous ne sommes pas prêts à faire un pas de côté. Mais si nous ne l'avons pas choisi, c'est aussi parce que l'idée de faire un « havre de paix » à l'écart du monde n'est pas opérante vis à vis de la majorité en direction de laquelle nous désirons travailler. De plus, la situation s'aggrave et nous ne voulons pas fermer les yeux en laissant à d'autres (et quels autres !!) le soin de gérer (dérégler ??) plus longtemps le système.
Si nous participons donc à sa « gestion », c'est sans croire et sans penser qu'on peut le réformer, mais en contribuant ainsi à le miner de l'intérieur, en aidant aussi ceux qui essayent de vivre en marge ou à l'extérieur de lui. En somme, l'avenir politique consisterait à « tricher » avec le système, ce qui est sans doute mieux que la compromission.
Notre pratique est donc une pratique d'accompagnement et de rupture, un exemple original de ré-occupation du terrain au coeur d'un pays du monde occidental.
Les déchets
Le choix du thème que je vais développer devant vous, celui des déchets, rejoint complètement les préoccupations abordées par l'atelier « A vos risques et périls, le développement suicidaire ».
La situation actuelle tient en quelques chiffres qui, s'ils ne s'accordent pas toujours (il s'agit bien souvent d'estimations), montrent l'ampleur du problème.
Catégorie des déchets Poids total en tonnes Caractéristiques et répartitions Déchets agricoles 369 millions de tonnes Déchets organiques Déchets industriels 224 millions de tonnes 110 millions de tonnes de déchets inertes 94 millions de tonnes de déchets banals 9 millions de tonnes de déchets spéciaux Ordures ménagères 44 millions de tonnes Boues d'épuration des eaux usées 0,85 millions de tonnes 60% d'épandues Huiles usagées 0,88 millions de tonnes
Production annuelle de déchets en France
Si, en regardant de près, on s'aperçoit que ce secteur bouge (la loi, les récoltes sélectives à domicile, etc.), des postes clés comme les déchets ménagers s'orientent franchement vers le tout-incinération ou les boues de stations d'épuration vers l'épandage plein champs, à notre grande inquiétude. Nous ne parlerons même pas des huiles usagées ( 50% seulement sont récupérées), des gravats, des déchets toxiques ou des résidus de l'industrie nucléaire.
Dans ce chapitre, nous allons nous attacher à montrer pourquoi nous avons fait ce choix et comment, pendant des années, un petite association locale a pu participer au traitement de ce sujet et contribuer à apporter des solutions.
Pourquoi ce choix ? Les sondages montrent que le domaine de l'environnement était, et est toujours, l'un de ceux sur lequel les citoyens pensent pouvoir « faire quelque chose » pour améliorer ce qu'ils vivent, à la différence d'autres domaines comme la sécurité ou le chômage qui, bien que faisant partie intégrante de leurs préoccupations, leur semble difficile à faire évoluer par un travail local.
L'initiative que nous allions prendre partait du désagrément que tous rencontraient de voir les boîtes aux lettres envahies de publicité et du gâchis que cela représentait. Ce problème touchait tout à fait à l'absurdité d'un système qui augmente sa production sans se soucier ni des matières premières (la cellulose de bois), ni de l'énergie utilisée (pour la fabrication du papier), ni de la pollution (les rejets dans les cours d'eau), ni le gâchis (aucune ou très peu de récupération).
Il fallait donc trouver un fil conducteur et l'exploiter.
Le déroulement de cet axe de travail : 1980/1995
En jouant donc sur cette sensibilité à la lutte contre le gaspillage, nous avons mis au point un travail d'interpellation et de réflexion globale (par voie de tracts adressés à tous les habitants de l'agglomération) en proposant un perspective concrète : garder tous les différents papiers (publicité, journaux, magazines) et les sortir (empaquetés, ficelés) devant sa porte pour que nous passions les récupérer.
Si les premiers passages étaient plus festifs (une camionnette décorée, des enfants juchés sur le toit et tapant sur un tambour pour annoncer les passages, des militants grimés…), il a fallu tenir dans la durée pour éviter de tomber dans l'agitation-propagande stérile classique (et sans lendemain) que nous connaissons trop bien.
C'était d'abord une action concrète à la porté de tous. Elle permettait de visualiser facilement les effets de son geste (tant de kilos de vieux papiers récupérés égalent un arbre sauvé). Elle était destiné à privilégier les individus et les inciter à devenir acteur pour se réapproprier leur avenir ; la modestie même du geste était une des clés de la réussite, et elle permettait d'induire une vision globale sur le fonctionnement de tout le système.
Le deuxième aspect, c'est la dynamique collective qui y a succédé peu à peu. On fait plus volontiers ce que d'autres font avec vous (on est conforté dans ses choix), et vous le constatez un peu plus à chaque ramassage.
Fidélisés, les gens vont, petit à petit, porter eux mêmes les papiers dans une grosse benne, au fond de la place du marché. Ils y sont maintenant invités par une banderole accrochée en travers de la rue principale et par un entrefilet dans la presse.
La présence régulière (tout le week-end, le temps de la collecte) des militants qui accueillaient les gens - tout en continuant à aller chercher à domicile chez les plus âgés, les handicapés, les « sans véhicules » - permettait tout à la fois de développer des relations personnelles (recréer du lien social), réhabiliter le militantisme (pas de carriérisme ni de langue de bois, donner son temps pour une cause), réintroduire le débat dans la population, favoriser l'écoute, valoriser l'écologie dans sa vision globale. La vente du papier recyclé, sur place et au local, finissait de concrétiser le geste : chacun sauvait un petit bout de la planète !
Nous touchions ainsi deux à trois cents personnes tous les trois mois. Nous allions tenir quinze ans durant…
D'autre part, nous avions toujours affirmé ne pas avoir vocation d'agir « à la place » des élus et des responsables des pouvoirs publics, que notre rôle se limitait à jouer la « mouche du coche », qu'il devait être un travail de sensibilisation et d'exemplarité, qu'il pouvait éventuellement contribuer à la mise sur pied de l'étape suivante en collaboration avec les élus qui se sentaient concernés…
Dans notre cas, cette exemplarité a payé puisqu'elle nous a permis d'être écoutés par les membres du Syndicat Intercommunal de Traitements des Résidus Ménagers dont le Président était le Maire de Nemours.
Interlocuteur désormais reconnu à part entière, le Président du G.E.N.E. est systématiquement invité, mais n'a toutefois pas le droit d'intervenir dans les réunions du Syndicat car il n'est pas un élu. Pourtant, à la fin, la séance levée officiellement, on lui donne la parole pour s'exprimer sur les sujets peu auparavant.
Stimulés par les possibilités qui continuent de s'ouvrir, nous visitons des villes qui pratiquent déjà des collectes sélectives, nous étudions toutes les approches concernant les déchets, et nous participons de fait à la mise en place d'écopoints - ou centres d'apports volontaires - sur le territoire du Syndicat (33 communes). Puisque le relais est pris, nous cessons donc nos ramassages : nous sommes en 1995.
Et depuis le travail continue sous forme de sensibilisation tout azimuth en direction des populations : les enfants (écoles, association d'animation dans une ZUP), les jeunes (vente de papier recyclé), les adultes (articles réguliers dans la presse, parution de plusieurs plaquettes sur ce thème).
Consultés régulièrement, parfois pour pêcher des idées, parfois pour avoir notre aval, nous continuons à être invités aux réunions du Syndicat, nous sommes devenus partenaires de la COVED (exploitant du Centre de Stockage de Déchets), membre de la CLIS ( Commission de Liaison, d'Information et de Surveillance) ; Nous ferraillons actuellement pour éviter de sombrer dans l'incinération en pointant du doigt la solution du tri-compostage.
L'exemple, la durée, l'originalité de l'axe de travail, la volonté de chercher et de trouver des issues aussi positives que possible nous ont permis de développer cette image constructive et de mener en parallèle d'autres types d'intervention que nous nous proposons de passer en revue dans le chapitre suivant.
Les autres directions
L'information et la communication se sont développés à partir de trois axes :
-la presse locale (qui accepte même des communiqués traitant de problèmes nationaux) -La Lettre du G.E.N.E. (le bilan de l'année, très détaillé, et précédé d'une ligne éditoriale élargissant à chaque fois le débat, et ce autant que possible) - Les cahiers à thème sur des sujets très variés, pour montrer que nous prenons toutes les entrées possibles afin d'ouvrir le débat et affiner nos analyses : « L'écologie au quotidien », « L'éducation à l'environnement »; « L'élagage radical ou la taille raisonnée », « Le nucléaire », « Les nitrates », « Les emplois verts », « Les bio-carburants », « Le cancer et l'alimentation », « Les nuisances de l'avion »…). Tous nos adhérents reçoivent quatre flashes par an, relayant les campagnes en cours, faisant circuler dossiers et informations les plus divers.
La défense de l'environnement, du cadre de vie, de la nature : Nous participons à toutes les enquêtes publiques, suivons plusieurs cas de pollueurs manifestes, réfléchissons à l'amélioration du cadre de vie (consultations sur des aménagements urbains, lutte contre l'édification d'un golf - 75 ha de forêt sauvés -, attention particulière contre la construction anarchique, etc…), souci de la préservation d'espèces menacés (batraciens, chauve-souris, busards).
Le mouvement associatif, la vie associative, la vie locale : bien sûr, il est impossible d'être tout le temps au four et au moulin, ni surtout de se spécialiser dans tous les domaines tant l'écologie est devenue une science complexe et très diversifiée, c'est pourquoi nous renforçons sans cesse le tissu associatif de façon à maintenir un état de veille permanent, à accumuler des informations, à ventiler les requêtes qui nous sont faites sur les groupes plus spécialisés sur la question (la défense d'espèces menacés sur les naturalistes, la préservation des cadres de vie vers les environnementalistes, le signalement d'épandages de boues vers ceux qui s'y opposent, les dénonciations d'actes illégaux délibérés vers d'autres qui ont développé une infrastructure juridique…) Sur un thème fort, environ tous les deux ans, nous réunissons les associations autour d'un repas (traitement des eaux, pratiques associatives, déchets, boues d'épandage, organismes génétiquement modifiés).
Les enfants, les jeunes : Nous poursuivons des sensibilisations sur des thèmes divers (vie aquatique, observation d'oiseaux, sorties natures et découvertes). Nous avons fait une expérience de cantine bio dans un centre aéré (50 enfants). Nous participons à une formation dans une école d'aides-soignantes et d'infirmières en traitant la partie pollution de l'air et de l'eau, produits chimiques, radioactivité.
Les élus : A côté de nos « sympathisants » (plusieurs municipalités nous donnent quelques subventions), il y a ceux qui nous sollicitent pour connaître notre point de vue sur tel ou tel dossier et ceux qui se taisent même quand ils ne sont pas d'accord car on répugne, on n'ose pas trop s'opposer ou dénigrer celui qui fait et qui se manifeste par des présences régulières sur le terrain.
Le lien social, la solidarité : Notre souci est de préserver et de reconstruire du lien social. Nous participons autant que se peut aux diverses manifestations locales (foire commerciale, manifestations culturelles, foire aux livres). De même, nous montrons que les écologistes ne sont pas simplement des défenseurs des petits oiseaux (même s'ils le sont aussi), ni une addition d'individus préoccupés par l'amélioration de leur cadre de vie ; nous sommes tournés vers la solidarité, participation à un S.E.L. Local, liens avec la communauté Emmaüs, travail avec le Secours Populaire, récolte de nourriture lors de la journée de la Banque Alimentaire, participation au Noël des enfants…
Une synthèse pour toute ces pratiques
Il es temps de situer ces pratiques dans une analyse plus fine. Bien sûr, au fil des années, nous avons supprimé tout ce qui ne marchait pas, pour garder et développer tout ce qui est opératoire.
- Le cadre géographique, à l'échelle humaine, quelques cantons autour d'une agglomération modeste, là où il est encore possible de travailler à redonner des points de repère, à avoir des points de repère, à être un point de repère. - Privilégier les contacts humains y compris en résistant aux mirages des nouvelles technologies, car c'est l'étincelle qui se produit entre des femmes et des hommes qui permet de construire des actions, quelles qu'elles soient. - Se pencher sur la révolte et l'indignation, socles de toutes mises en mouvement, mais qu'il faut ouvrir et positiver pour déboucher sur des solutions viables. - Travailler avec les gens tels qu'ils sont, pas tels qu'on voudrait qu'ils soient, c'est même un de nos principes fondamentaux. -Apprendre à constituer des dossiers, approfondir et diversifier les centres d'intérêts, aborder les sujets à travers leurs multiples aspects. - Apprendre à construire une pratique originale qui se doit, en priorité, de poser des actes. Il y a longtemps que les verbiages ont déçu tous les espoirs. Il fallait donc agir, et pour cela, commencer par soi dans un souci de cohérence personnelle et collective pour aboutir à la crédibilité indispensable que nous avons construit pas à pas toutes ces années.
- Bien sûr, c'est toute cette imbrication qui valide et rend crédible toutes ces pratiques. Chaque réussite ici fait avancer un dossier là et progresser une campagne ailleurs. - Travailler avec tout le monde (ou presque, car nous refusons de travailler avec l'extrême droite) n'est possible que lorsqu'on a les idées claires sur une stratégie locale s'appuyant sur des tactiques diverses et complémentaires, mais aussi lorsqu'on s'est donné les moyens de construire un outil (l'association pour nous) qui est seule capable de durer en consolidant, en approfondissant et en réinvestissant, année après année, tous les acquis des années précédentes. - Si nous avons « tenu le coup », c'est que, tout en ayant le nez sur le guidon, nous avons un oeil sur l'horizon, que nous avons une grille d'analyse sévère qui nous aide à comprendre le fonctionnement et l'évolution du système qui est le nôtre. Cette analyse globale, vous la connaissez aussi, puisque nous sommes ensemble dans cette enceinte. Cette grille donc est sévère, et si on nous accuse d'alarmisme (la situation est grave en ce qui concerne l'eau, l'air, les déchets, les sols, les forêts, les climats, les disparitions d'espèces, la dégradation de la situation économique et sociale ici et ailleurs), nous répondons, comme François Partant, que les catastrophistes ne sont pas ceux qui annoncent les catastrophes, mais ceux qui les laissent se réaliser.
Et cette gravité s'ajoute à nos convictions profondes pour nous donner la force de continuer.
- Si plutôt que le terrain politique classique, nous avons choisi le terrain associatif, c'est certes pour tenter de donner des réponses concrètes à celles et ceux qui adhèrent ou sympathisent à notre démarche, mais c'est aussi pour travailler dans la volonté de dépasser les clivages politiques stériles qui paralysent bien souvent toutes les initiatives. Nous luttons contre l'oreille qui sélectionne en fonction de la couleur politique de l'interlocuteur et nous rassurons car nous n'avons aucune carrière à la clé : nous sommes bénévoles et nous prenons le temps sur notre vie privée.
L'associatif est, par essence, du domaine du contre pouvoir, et en ce qui nous concerne, c'est un contre pouvoir de propositions.
- Nous avons subi une longue initiation douloureuse où il nous a fallu apprendre à gérer de multiples paramètres et à faire des grands écarts (gestion des relations entre les individus, entre l'individu et le collectif, entre les citoyens et le pouvoir, entre le particulier et le général, entre le local, le national, voire le « mondial ». - Et pour finir, si l'élargissement et le renouvellement du « noyau dur » se fait mal, c'est qu'il est difficile aujourd'hui de mobiliser pour d'autres motifs qu'une nuisance immédiate, et il faut reconnaître qu'une telle « entreprise », la nôtre, fait peur. Le recul de l'investissement se fait sentir partout, chez nous aussi maheureusement.
Bien sûr, de la juxtaposition de tous nos centre d'intérêts et de tous nos champs d'interventions, on peut entrevoir l'esquisse d'un « projet de société qui n'a pas de nom ». Nous essayons de regarder plus loin que le bout de notre nez et d'insérer nos gestes dans une vision plus large du monde. Nous sommes à la fois ambitieux et modeste, nous ne savons pas si « changer le monde » est possible, mais à la limite, pour se mettre en mouvement, peut importe! Notre choix est de faire comme si cela l'était et de commencer par ce qui, indubitablement, l'est : changer déjà nos vies, en les organisant dans le sens vers lequel nous aimerions voir évoluer l'organisation de nos sociétés.
Pour finir, nous avons emprunté ce magnifique texte, paru dans un numéro du bulletin de la Ligne d'Horizon, à Michel Lulek d'Ambiance Bois : « Nous avons des utopies mais pas de programme politique au sens classique du terme, des espoirs mais pas de « plans » pour changer la société. Nous cheminons, nous construisons, nous inventons, et ce qui est prédominant pour nous, ce sont ces chemins, ces constructions, ces inventions. Le trajet est sans doute aussi important, peut être plus, que la destination vers laquelle il mène.
Notre culture est une culture de parcours. C'est une culture qui accorde à la manière d'avancer autant d'attentions et d'intérêts que d'autres mettent à sculpter l'image idéale d'une société parfaite qui sera toujours pour des lendemains chantants.
Notre culture s'écrit et se lit dans la progression de nos pas, dans la recherche patiente de pratiques conformes à nos rêves et à nos valeurs. Le principal n'est pas d'arriver au but, mais d'y aller. Ce qui importe, ce n'est pas la fin inaccessible, mais le chemin qui nous en approche ».
De la démocratie des choix techno-scientifiques
Jean Pierre Berlan (INRA, France)
Je voudrais illustrer par un exemple la question de la nature du développement et essayer de poser la question de la démocratie des choix techno-scientifiques, car il me semble que la question des Sciences et Techniques est une question majeure du 21ème siècle, et posée, bien avant déjà, par un certain nombre d'auteurs. Je citerai Bernard Charbonneau, qui est le père d'une personne présente à cet atelier et qui a écrit toute une série de livres ayant 20 à 30 ans d'avance sur ce que je vais dire, et ce que nous disons à l'heure actuelle. Prenons un exemple tiré d'un film de Florian Koechlin du Blueridge Institute (intitulé Organic research, an African success story), sur le travail fait par un institut de recherches d'un centre africain, fondé par un africain. Il s'agit de l'I.C.I.P.E. - centre international de recherche sur la physiologie des insectes et écologie - au Kenya. Au Kenya, le maïs souffre des attaques d'un ravageur, une pyrale, un insecte foreur. Il fait des trous à l'intérieur de la tige de maïs. C'est une pyrale asiatique, tout à fait semblable à notre pyrale européenne.
En plus, un parasite que nous n'avons pas chez nous, une plante appelée la striga, qui fait de très belles fleurs violettes, s'installe sur la racine du maïs. Les deux parasites peuvent empêcher toute récolte pour le paysan. Le C.I.P.E., qui recherche depuis longtemps la solution, s'y est attaqué par la technique « push pull » qui consiste à chercher à attirer la pyrale à l'extérieur, la pousser et la retirer : en même temps que le maïs, on plante de la Desmodium, connue en homéopathie, qui a plusieurs particularités :
-1- une odeur épouvantable pour le papillon de la pyrale, qui sort du champ d'autant plus facilement qu'à l'extérieur du champ de maïs, on a planté en bordure, sur 2 mètres de large, une plante fourragère, l'herbe à éléphant, dont le nom savant est « Pennisetum purpureum » - qui, très appétissante pour la pyrale, l'attire, la chenille va y pondre ses oeufs et après les premiers stades de développement, la pyrale rentre dans la tige et la chenille va se trouver très vite prisonnière du mucilage de cette graminée. Ceci fait que la plupart des pyrales sont éliminées par ce moyen-là. Donc, premier effet, on peut contrôler par ce genre de méthode, l'élimination de la pyrale.
-2ème effet de Desmodium : c'est une légumineuse qui a pour particularité d'empêcher d'étouffer le développement de la striga » qui n'arrive pas à pousser en sa présence. Desmodium agit comme un herbicide.
-3ème effet : Desmodium est une légumineuse et une bonne agronomie passe par l'association de légumineuses et de graminées, puisque les légumineuses fixent l'azote de l'air et fournissent aux racines du maïs des engrais azotés dont le maïs est très friand.
-4ème qualité : Desmodium est une plante de couverture, et à ce titre, un engrais vert aussi, et permet de protéger les sols, très fragiles, des rayons du soleil et de l'érosion. Le dispositif dont je vous parle est complété dans un certain nombre de cas par l'introduction d'une minuscule guêpe asiatique, qui est un parasite de la pyrale. Cette guêpe pond des oeufs dans l'intérieur de la chenille pyrale, et ça permet de contrôler la pyrale avec le système classique en écologie « proie-prédateur » : quand il y a beaucoup de proies, le nombre de prédateurs augmente, et quand le nombre de prédateurs devient très important, le nombre de proies diminue. Ce que dit très bien ce chercheur africain qui présente la technique, « ce qu'il y a de formidable, quand on réussit à mettre en place le système, c'est que ça marche tout seul, toujours, pour toujours ».
Dans les zones des villages du film où la technique a été utilisée, le nombre de vaches laitières est passé de 4 à plus de 200. Là aussi, on est dans un cercle vertueux au point de vue agronomie : les vaches fournissent un excellent engrais, que l'on composte et que l'on met dans le champ, qui accroît sa teneur en humus, lequel permet de mieux retenir l'eau. La vie du sol est plus riche, le sol en meilleure santé, les plantes en meilleure santé, etc. Une agronomie de meilleure qualité, qui a permis d'envoyer des enfants à l'école avec le surplus de revenus engendré par ces techniques.
Voici une technique qui permet de produire sans engrais, sans herbicides, sans insecticides, qui permet des récoltes plus abondantes, fiables, sures… C'est une catastrophe du point de vue du développement, parce que le développement fait engendrer des ressources, des profits pour les firmes des marchés, alors qu'avec cette technique, on n'engendre pas la possibilité de taxation de revenus pour l'État !
Il y a 6 à 8 mois, au Kenya, les firmes transnationales ont monté une campagne de dénigrement, accusant l'I.C.I.P.E. de vouloir priver les Africains de l'accès à des technologies plus modernes, on a pu voir une Africaine, anciennement employée de Monsanto, littéralement exhibée dans le monde, en tous cas en France, dans la recherche, elle a eu droit à des pages entières pour vanter les bienfaits des O.G.M. pour l'Afrique - faites avec beaucoup de talent. Et, il y a 10 mois, le Kenya a autorisé les cultures transgéniques ! Donc, les enfants seront beaucoup plus utiles, plutôt que d'aller à l'école, ils épandront les herbicides et les pesticides, c'est mieux pour faire des profits. Ça sera du développement qui se traduira par un accroissement du P.I.B., par un accroissement des échanges. Ce cas-là nous permet de vous exposer de façon précise ce qu'est la nature du développement, et la nature des choix technoscientifiques.
Je pense qu'il y a la question centrale : à l'heure actuelle, l'ensemble des choix techno-scientifiques sont faits par la haute technocratie d'État qui est la même que celle qui règne dans les firmes. Elle va choisir inévitablement les solutions les plus profitables pour elle, qui sont également celles qui seront nécessairement les plus calamiteuses pour la société, tant que nous, membres des sociétés démocratiques, ne protesterons pas contre l'absence totale de démocratie qui règne dans ce domaine.
Quand Monsieur Jospin - il y a de cela quelques semaines - fait un grand discours sur les biotechnologies, et décide d'augmenter les crédits qui vont aller aux biotechnologies pour rattraper un prétendu retard sur les États-Unis, que fait-il si ce n'est pas un coup de force scientifique, si ce n'est imposer à la société des choix transgéniques totalement inutiles, en tout cas dans le domaine agricole. Et c'est à peu près la même chose dans le domaine de la santé. On est en train de nous imposer des techniques qui sont véritablement inutiles et calamiteuses, face à ces choix scientifiques qui permettent, et ça c'est le rôle de la science et de la technique depuis la 1ère guerre mondiale : 1 - créer de nouvelles sources de profit, mercantilisation du vivant, privatisation du vivant, transformer ce qui est le bien de l'humanité, l'enclore. L'« enclosure » de l'hérédité est en cours, et est en train de se terminer. C'est un mouvement séculaire en cours.
2 - créer, accroître encore le pouvoir des intérêts dominants, qui sont économiques, sur nos vies, accroître le pouvoir de contrôle.
Toute l'histoire de la transformation de l'agriculture depuis une cinquantaine d'années et toute l'histoire du travail ouvrier, c'est l'histoire de la prise de contrôle par le capital, par les dominants, du processus de travail, c'est-à-dire la suppression de toutes les zones d'autonomie. Par conséquent, je pense que ce que pourrait être une science et une technologie moderne et démocratique ce serait ce qui, au contraire accroîtrait à chaque fois les zones d'autonomie, de liberté et d'émancipation.
La « réversibilité négative » du progrès technique
Frédéric Lemarchand (sociologue, France)
Chercheur en sociologie de l'université de Caen, j'ai travaillé une dizaine d'années, d'abord à accompagner la gestation du mouvement paysan et de ce qui a donné la Confédération Paysanne, pas seulement du côté agricole, mais pour la proposition critique que recelait cet embryon de mouvement social. J'ai consacré aussi beaucoup de temps à réfléchir sur les raisons pour lesquelles c'étaient précisément des paysans que la modernité occidentale aurait dû ou aurait voulu voir disparaître qui ont été les premiers initiateurs de ce qu'on appelle aujourd'hui le Développement Durable, et qu'autrefois on appelait le Développement Local. De fil en aiguille, j'ai été amené, par la spécialisation de mon laboratoire et des vieux écologistes politiques qui y ont habité et l'habitent encore, à m'intéresser au risque technologique et à la dimension proprement catastrophique pour l'humanité que contient le développement des techno-sciences d'aujourd'hui. J'ai travaillé plusieurs années sur les conséquences de Tchernobyl dans les zones contaminées de Biélorussie, de Russie et d'Ukraine, puis sur la crise de la vache folle, sur les
O.G.M aujourd'hui, sur l'amiante, sur la peur du nucléaire dans le Nord Cotentin, notamment au travers de travaux pour le Ministère de l'Environnement. Le « Développement suicidaire », le thème m'intéressait parce que ce n'est pas une nouveauté, cela fait un siècle que cette question du développement est pensée comme suicidaire. Ça fait longtemps aussi que les théoriciens de l'école de Francfort des années 1930 essayaient de penser ce qu'ils appelaient « la dialectique de la raison », c'est-à-dire comment penser la montée du fascisme et l'émergence du nazisme dans les pays les plus développés, ces pays héritiers des lumières, qui, devaient normalement guider l'ensemble de la planète, ces universaux, sur la voie du Progrès, progrès pour l'Homme et pour l'Humanité. On ne peut pas penser la question du développement sans réinscrire dans cet univers le sens, que Castoriadis appelle « imaginaire social historique », qui est la modernité. La Modernité est cette idée de progrès.
Je ne vais pas m'étendre sur ces notions complexes mais rappeler deux ou trois choses.
A partir du 18ème siècle et de Jean-Jacques Rousseau, à partir de l'idée de perfectibilité de l'homme s'est mise en route un grand projet, une utopie sociale. Elle a consisté à liquider tout ce qui pouvait faire obstacle à l'émancipation, à la réalisation de ce projet moderne, qui doit viser la promotion d'universaux que sont la Science, le Marché et l'État-Nation. Cette liquidation a visé en premier lieu les obstacles culturels, ces particularismes, ces croyances, ces savoirs sociaux. Bien sûr, la figure du paysan a été au coeur de ce dispositif et l'on en a fait la première victime, à l'Est comme à l'Ouest. Et, aujourd'hui, dans ce mouvement de ressaisissement des traces, des mémoires, des cicatrices, des ressources, c'est précisément tout ce qui a été oublié, abandonné, détruit - mais pas en totalité - par ce projet moderne, qui doit constituer la ressource à partir de laquelle on essaie de penser « l'Après-développement », un nouveau développement, un autre développement, peu importe.
Alors, pendant deux siècles on a pu se satisfaire effectivement de ce couplage ou de cet enchâssement relatif de la société, de l'économie, du marché et de la science. Je crois que ces questions ont été formulées à partir du 20ème siècle. Elles l'ont été dans les années 1970 pour l'essentiel, mais aussi dans les années 1930, et datent en fait du début du siècle. Ces questions méritent d'interroger la modernité avec un nouveau terme. J'ai choisi celui de « catastrophe », qui signifie en grec « fin de l'histoire », dernière strophe de la tragédie, au sens de fin d'une histoire, du progrès, du développement. Il existe plusieurs formules, chez Illich, c'est la « Nemesis », chez d'autres le renversement du projet en processus immaîtrisé, ou encore cette transformation de la promesse en menace. Je cite enfin une formule que j'aime beaucoup, que j'emprunte à une sémiologue, Isabelle Rieusset-Lemarié : « cette réversibilité négative du progrès technique. » Cela veut dire que les deux techno-sciences auxquelles je me suis beaucoup intéressé, le nucléaire et la génétique, comme nouvelles mythologies, qui devaient faire advenir une nouvelle humanité, ces mythologies à l'égard desquelles on a engagé un pari de réversibilité positive, manifestent désormais leur réversibilité négative.
Ça veut dire aussi que tout cela a été semé, constitué, il y a bien longtemps déjà, et que nous avons à affronter aujourd'hui les bombes à retardement qui ont été construites sur plusieurs décennies. Alors, on pourrait dire aussi comme le sociologue allemand Ulrich Beck : nous sortons de la société industrielle pour entrer dans la société du risque. Ça veut dire que la dimension du risque - qui est un concept que je n'aime pas trop, je préfère celui de « vulnérabilité » - ce risque-là, lié à toutes les pratiques ordinaires de la vie - l'alimentation, la sexualité ou la fréquentation de la nature - ce risque est omniprésent. Il structure aussi des nouveaux rapports sociaux, fondés sur la peur, la crainte, et dont les manifestations sociales sont aussi significatives. Jamais on n'a produit autant de boucs émissaires qu'aujourd'hui.
Ce que j'ai essayé de penser aussi, c'est qu'on ne peut pas isoler tous ces problèmes, ces phénomènes sociaux contemporains, en particulier liés aux développements technoscientifiques. Je pense à la crise de la vache folle, à la révolution génétique, au nucléaire, mais aussi au krach boursier, au terrorisme. Tous ces phénomènes partagent une nature commune, ou une structure commune qui serait de nature épidémique. Des phénomènes épidémiques, cela signifie construits, basés sur une idée d'abolition des frontières, d'effondrement des limites et des garde-fous, de tout ce qui pouvait en quelque sorte contenir, en termes géopolitiques, les frontières des corps, des organismes, les frontières de l'éthique, de la morale. On pourrait en citer un certain nombre, mais ce qu'on appelle la « sur-modernité », ou le capitalisme tardif, vise justement à faire disparaître tous ces obstacles à la libre circulation des marchandises, des hommes mais aussi des informations. La génétique, par exemple, c'est l'implication des technologies et des sciences de l'information du vivant. De la même manière, le nucléaire, c'est quelque chose qui a trait à cet effondrement, avec cette question de la disparition des limites ou du dépassement en tous cas, des limites du faisable par le développement technique ; « atome » signifie précisément « ce qui ne peut être scindé ».
Après avoir longuement arpenté ces zones contaminées de Tchernobyl, où j'ai appris énormément, je vous invite à visionner la vidéo « La vie contaminée », réalisée avec quelques collègues, qui essaie de rendre compte de cet immense paradoxe ou de ces immenses contradictions auxquelles les hommes de demain devront répondre. C'est l'avenir qui est là, qui pourrait être préfiguré dans les zones contaminées de Tchernobyl. Ces paysans kolkhoziens sont en train de faire une expérience. Comme disait une Biélorusse, Svetlana Alexievitch, auteur de « La supplication » (Lattès, 1999), sur les conséquences de Tchernobyl, ils pourraient écrire là une chronique du futur. Les récentes révélations d'un rapport sur les conséquences possibles de la chute d'un avion précipité sur une usine de retraitement, par exemple française, rend la chose tout à fait possible ; en tous les cas, cette utopie négative est tout à fait envisageable.
La question que je me posais : qu'est ce que les catastrophes - cette question du nucléaire est déjà bien ancienne - sont capables de nous apprendre ? Est-ce qu'on est capable d'en tirer une connaissance ? Il est vrai que Tchernobyl est actuellement essentiellement constitué en laboratoire « in vitro », où on va regarder vivre des souris, d'ailleurs on étudie autant les animaux que les hommes, dans ces régions. Je me dis que, par rapport aux enjeux de ce qu'on appelle le Développement Durable, Tchernobyl nous apprend au moins une chose, c'est qu'on ne peut pas et on ne pourra pas avant des générations, et des siècles peut-être, établir les bases d'un renouveau, d'un projet quel qu'il soit. L'après système soviétique, l'après kolkhoze, on pourrait imaginer toutes sortes de ressaisissements de ces ressources locales, mais à partir du moment où cette terre, ces organismes et cette nature sont durablement contaminés, on commence juste à en mesurer les effets, aucune forme de développement et de réenracinement de la vie, y compris au sens politique du terme, ne pourra reprendre sur ce territoire, et c'est sans doute la première leçon, mais aussi la plus grande de l'histoire.
Le développement suicidaire
Edward Goldsmith (The Ecologist, Royaume-Uni)
Ce n'est pas en neuf minutes qu'on va pouvoir critiquer les mythes de notre société, parce que la vision du monde de notre société est fausse, totalement fausse. Pour moi, c'est le contraire de la vérité. Dans la mesure ou cette vision du monde colore toutes nos actions, la critique va en être difficile. Je vais d'abord essayer de répondre à la première question qu'a posée Wolfgang Sachs « qu'est-ce qui va être fait à Johannesbourg ? » Naturellement, comme vous savez, ils vont essayer de dire qu'il faut continuer le développement économique, que le développement « durable » - qui est un autre mot aujourd'hui pour désigner la croissance industrielle - est la seule source de richesse, et seule façon de combattre la pauvreté. Et cette notion de pauvreté est importante ,car nous serons en Afrique où, naturellement, il y a beaucoup de pauvreté. Mais ce qu'ils ne vont pas nous dire, c'est que cette pauvreté est le résultat du développement qui a déjà eu lieu. L'Afrique est un pays ultra, sur-développé, il est difficile de faire comprendre cela. L'intervention qu'à fait aujourd'hui Serge Latouche a exprimé pour moi une chose très juste, très importante, c'est que le développement n'est pas la solution à nos problèmes, mais en est la cause.
Or qu'est-ce qui va se passer là-bas ? On va nous faire croire qu'il y a une solution « développementiste » à tous nos problèmes, notamment à celui de la pauvreté. Du reste, c'est comme cela que l'on traite tous les problèmes auquels nous sommes confrontés aujourd'hui : on les interprète de sorte pour qu'ils puissent paraître solubles par des solutions, des méthodes, des moyens développementistes, c'est-à-dire qui augmentent le P.I.B. et qui contribuent aux bénéfices et aux ventes des sociétés commerciales. Alors les gens sont presque tous d'accord, si on montre, si on prouve que les gens sont pauvres, il n'y a qu'une solution à la pauvreté : c'est le développement économique parce que la pauvreté est définie de façon purement matérielle, comme un manque d'argent. Il va sans dire que le développement ça produit de l'argent - mal réparti du reste - ça transforme tout en monnaie, ça monétise tout.
En conséquence, on nous fait croire que tous les autres problèmes viennent aussi du manque d'argent. Pourquoi si les gens ont-ils faim ? C'est parce qu'ils n'ont pas d'argent. C'est comme ça que l'on définit la faim. S'ils avaient de l'argent, ils auraient de quoi s'acheter de la nourriture. Encore une solution développementiste. Il ne vient pas à l'idée de ces gens-là que pendant 99 % de notre séjour sur cette planète, on pouvait manger sans argent. Il y a une trentaine d'années, quand je suis allé , dans un village de Toscane pour la première fois, les gens mangeaient sans argent. Ils produisaient leur nourriture presque pour tout le monde, 9 personnes sur 10 étaient paysans, produisaient leur nourriture.
C'est la même chose pour la maladie : si les gens sont malades, c'est qu'ils n'ont pas de quoi s'acheter des pilules, pas de quoi se faire traiter dans les hôpitaux. En conséquence, on définit la faim ou la maladie comme un manque de traitement médical, pharmaceutique et pour ça, il faut de l'argent. Tous les problèmes sont interprétés pour justifier encore le développement, qui a créé ces problèmes dès le départ.
Comment va-t-on faire pour répondre à ces choses - là ? Il va falloir qu'on leur prouve qu'il n'y a pas de solutions développementistes à nos problèmes, tout simplement. Et peutêtre que l'on va aborder le problème qui est de très loin le plus sérieux, auquel nous sommes confrontés aujourd'hui, celui du changement climatique.
Les solutions développementistes ne sont pas des solutions qui s'attaquent à la cause réelle des problèmes, mais des solutions qui s'adressent tout simplement aux symptômes. Prenons l'exemple de la criminalité, de la délinquance, de la drogue. Pour moi, ce sont tout simplement les symptômes d'une société qui s'est désagrégée, une société où il n'y a plus de famille, plus de communauté, entièrement atomisée. On a une vie qui n'a plus de sens, qui ne peut pas satisfaire les besoins idéologiques, spirituels et autres. Les gens n'ont plus rien, ils ont tout perdu, alors c'est la drogue, la délinquance, tout ce que vous voulez. La solution, naturellement, c'est de nous reconstituer et de donner un sens à la vie. Mais ce n'est pas possible, puisque c'était justement la famille, la communauté qui rendait le développement économique impossible. Je voudrais vous donner un exemple assez récent et qui m'a marqué : j'ai pris un taxi en Nouvelle Zélande, j'étais à Wellington et le chauffeur était de Samoa, donc polynésien. Je lui ai demandé s'il était propriétaire de son taxi et il m'a dit : « non, parce que je ne peux pas, je suis Polynésien, de Samoa » Je lui ai répondu que je ne savais pas qu'il y avait une loi, en Nouvelle-Zélande, qui interdisait aux Samoëns de s'acheter des taxis. Réponse : « ce n'est pas ça, c'est que quand je gagne de l'argent, dans ma société, je suis forcé de le distribuer entre les membres de ma famille, alors comment voulez-vous que je mette de l'argent de côté pour acheter un taxi ? Mais je pense que je vais peut-être devenir un homme blanc, comme vous, et que je vais dire à ma famille et à ma communauté d'aller se faire voir. Comme ça, je mettrai de l'argent de côté pour m'acheter un taxi. » Alors là, on voit la confrontation entre deux sociétés. Dans la première, si tout le monde a des engagements, des obligations envers les autres et qui sont forcément réciproques, on a une économie qui se fait toute seule, on n'a pas besoin d'avoir une économie monétaire. Cette économie se fait toute seule, comme l'a décrit Karl Polanyi, dont je pense que beaucoup de gens ici connaissent l'oeuvre et celle de ses successeurs. Par conséquent, c'est une solution qui n'est pas tolérable. Les multinationales ne peuvent pas tolérer une société de ce genre, on ne peut pas faire marche arrière, recréer une société dans le genre de celle où habitait ce Samoëns, sinon il n'y aurait plus d'industrie, plus de cadence, il n'y aurait plus rien. En conséquence, on est forcé d'aller de l'avant, on ne peut pas revenir en arrière pour traiter la cause réelle de la délinquance, de la drogue etc. Nous sommes obligés de traiter des symptômes, c'est-à-dire que l'on construit des prisons. En Amérique, il y a deux millions de personnes en tôle, ça coûte plus cher de les garder en tôle que de les envoyer à Harvard ou à Yale. Comme cela aucun problème n'est résolu, parce que quand ils sortiront, ça va recommencer. On ne peut pas mettre tout le monde en prison, deux millions, c'est déjà beaucoup, donc ce n'est pas une solution.
Et c'est comme ça pour tous les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui, que ce soit la faim ou le problème démographique. On transforme chaque problème en une espèce d'opportunité pour les affaires, ça c'est vraiment les Franglais ! Et c'est la même chose pour le changement climatique. Je suis allé à la conférence de La Haye sur le changement climatique et l'on y discutait affaires. Il y a tout un marché qui se crée pour l'achat et la vente des quotas pour polluer, pour émettre des gaz à effet de serre, pour obtenir des crédits en vendant des « clean développement mécanisms », des mécanismes pour je ne sais quoi, etc. C'était le grand marché, comme si l'on était à la Bourse. En appliquant ces fausses solutions, les problèmes ne peuvent que s'aggraver, et ça coûte cher. Pour traiter tout ça on peut dire que le P.N.B. va devenir du C.N.P., du « Coût National Brut ». Le P.N.B. de l'Amérique, c'est l'argent qu'il faut dépenser, c'est le chiffre d'affaires qui est nécessaire pour maintenir l'économie, et s'il baisse de plus de 2% par an le tout s'effondre, il y a effondrement général. C'est le prix que ça coûte pour maintenir une société dans l'état actuel. Par conséquent, nous sommes forcés de dire qu'il faut s'intéresser aux causes réelles, ce qui exige de faire le contraire de ce qu'on nous dit, d'adopter des solutions qui sont autres que les solutions développementistes. Naturellement, cela renvoie aux mythes de l'économie politique qu'on nous enseigne à l'Université. On m'a enseigné ça à l'Université d'Oxford, je me suis rendu compte dès le départ que l'économie politique qu'on nous enseignait, c'était la folie totale. En tout cas elle sert avant tout à justifier la croissance économique. Voilà la leçon. Tout ce que l'on enseigne à l'Université sert avant tout à justifier la croissance économique, comme seule source de richesse et seule façon de combattre la pauvreté.
Les économistes disent ouvertement qu'il est irrationnel de proposer une chose qui n'est pas rentable, alors que, malheureusement, toutes les solutions dont nous avons besoin pour résoudre nos problèmes sont des solutions non rentables. Revenons au problème qui est le plus sérieux de tous, celui du changement climatique. Les mesures nécessaires sont non rentables et irrationnelles. Du reste, on avait un dessin dans l'Ecologiste, fait par le type qui fait les dessins pour le Times, où l'on voyait Monsieur Clinton dans les bureaux de la société Esso - qui n'était pas encore fusionné avec Mobil à l'époque et il y avait des tas de graphiques sur les murs. Le patron disait : « malheureusement, Monsieur Clinton, nous autres, à Esso, nous avons calculé que la survie humaine n'est pas rentable. » Il s'agit bien de cela : les mesures nécessaires sont le contraire de rentables et ce qu'il y a de plus irrationnelles.
Pourquoi cela ? Parce que la première chose à faire, c'est d'arrêter complètement l'utilisation des hydrocarbures - le charbon, le pétrole, tout ça doit disparaître, et même très vite, nous avons très peu de temps à perdre, et c'est même peut-être trop tard. On doit arrêter carrément. Il va sans dire que c'est pas tout à fait dans l'intérêt des sociétés pétrolières qui dirigent l'Amérique à l'heure actuelle, ni des sociétés qui fabriquent les voitures. Alors, naturellement, il y a les énergies renouvelables, mais ça prendra longtemps pour qu'elles fournissent 30 à 40 % de l'énergie nécessaire, et encore ce n'est pas sûr. A mon avis, ça ne fournira jamais plus qu'une partie de l'énergie, il faudra réduire la consommation d'énergie énormément et ça n'est pas rentable non plus.
Ensuite, pour se nourrir sous un régime de changement climatique, d'abord il ne faut pas un système qui émet une quantité énorme de gaz à effet de serre, de méthane avec azote, hydrogène et tout le bazar. Deuxièmement, il faut une diversité énorme de différentes cultures. La monoculture est archirentable, on peut la pratiquer à très grande échelle, mais elle est suicidaire sous un régime de changement climatique, étant donné qu'on ne peut pas deviner à l'avance qu'elles seront les cultures et les variétés de ces cultures qui risquent de survivre lors des différentes discontinuités que l'on va rencontrer. Par exemple, toutes les bestioles que l'on va hériter des tropiques commencent déjà à ravager nos cultures ici. Nous ne savons pas quelles sont celles qui vont survivre aux canicules. Comment voulez-vous, avec les sécheresses, les inondations, il faudra une diversité énorme. Alors je peux faire un catalogue de toutes les mesures à prendre pour survivre sous un régime de changement climatique de cette sorte, il va sans dire qu'il n'y en a pas une seule qui soit rentable, tel que ce terme est utilisé aujourd'hui, ni rationnelle. Alors tout ce que je peux dire, Messieurs-dames, c'est « vive la non-rentabilité et l'irrationnel ».
Débat
Un intervenant
Je suis quelqu'un d'aussi respectable que M.Narbonne, parce que président d'une association de protection de l'environnement, moi depuis 25 ans et donc je suis un peu meilleur que lui…
Le constat que je fais est plus triste : nous avons vraiment le sentiment à travers les actions que nous menons en permanence, et à travers les progrès que nous avons pu faire, notamment en matière de déchets, d'eau ou bien de transports. A chaque fois que nous obtenons un résultat positif, c'est une façon de conforter un système qui est en train de nous détruire. Les déchets sont mieux traités, c'est vrai, et ça va nettement mieux un peu partout, et c'est vrai qu'il y a un effet didactique intéressant ; c'est à dire qu'on a fait prendre conscience aux gens qu'on ne peut plus faire n'importe quoi, et que l'on est responsable de nos actions. Mais, par ailleurs, le résultat est que nos déchets sont en augmentation constante, ce sont des milliers de tonnes en plus tous les ans, et ainsi de suite pour l'eau, les transports, etc. Voilà un constat difficile à avaler : notre action est une mauvaise action, mais nous continuons.
Simon Charbonneau
Je voudrais soutenir ce qui a été dit, qui me semble illustrer l'une des problématiques du développement au Nord, dans nos sociétés, parce que jusque là, on a parlé beaucoup de l'impact du développement sur le Sud, mais moi, habitant le Nord, je suis plus sur la problématique du développement du Nord, ça me semble fondamental, et l'histoire des déchets est très intéressante, c'est le développement durable de la production de déchets. Vous savez, il y a des expressions qui sont mortelles, et il faut savoir les utiliser pour les retourner en quelque sorte, cela me semble très pédagogique : développement durable de la consommation en eau, des infrastructures routières, et alors on sait à quoi s'en tenir. Effectivement, sur l'action associative, en
25 ans d'expérience on en voit les limites, car tout ce qu'on fait, c'est sophistiquer le système. On le voit d'autant plus que l'action associative est de plus en plus intégrée au processus de décision, c'est à dire que les associations sont tellement sollicitées qu'elles s'épuisent dans la participation, d'autant plus qu'elle est bénévole et ne coûte donc pas très cher aux pouvoirs publics.
Jacques Jullien
Je voudrais rappeler d'une part que les déchets, c'est quelque chose dans la vie d'un système vivant, d'autre part, que les déchets vont refléter les différentes façons qu'ont les différents groupes de gens de vivre…
Il y a déchets et déchets, qui ne seront pas les mêmes selon les endroits, et à ces déchets vont correspondre différentes façons de pouvoir les récupérer. A ce sujet, je voudrais faire une petite publicité pour le film d'Agnès Varda « Les Glaneurs » qui est très intéressant à ce niveau là.
Gérard Narbonne
Bien sûr, la contradiction soulevée par les personnes qui ont posé des questions est : « est-ce qu'on n'entretient pas le système ? »
C'est tout le débat autour du développement durable. Nous n'avons pas fait, nous, le choix de la radicalité pure auprès des gens que l'on côtoie au quotidien, car on risque de se couper complètement, de ne pas avoir d'écoute, si on tient le genre de discours qu'on peut tenir dans ce colloque à une majorité de citoyens avec qui on bosse au quotidien.
Donc, le problème est de savoir s'il ne faut pas une étape quelque part, ou des objectifs intermédiaires, qui soient accessibles à beaucoup plus de gens qu'à ceux qui sont convaincus à 100 % que le développement est mauvais et qu'il faut être radical à 100 %. Est-ce que dans ce cas là fixer une étape intermédiaire est mauvais ou pas ? Nous voulons arriver à
ce que les gens réfléchissent plus loin et arrivent à cheminer avec nous après cette étape, qui nous paraît nécessaire mais pas suffisante. On est capable d'amener plus de gens en faisant étape par étape. Dans les sondages fait auprès des français, 90 % des sondés disent qu'ils sont capables de faire l'effort de moins se servir de la bagnole etc. Mais, dans la réalisation concrète, combien le font ?
Nous sommes donc dans ces contradictions- là : oui, on aide le système à perdurer, mais comment peut-on impliquer les citoyens si on leur demande, pour travailler avec nous, de changer à 100 % de mode de vie à partir d'aujourd'hui ? On va travailler avec 1% des gens, ce n'est pas plus efficace que travailler avec 90% qui bougent un peu leur pratique. Je ne vous dis pas que nous tenons la vérité pure, mais nous avons pris cette voie-là. Maintenant, je crois que si nous n'étions pas là, à Nemours, les ordures ménagères seraient toutes incinérées. Pour l'instant, aucune ne l'est. Victoire ou défaite ? Je ne sais pas. J'ai plutôt ten- dance à croire que c'est plutôt pas mal.
Sur la question de la sophistication, c'est évident que l'on va de plus en plus vers des choses très techniques dans lesquelles on entraîne les associations et où on est obligé quasiment d'aller sur le terrain des autres, sur un terrain où ils trouveront toujours des gens qui ont plus de temps et plus de compétences techniques que nous. C'est pourquoi nous ne devons pas essayer de continuer complètement sur le terrain et que nous avons intérêt à travailler avec des experts indépendants, qui peuvent donner des éléments que tout un chacun n'a pas. C'est tout le débat entre l'expert, le citoyen et le politique. On pourrait faire un colloque là dessus aussi.
Je termine sur la « culture de parcours ». Ce n'est pas toujours l'objectif qui est le plus important, c'est la pratique, la convivialité, le lien social, même si on n'atteint pas forcément nos objectifs.
Un autre intervenant
C'est peut-être le moment de s'interroger sur les niveaux de l'action, contre qui on lutte, seulement contre le capitalisme ? Ou remet-on en cause plus globalement à la racine la vision techno-scientiste et, pour aller plus loin encore, le besoin de domination, en tout cas la volonté de domination. A partir de ce moment là, on arrive à bien discerner les niveaux. On s'aperçoit que ce qui est bien à un niveau devient un mal à un autre. Comme pour les déchets organiques - l'exemple tout bête - quand on va chier dans la nature, c'est un bien, si on va chier en masse c'est un mal…
David Maurer
J'étais musicien, et par prise de conscience, je deviens de plus en plus « paysan vernaculaire » pour reprendre la formule de Illich. Donc j'ai lu tous les livres de Illich, et aussi « Le défi du XXIe siècle » de E. Goldsmith, qui, après les « Quatre Saisons », « Silence », m'ont fait prendre conscience que même dans la musique, quoiqu'il y ait une petite nuance entre la musique et travailler chez Monsanto, on cautionne le système. Donc, j'en suis arrivé là. Je pense que le débat des déchets, c'est symbolique, on nous a tout dit, de toutes façons. On voit qu'il arrive un moment où on ne peut plus dire « il faut s'adapter, il ne faut pas être trop fanatique, extrémiste, jusqu'au boutiste ». A un moment donné, il faut quand même qu'une bonne partie des gens prennent conscience, qu'ils essayent de mettre en action, dans leur vie de tous les jours, ce qui est dit aujourd'hui. Il est clair que recycler les déchets n'est pas une solution. C'est le mode de vie qui doit changer, il y a urgence à le changer. Je fais partie d'une association qui s'appelle « Avec cela » ceux qui sont intéressés peuvent venir nous voir. Une fois qu'on a la théorie, il faut la mettre en pratique. Mais on a des problèmes des fois, car ce qu'on fait c'est illégal. Si on demande le R.M.I. et l'allocation logement, on nous donne un petit appartement, c'est gratuit et tout ça c'est légal, mais faire sa cabane dans un champ et même si on a acheté le terrain, parce qu'il n'est pas constructible, on ne nous le permet pas.
Un autre intervenant
Ce matin, Gilbert Rist nous a fait allusion aux évidences intouchables : la démocratie, les droits de l'homme, le développement. Est-ce que l'on peut toujours parler de démocratie, alors que justement nous sommes actuellement confronté à des choix technologiques qui nous sont imposés. Est-ce vraiment encore de la démocratie ?
Jeanine Petit
Je suis militante associative depuis 30 ans. Une remarque pour le premier intervenant : quand on est bénévole associatif, on a des doutes sur son rôle de bénévole, après 30 ans, parce qu'on se dit qu'on ne doit pas servir d'alibi à ceux qui décident et on est obligé de refuser des invitations, par contre, on continue, bien sûr à prendre la parole dans les assemblées les plus importantes. Une chose n'a pas été dite : on est confronté maintenant à ce que les déchets sont devenus un gâteau, plus que les prostituées ou la drogue. Il y a des mafieux des déchets, il n'y a pas de frontière et pas de contrôles, les responsables des contrôles ne font pas leur boulot, ça c'est connu, par exemple la police de l'eau, il n'y en a pas en France, il faut le dénoncer et se battre et le redire et que tout le monde le dise, il faut que chacun prenne sa part de responsabilité de citoyen. Deuxièmement, ce qui est très inquiétant dans ce développement fou, les gens ne s'en aperçoivent pas beaucoup, mais c'est leur liberté qui fout le camp, à tous les niveaux. Le paysan d'abord, qui ne peut plus faire ses semences. On pourrait donner beaucoup d'autres exemples. Il faut avoir quand même présent à l'esprit l'objectif, la vie. J'aimerais bien qu'on parle de la vie, des progrès de la vie, de l'amélioration de la qualité de la vie et au diable le développement durable. C'est la solidarité des espèces qui fait que la vie continue de même que la bio-diversité, donc économie/écologie ça doit être la base des propositions qui doivent être faites aujourd'hui.
Jean-Pierre Berlan
Je peux faire quelques observations sur la question des solidarités versus concurrences. Je crois que nous sommes tout à fait victimes du fait que les hommes envisagent le monde autour d'eux et en particulier le monde naturel exactement à l'image du monde social dans lequel ils vivent. J'ai été très frappé, il y a quelques années par un article paru dans « Nature » (Déc.91) qui examinait le contenu de manuels, de livres de botanique dans les pays qu'on appelait à l'époque « socialistes », et dans les pays capitalistes. Le résultat, c'est que dans les pays capitalistes, les plantes étaient des plantes « ôte-toi de là que je m'y mette », c'était des plantes concurrentielles qui cherchaient à repousser leurs voisines plus loin, à s'en débarrasser pour occuper le plus d'espace possible, et dans la vision des socialistes, il en restait malgré tout quelque chose, en tous cas au niveau de la conception scientifique, eh bien, les plantes, au contraire, entretenaient toute une série de relations les unes avec les autres, de coopération, de solidarité, d'échanges. Le problème, c'est que le regard que nous portons sur le monde extérieur, sur le monde qui nous entoure est un regard très largement for- maté par le système social dans lequel nous sommes, et il faut prendre conscience de ça. Nous construisons au fond le monde à l'image de ce que nous sommes et que la société a fait de nous.
Tout le monde a fait rouler les billes sur un plan incliné, comme Galilée l'avait fait il y a plus de 4 siècles, et elles continuent du reste à tourner de la même façon. On o ublie de dire une chose, à propos de Galilée, c'est qu'il travaillait à Pise, à côté de Venise, le plus grand arsenal de la Renaissance et ça avait une certaine importance de savoir comment les billes allaient se déplacer, c'est à dire comment les boulets de canon allaient arriver à destination…
Ce que je veux dire, c'est que les questions qu'on se pose en matière scientifique et technique, sont des questions que pose la société, mais reste la question « qui pose la question à la société ? » et c'est bien entendu, les classes dominantes qui fabriquent l'agenda. Les scientifiques, qu'ils soient directement financés par les firmes ou par la puissance publique et bien qu'ils aient l'illusion de l'indépendance, de toutes façons vont répondre aux questions que se posent les pouvoirs dominants.
Il y a eu là dessus un article extraordinaire de Boris Essen en 1931, à l'occasion du 2ème congrès de l'Histoire des Sciences à Londres. Il a fait scandale, parce qu'il décrit Newton non pas comme une puissance abstraite qu'on présente d'une façon idéaliste, mais comme le scientifique qui résout les problèmes de son temps : on lui laisse avoir la tête dans les étoiles, c'est tactique, pour mieux résoudre les problèmes de navigation, pour faire en sorte que les navires de guerre, ou commerciaux, arrivent à destination.
Jusqu'à présent, les sociétés traditionnelles avaient tendance à se protéger de la Science et de la Technique pour protéger leur système social, leur système de convivialité, de relations. Dans notre société occidentale, c'est devenu une arme pour les transformer, pour fabriquer des relations sociales qui sont entièrement nouvelles et qui, à mon sens, mènent à la catastrophe finale.
Sur la biologie, depuis deux siècles et demi, les « implosures » de l'hérédité ont commencé en Angleterre, avec les grands sélectionneurs anglais des années 1760, ça s'est poursuivi avec un siècle de retard dans le domaine des plantes. C'est bien plus facile, évidemment de contrôler l'hérédité des animaux que celle des plantes, et là, nous sommes en train d'assister à la phase finale de l'expropriation du vivant. N'importe qui peut comprendre, sauf mes collègues de l'INRA malheureusement, - que tant que le paysan peut semer le grain et récolter, le semencier n'a pas de marché. Alors ces sélectionneurs, on le voit dès que les premiers semenciers professionnels appa raissent en Angleterre, engagent une véritable guerre contre le vivant, une guerre contre cette faculté malheureuse qu'ont les animaux et les plantes de se reproduire chez le paysan, et cette guerre, ils sont en train de la gagner. Ils la gagnent de façon ambiguë d'ailleurs.
Un premier point,une première technique, Terminator, qui est une technique de stérilisation biologique des plantes. Terminator est le plus grand triomphe de la biologie appliquée depuis 150 ans. C'est le triomphe de la loi du profit sur la loi de la vie. Encore une fois, pour ces gens là et ça permet de mesurer le caractère mortifère du monde dans lequel nous sommes, se reproduire et se multiplier, la propriété fondamentale des êtres vivants,est un immense malheur. La plus grande injustice que puisse commettre les êtres vivants à l'égard de ces messieurs des entreprises transnationales pharmaceutiques et semencières, c'est de se reproduire et de se multiplier. Et mesurez le caractère absolument invraisemblable et scandaleux de la technologie qui s'appelle Terminator : on a stérilisé les plantes, demain les animaux, et après demain les hommes, pour avoir des bébés plus beaux, bien sur, des bébés parfaits exempts de défauts, zéro défauts. Et on est en train de faire exactement la même chose avec le brevet. Une directive européenne, la 9844, nous pend au nez, le gouvernement anglais l'a déjà ratifiée avec enthousiasme, les gouvernements français et allemand sont en train de tourner autour du pot, parce qu'ils sont « pour », ces technocrates, cette expropriation du vivant, et donc là, c'est l'interdiction, véritablement, aux plantes et aux animaux de se reproduire dans le champ du paysan.
Je voudrais vous faire mesurer, simplement, l'absurdité de ce qui se joue là. Un auteur français, Frédéric BASTIA, a écrit un pamphlet merveilleux « La pétition des fabricants de chandelles » en 1848. Dans cette pétition, ces fabricants s'adressent à l'État pour lui demander de faire condamner l'ensemble des portes et fenêtres, parce que, disent-ils, le soleil leur fait une concurrence déloyale.
Je voudrais vous dire qu'on est exactement dans cette situation à l'heure actuelle : les firmes transnationales, qui fabriquent tous les agro-toxiques possibles, qui ont pris le contrôle de toutes les semences, sont en train de s'adresser aux pouvoirs publics pour nous demander de condamner nos portes et fenêtres, pour qu'eux puissent lutter contre la concurrence déloyale de ces plantes, de cette nature qui se reproduit et se multiplie. Vous ne croyez pas que c'est absolument effarant de voir comment et à quel point les parlementaires et les gouvernements européens ont été bernés par l'appareil de propagande de ces multinationales.
Un autre intervenant
Je vais parler en français, car c'est plus correct puisque je suis en France.
Je suis allemand, voisin de W. Sachs, mais je ne le connais pas, parce qu'il travaille surtout dans le domaine de l'environnement, et moi dans le développement humain.
C'est significatif que nous n'ayons pas beaucoup en commun, à mon avis, c'est une faute.
Le développement devrait, à mon avis, être comme une chose qui existe, ça a toujours existé, tout se développe, toute structure de la vie, micro et macroscopique se développe en permanence.
Nous, les humains, on a été un peu trop vite, et on a fait de graves fautes comme M. Berlan, et vous aussi, M. Lemarchand, l'avez démontré.
Pour moi, c'est surtout une question de politique. Je suis engagé dans la politique de développement officiellement en Allemagne, je suis également dans une ONG, je suis en même temps un entrepreneur qui produit des choses qu'on essaie de vendre à tout le monde, j'ai plusieurs chapeaux, et j'essaie de voir les choses à travers. A mon avis, le sujet qui se traite ici est extrêmement important, et je vais m'en servir dans ma vie politique en Allemagne, certainement.
J'ai appris en 20 ans de développement pratique dans un pays très pauvre - Haïti - que nul ne peut être développé, j'ai complètement perdu l'espoir de développer quoique ce soit. Mais il faut à mon avis quand même de la solidarité, parce qu'il y a de la misère dans le monde, il y a des choses devant lesquelles on ne peut pas fermer les yeux. Il y a beaucoup de gens qui font de graves fautes, comme les grandes entreprises et la grande politique,M. Berlan m'a touché avec son exemple, je suis tout à fait derrière vous, ce sont des exemples comme ça qu'il faut propager. Il faut lutter contre ce que vous voulez combattre. je suis tout à fait d'accord avec vous, ça devrait être combattu, mais nous ne devons pas, comme on dit en allemand, « jeter l'enfant avec l'eau du bain », parce que si nous disons maintenant qu'il faut arrêter tout ce qu'on appelle « développement », vous allez tomber sur le dos de ces gens - je compte moi-même parmi eux - qui essaient sincèrement d'apprendre à faire mieux et en essaient de le faire en pratique et en politique.
Pour moi, « défaire » est un signal dangereux, envers tous ceux qui ne veulent rien dépenser pour améliorer le monde.
Regardez, ici on travaille contre le développement, d'autres agences de l'ONU travaillent pour le développement. Pourquoi ne pas travailler ensemble, parce que nous avons les Nations Unies, ils sont là, s'ils n'étaient pas là, il faudrait les inventer. Mais cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas les améliorer.
Françoise Dutut
Je suis économiste et écologiste. Je me demande si on ne se focalise pas sur une question qui n'a pas lieu d'être : fautil être pour ou contre le Développement, en mettant durable ou démocratique au second plan. A la lumière de ce que je viens d'entendre, il me semble que la première question qui se pose, c'est celle de la démocratisation du choix technologique et scientifique. A partir du moment où on dit « Science », il n'y a plus d'interrogation, il n'y a plus de questionnement. C'est le progrès que nous
remettons en cause, le progrès sans questionnement. Notre responsabilité, dans les pays du Nord en tout cas, est d'aborder les questions sous cet angle là. Plus fondamentalement, quand on dit Développement durable, chez les écologistes, on discute beaucoup de savoir si c'est durable ou soutenable etc., mais il y a la question de la démocratie. Cela n'a jamais été le développement tout seul, ça a toujours été participatif, donc je ne vois pas pourquoi cette question de la démocratie n'émerge pas puissamment de nos débats. Cela doit être ce qui nous fait converger, je pense.
Un autre intervenant
Par rapport à la dernière intervention, je voudrais dire quelques mots sur la notion de « risque ». On utilise beaucoup ce mot pour désigner nos inquiétudes par rapport au développement scientifique. Je me demande si ce n'est pas un mot piège, comme l'a été et l'est le mot Développement, parce que la société du risque, ce n'est pas une nouveauté. Le capitalisme et même l'idée de progrès est fondée sur l'idée de risque. Cela veut dire : on prend un risque aujourd'hui pour produire mieux demain. Je suis économiste et c'est exactement la définition de l'investissement. L'idée du risque est consubstantielle à l'idée du profit et c'est même ce qui légitime le profit, on enseigne ça aux étudiants puisque le risque c'est la légitimation du profit, c'est parce que certains prennent des risques qu'il est normal qu'on leur donne un profit. Je pense qu'il faut aussi qu'on réfléchisse à cette notion de risque. La société du risque, ce n'est pas nouveau, c'est le fondement de notre société. Moi je préfère parler de « menace », parce qu'il est vrai qu'aujourd'hui, ce qui change, c'est qu'il y a une conscience de la société par rapport à une menace qui est produite par tout ce système techno-scientifique et par l'absence de démocratie. En particulier chez les économistes aujourd'hui il y a un tas de symposiums, colloques, sur ce qu'on appelle la gestion du risque, parce qu'on estime que cette conscience de la menace que nous avons, elle est irrationnelle, il faut la formater, lui donner un contenu rationnel qui colle avec notre société organisée sur cette rationalité instrumentale et précisément, le risque c'est le formatage rationnel de cette menace que nous ressentons. En fait, la gestion du risque, je reviens sur ce que disait cette dame avant, c'est la suppression de tout ce qu'il peut y avoir de conscience politique dans la menace.
Un autre intervenant
J'ai entendu ce matin avec beaucoup d'étonnement une série d'orateurs qui parlaient de façon très éloquente, qui partaient en guerre contre le développement. Il me semble qu'on a complètement perdu de vue la distinction introduite par François Perroux, il y a un demi-siècle, entre croissance et développement. Nous sommes partis en guerre contre la croissance, une croissance sans conscience, une croissance qui n'intègre pas fondamentalement les éléments sociaux, les éléments humains. Il disait : « ce que nous avons à chercher, c'est le développement qui est précisément l'effort de l'Homme et du groupe humain, pour reprendre conscience de ses possibilités, pour améliorer ses conditions de vie à partir de ses ressources propres, humaines, intellectuelles, spirituelles, matérielles », et c'est ça que dans les ONG, en général, on tente de mettre sur pied. On tente d'aider les populations autochtones, là où on intervient, à reprendre le contrôle de leurs propres vies pour s'effacer ensuite, dans la mesure du possible et le plus vite possible. Or, cette distinction semble avoir complètement disparu du champ intellectuel, et alors, quand on part en guerre comme ça contre le développement, ça disqualifie complètement cet effort de développement qui s'efface, de véritable développement des hommes, et je suis étonné.
Bernard Cornu
Ingénieur, j'ai travaillé dans une quinzaine de pays.
Nous sommes dans un monde de frontières, de plus en plus fermé aux hommes et aux femmes, c'est un monde de nations, avec des frontières. Les marchandises, les capitaux peuvent circuler, mais les hommes, les femmes, à part les cadres et les touristes occidentaux, ne peuvent pas circuler. Il y a une conséquence formidable, c'est la différenciation des coûts de la main d'oeuvre et avec la création d'États, spécifiquement autour des rampes pétrolières depuis une centaine d'années - l'Angola, Timor, la Mésopotamie, l'Arabie et tout ça - cela permet aux occidentaux qui avaient une certaine avance dans certains domaines de contrôler, d'exploiter ces ressources, les ressources énergétiques et de faire que les coûts des transports de marchandises soient pratiquement maintenant négligeables. Cela permet de mettre facilement en concurrence, de façon consciente ou inconsciente, des productions avec des coûts très bas de main d'oeuvre, entre l'Europe et les pays du Sud, on va d'un rapport de 1 à 10 sur le salaire minimum, on passe de 1000 à 100 euros par mois et c'est un phénomène fondamental et qu'il faut remettre en cause. Ce problème de la légitimité des frontières est à mon avis le plus puissant levier pour pouvoir faire prendre conscience aux gens en Occident des problèmes du monde,
Une autre intervenante
Je travaille dans le développement, désolée. J'avais quelques remarques à faire. Je suis d'accord avec les gens qui disent qu'il faut définir ce qu'on entend par « le développement », parce que c'est sûr que si on ne s'entend pas clairement sur ce qu'il y a derrière ce mot, tant que ça reste un truc amalgamé, un peu flou, quelque part on peut tout dire, mais qu'est-ce qu'on va gagner, à part se satisfaire un peu, de faire passer un peu toute la colère qui est légitime. Peut-être a-t-on intérêt à bien savoir ce que c'est. Je rejoins le Monsieur allemand qui disait qu'effectivement, tout se développe, au sens de tout évolue. Le monde n'est pas figé, il évolue perpétuellement. Et si le développement c'était « qu'est-ce qu'on peut faire en tant que citoyen, élu, fonc tionnaire, ou intervenant extérieur pour essayer d'influencer cette évolution dans un sens ou dans un autre ? »En tous cas, pour moi c'est un peu ça.
J'ai aussi beaucoup entendu parler de ce qui est bien,de ce qui est mal. Je crois qu'il faut se rendre compte qu'il n'y a rien de bien dans l'absolu, ou de mal, par contre il y a des valeurs et qui peuvent varier selon les individus, selon les gens, et que peut-être si on parle de développement en tant qu'influence sur une évolution qui de toutes façons a lieu, il faut peut-être aussi clarifier quelques valeurs communes et quelles sont celles qu'on retient pour influencer l'évolution du monde.
Je retiens aussi de l'exposé du Monsieur de l'INRA que même si on trouve une solution technique géniale, le problème - enfin, c'est comme ça que j'interprète - il est d'abord dans les jeux de pouvoir, puisqu'en gros, le pouvoir est concentré et il impose autre chose. Il faudrait alors peut-être essayer de voir ce qui relève de la concentration du pouvoir et comment on peut organiser du contrepouvoir, plutôt que de chercher à apporter des solutions techniques.
Frédéric Lemarchand
Oui, j'ajoute juste que nous essayons de sortir de la notion de risque pour s'attacher plutôt à celle de « vulnérabilité » des hommes, des systèmes démocratiques et des milieux et que le danger aussi de la gestion des risques aujourd'hui, c'est l'avènement de cette société totalitaire du contrôle, le risque comme nouvelle forme du contrôle social, dans la perspective ouverte par Foucault, il y a quelques décennies et traitée plus récemment par Michalis Lianos dans « Le risque, nouveau contrôle social » qui démontre tout ça très bien. Mais pour finir, je voudrais en revenir à mes pay- sans, à la question que j'avais soulevée : au fond, pourquoi au Forum Social, des paysans comme leader de ce mouvement social, plutôt que des ouvriers - ce qu'on aurait attendu fort logiquement, il y a 20, 30 ou 70 ans - D'abord encore un détour par le concept de développement qui est beau- coup trop polysémique pour être utilisé comme cela, la révolution paléolithique, on peut dire c'est une sorte de développement de la civilisation, mais il faut resituer le développement dans un contexte, un imaginaire social, historique. Passées les sociétés de la tradition, fin 18ème siècle à peu près, puis les sociétés ou à la société moderne, eh bien, actuellement, nous sommes en train de vivre une nouvelle révolution historique, philosophique, on peut l'appeler comme on veut, qui est cette sortie de la société moderne, et qui débouche sur quelque chose de parfaitement nouveau : posthistoire, post-industrielle, les mots nous manquent un peu, mais il y a bien une question là qui est formulée très attentivement depuis une vingtaine d'années. Alors, ces paysans, qu'est-ce qu'ils ont gardé en mémoire ? Précisément les valeurs de solidarité, l'économie non monétaire, un rapport à la nature, à l'échange aux autres, enfin une multitude de choses dont la modernité s'était proposée de nous débarrasser pour nous ôter de ces servitudes du sol. Cela a été d'autant plus compliqué de tenir une position critique depuis quelques décennies que l'Europe a fait l'expérience du fascisme et que toute forme d'attachement au sol, à la terre, ou de revendication d'un enracinement minimal était suspectée, dans les années 60, de néo-pétainisme ou néopoujadisme. Cette question évolue fort heureusement avec le temps, mais c'est aussi pour dire toute la difficulté qu'a eue l'écologie politique à s'imposer, à devenir un mode de pensée critique. Je finirai par une référence à un magnifique ouvrage, que j'ai découvert il y a deux ans, du sociologue italien de la connaissance Franco Cassano « La pensée méridienne ». C'est la pensée du Sud, non pas la modernité, le Centre occidental pensant le Sud, mais la pensée du Centre par le Sud, la pensée depuis la marge. Alors, cette marge, ça peut-être effectivement nos paysans dans le mouvement social en France, ou les pays du Sud de l'Europe, ou l'Afrique, ou l'Amérique du Sud et il propose comme condition de possibilité de faire advenir la politique de replacer l'homme au centre et la technique et le marché à la périphérie, c'est à dire d'opérer cette révolution copernicienne, qui consisterait maintenant à prendre un peu de recul ou comme le dirait G. Ballandier, à considérer la modernité comme notre tradition maintenant et de penser depuis le Sud, de faire le bilan de ces deux siècles de projets modernes. Après avoir ouvert son ouvrage par une formule comme « la modernité n'est certainement pas étrangère aux maux dont beaucoup crient encore qu'elle est le remède », il dit « bien sûr, il va falloir maintenant considérer comme des ressources tout ce qu'on a considéré pendant des décennies comme des rebuts ». Je crois que c'est de cette position et de cette posture critique épistémologique que l'on pourra justement, par exemple, repenser la polysémie du concept de développement.
Bertrand Livier
Je suis membre du Mouvement « Avec Cela » qui veut dire « Activité Vernaculaire Ecologique Cohérente - Convivialité - Entraide - Liberté - Autonomie » qui propose comme alternatives des lieux expérimentaux, des lieux qui servent à faire prendre conscience par l'exemplarité, de ce qu'on pourrait faire pour changer un peu, comme alternative au développement, qui propose donc de vivre d'activités vernaculaires, de reconstruire des sociétés vernaculaires, qui se prennent en charge, qui sont autonomes, qui appliquent forcément une simplicité volontaire puisqu'il faut rabaisser d'une manière importante le niveau de vie.
Nous avons déjà créé deux communautés villageoises intentionnelles de ce type, qui sont ouvertes à d'autres personnes qui veulent expérimenter cela et nous pouvons aussi aider à trouver d'autres terrains, d'autres fermes cogérées de ce type. Pour revenir à ce que disait M. Narbonne, nous, nous pensons au contraire, qu'il faut une certaine radicalité, une cohérence avec une conception globale, ce que je crois qu'on appelle le « holisme ». Si on applique une radicalité qui englobe tous les aspects de la vie, il y a une cohérence et je pense qu'on est crédible, et le petit pourcentage de personnes qui est touché par ça est profondément touché, et passe à une application. Nous en sommes convaincus. Nous pensons qu'il faut un changement radical, rapide. Depuis hier soir, j'entends beaucoup de personnes qui, à raison, tapent sur les multinationales et sur les institutions, mais je pense que notre pouvoir le plus important est un boycott au niveau individuel, c'est qu'on arrête de consommer plus que de taper sur des multinationales qui nous font consommer. C'est nous qui avons le pouvoir, c'est nous qui pouvons le faire et donc j'invite chaque personne ici dans la salle, par exemple chaque jour, à boycotter le consumérisme industriel.
Suzanne Michal
Vous avez commencé, Monsieur Goldsmith, en disant que notre vision du monde était fausse. Je voudrais y revenir et essayer d'analyser d'où nous vient cette vision. Ce matin, nous avons parlé du 12ème siècle avec les marchands qui ont pris le monopole, ensuite nous avons eu Descartes, Bacon, la Révolution industrielle en Angleterre, donc nous avons eu une domination de l'homme sur la nature, mais de l'homme du sexe masculin. Ces derniers siècles, nous avons vraiment développé cette vision masculine, patriarcale de domination de la nature, de domination des femmes, donc une vision, une logique, il faut que ce soit rationnel, fragmentée de domination, voilà d'où nous vient, je pense, ce développement et cette vision du monde. Alors défaire le développement, je pense que c'est défaire le développement, en fait, de nous en tant qu'espèce pensante qui a deux cerveaux, un droite, un gauche, un logique, un fragmenté, mais un autre qui est holistique. Une des solutions, c'est vraiment de se rappeler que nous sommes complets, nous ne sommes pas que des êtres rationnels qui vont dominer etc. Or depuis hier je vois beau- coup d'hommes à la tribune, j'ai beau- coup de respect et d'admiration, pour tous ces hommes qui sont devant nous, mais j'espère que dans 10 ans, si nous tenons un deuxième colloque, il y aura au moins 50% de femmes qui seront là, devant nous. Et ça, je pense que ça sera déjà un pas en avant dans une approche holistique et une grande résolution.
Un autre intervenant
Je voudrais dire deux choses et essayer d'apporter un regard un peu pluriel par rapport à l'objet de ce colloque, le développement est un concept très intéressant mais qu'on peut également avoir d'autres regards par rapport à l'évolution contemporaine.
Tout d'abord, au préalable, le débat qui a eu lieu tout à l'heure, montre qu'il est nécessaire d'avoir une clarification au niveau du concept de développement. Il y a des problèmes de pauvreté, d'inégalité, de propriété, de pouvoir, de démocratie etc. mais qui sont des caractéristiques partielles, le problèmeclé par rapport au développement, c'est le progrès et la mythologie du progrès et tant qu'on ne vient pas s'axer la-dessus on passe à côté de quelque chose d'important. Pour ça, il faut se référer à Karl Polanyi et à François Partant.
D'autre part, un de mes maîtres spirituels, André Leroi Gourhan, avance qu'au niveau de la succession évolutive humaine l'homme risque fort de ne plus savoir quoi faire de ses mains très prochainement et on retrouve là très bien Illich avec le concept de convivialité. C'est un regard qui n'est pas du tout économique, mais qui me semble très important également.
Edward Goldsmith
La société moderne n'est pas une société complexe socialement parlant, elle est simplifiée au possible, elle est réduite au plus simple. Avant dans la famille, il y avait le père, la mère, deux enfants, c'était déjà une grande simplification mais on arrive maintenant à une société atomisée. En Angleterre, il faut construire quatre millions de maisons, parce que maintenant, les gens veulent vivre seuls, plus question même de vivre en couple, les jeunes veulent vivre seuls. C'est la simplification totale de la société. La société tribale, c'était une société archi-complexe, donc c'est pas la simplification de la société qu'il faut chercher, il faut qu'on rende nos sociétés plus complexes. On ne peut pas reconstituer les sociétés d'autrefois, on peut être inspiré par eux, c'est notre seule source d'inspiration sérieuse.
On va augmenter, maximiser la consommation de choses importantes : la bonne nourriture, saine, avec du goût, telle que l'eau par exemple. Si on privatise l'eau comme on veut le faire maintenant sous le régime général des marchés en services, les pauvres n'auront plus d'eau, et on prétend vouloir combattre la pauvreté. Si on privatise l'eau, les petits paysans n'auront jamais d'eau, l'eau pas- sera aux grandes plantations et encore plus aux industries. Le développement, c'est très bien pour une certaine élite, mais c'est un désastre pour la majorité des gens, ça nous le savons tous.
Mais autre chose : la vision du monde, je reviens sur ce qu'a dit cette dame en rouge, c'était très intéressant. Je suis d'accord avec vous dans un sens, dans une société traditionnelle, les femmes ne sont pas forcément dominées, il y a au moins 40% de sociétés traditionnelles qu'on connaît qui étaient matrilinéaires, l'héritage se faisait par la femme et donc elle avait beaucoup d'influence. Un grand nombre de sociétés primaires étaient matrilocales, c'est à dire quand un jeune homme se marie, il va vivre dans le village de sa femme, subit l'influence de toute la parenté, les parents de sa femme, ses cousins, tout le monde et donc s'il se comporte mal à son égard il risque d'être sérieusement pénalisé. Donc on ne va pas forcément vers une société patriarcale. Nous avons un anthropologue avec nous, il faut voir s'il est d'accord avec moi.
Atelier 4: Get off their backs! Laissez donc les pauvres tranquilles !
Il faut sortir les pauvres de la pauvreté, il faut aider le tiers monde; il faut permettre aux pauvres de profiter de nos richesses…
Et si le meilleur service que l'on pouvait rendre aux « pauvres » était en fait de ne pas s'occuper d'eux ? De les laisser tranquilles ? De s'abstenir, selon le principe de précaution, d'aller faire plus de dégâts qu'autre chose en jouant les bons samaritains ? Outre une critique de la notion et de la pratique de l'aide, cet atelier s'interrogera sur les définitions de la pauvreté, des richesses, des besoins, etc. Et si le plus grand scandale n'était pas dans la pauvreté, mais dans la richesse ?
Majid Rahnema (ancien diplomate, Iran) - Quand la misère chasse la pauvreté
Serge Latouche (La Ligne d'Horizon, France ) - Pauvreté et infortune
Lakshman Yapa (Pennsylvania State University, Sri-Lanka/Etats-Unis) - Get off the backs of the poor
Oswaldo de Rivero (diplomate Pérou) - La creatión de la pobreza
Quand la misère chasse la pauvreté
Majid Rahnema (ancien diplomate, Iran)
Je suis imprésentable pour plusieurs raisons, la première étant qu'avec mes très rares cheveux j'ai porté de très nombreux chapeaux. Je suis un ancien diplomate, et toute ma vie j'ai suivi cette question de la pauvreté. J'ai un peu vécu à l'ombre de plusieurs pauvretés, la pauvreté qui s'appelle misère dans le pays d'où je viens et où j'ai vécu, l'Iran, et puis la pauvreté institutionnalisée, la pauvreté modernisée, et la misère morale dans laquelle nous vivons. J'ai côtoyé tout cela et, depuis quelques temps, je travaille sur un ouvrage, à paraître en septembre 2002 chez Fayard, qui va s'appeler « Quand la misère chasse la pauvreté », et déjà cela vous donne déjà une idée de ce que l'on pourra peut-être discuter aujourd'hui.
Je me suis rendu compte au départ qu'on ne parle jamais de la même chose quand on discute de la pauvreté et j'ai trouvé personnellement quatre obstacles.
Premier obstacle. Le premier obstacle est d'ordre à la fois sémantique et historique. Les mots pauvres et pauvreté, tout autant que riches et richesse, n'ont jamais eu la même signification pour tous. Tous deux sont des constructions sociales, culturellement établies, qui échappent à toute définition universellement acceptable. Tous deux acquièrent des sens différents, sinon opposés, selon les contextes spécifiques dans lesquels ils se trouvent placés. Tous deux souffrent des sens particuliers qui leur ont été donnés dans les sociétés historiquement constituées. Pour commencer une conversation il faudra donc tenter de débroussailler le chemin et, si possible, contourner cette difficulté majeure. Pour ceux qui s'intéressent plus particulièrement à l'histoire de la pauvreté, j'ajouterai ceci. À ma connaissance, le mot pauvreté ou le substantif pauvre a été absent du vocabulaire de toutes les langues, pendant des millénaires. Pauvre existait en tant qu'adjectif et ce, pour indiquer que quelque chose n'était pas à la hauteur de ce qu'il devait être, comme par exemple, un sol qui était pauvre, une santé qui était pauvre. Pendant cette même période, les gens vivaient de très peu, sans jamais penser qu'ils étaient pauvres, ce qui a fait dire à l'anthropologue américain Marshall Sahlins que la pauvreté était une invention de la civilisation. Ou, si l'on prend la pauvreté dans le sens d'un mode de vie qui se suffit du nécessaire, dire comme Proudhon l'avait avancé que la pauvreté était la condition normale des humains.
En fait, mon hypothèse est que, même lorsqu'un groupe particulier de gens ont été appelés pauvres, ces derniers étaient en réalité des indigents, dans le sens qu'ils manquaient même de ce qui était alors culturellement considéré comme nécessaire. De toute façon, le mot avait des sens très différents dans les différentes langues du monde et, dans chacune d'elles, il y avait de cinq à quelquefois quatre-vingts mots différents pour le mot pauvre. Pour ceux qui s'intéressent à l'histoire des mots, je pourrai même ajouter, à titre anecdotique, que le mot pauvreté s'appliquait à des choses incroyables. Le dictionnaire Robert de l'Histoire de la langue française raconte, par exemple, que pauvreté était couramment employé avec le sens moral de “malheur, tristesse” et qu'il désignait euphémiquement les parties honteuses de l'homme et de la femme (en particulier dans l'expression pauvreté de Dieu). Huguet note qu'au XVIe siècle, faire la pauvreté, au singulier, se rapportait à l'acte de chair, et que faire ses povretez, au pluriel, signifiait “aller à la selle”.
Dans bien des sociétés antérieures à la naissance de l'homo oeconomicus, ceux qu'on appelait couramment pauvres n'étaient pas nécessairement des personnes qui manquaient d'argent, mais des gens qui ne faisaient pas partie de la communauté, des “étrangers” qui n'avaient personne dans leur vie. On les appelait des “bi-kas” en persan ou des “ki amul nit” (en wolof), c'est-à-dire des “sans-qui-que-ce-soit”. Une grande majorité d'entre eux étaient aussi des personnes qui avaient des incapacités d'ordre physique ou avaient été mis au ban de la communauté.
Il y avait ensuite des pauvres qui avaient volontairement fait le choix de la pauvreté. On les appelait les pauvres en esprit. C'était des gens qui avaient délibérément décidé vivre avec juste le nécessaire et qui pensaient qu'il était indécent, immoral, de vivre avec un superflu qui aurait pu appartenir à d'autres personnes. Et ceux-là étaient considérés dans toutes les cultures comme les meilleurs des humains. Ils étaient des sages, des saints pour qui vivre avec seulement le nécessaire était une condition vitale pour échapper aux servitudes asservissantes.
Comme vous voyez, tous ces pauvres avaient très peu de choses en commun avec les pauvres modernisés qui sont, en général, des personnes physiquement bien capables de travailler, mais qui ne trouvent pas d'emploi. Dans ces conditions, comment parler de pauvreté sans tomber dans la plus grande confusion ? Car il n'y a rien de comparable entre ces pauvres et le pauvre modernisé, cet individu qui a comparativement beaucoup plus d'argent et de moyens que les riches d'antan, mais qui doit mener une lutte incessante et effrénée entre ce que j'appellerais la boulimie des besoins créée par la société moderne et l'impossibilité de satisfaire ces besoins pour la majorité des gens. Ivan Illich a bien comparé sa condition au supplice de Tantale, ce roi légendaire qui était condamné à vivre dans un paradis où tout était en abondance, mais dès qu'il voulait cueillir un fruit la branche de l'arbre qu'il touchait s'éloignait de lui, et chaque fois qu'il voulait boire de l'eau, le fleuve sur lequel il se trouvait reculait devant lui.
Il faudra donc mettre les choses au clair : de quels pauvres, de quelles pauvretés, de quelles misères, physiques ou morales des indigents ou des nantis, parlons-nous ?
Deuxième obstacle. Un deuxième obstacle provient du fait que le concept a été maintenant entièrement colonisé par le vocabulaire économique. Le pauvre est aujourd'hui considéré comme un simple sujet de manque, alors que, pendant des siècles et des siècles, ses prédécesseurs avaient constitué, de par leur façon de vivre ensemble, le rempart le plus durable de leur communauté contre la misère. C'est l'expert qui, dans les temps modernes, a pris cette place. Notre imaginaire est maintenant si colonisé par le langage économique qu'il nous est de plus en plus difficile de réaliser qu'un pauvre enraciné dans son milieu est souvent plus à même d'apporter des réponses durables à ses questions qu'un expert qui ne voit dans ce milieu que chiffres et statistiques. De même, nous avons de plus en plus tendance à donner à la richesse le même sens que lui attribue l'homo oeconomicus.
Là encore, il faut être clair. De quelles richesses parlonsnous ? Des richesses et des pauvretés glorieuses qui avaient, de tout temps, marqué la condition humaine, et qui furent, par la suite, détruites, disloquées, déracinées, dénaturées par l'économie ? Ou des richesses matérielles produites par des pratiques comme l'usure ou les spéculations financières qui ont été à l'origine de la mondialisation de la misère ?
Sur un autre registre, dans les sociétés vernaculaires, la pauvreté, comme d'ailleurs la richesse, avait été une notion inséparable d'une certaine perception morale de la condition humaine. Il ne s'agissait pas, pour ces sociétés, seulement de produire, à tout prix et à un rythme accéléré. Il s'agissait plutôt d'armer le bon sens des humains, engagés dans leur lutte contre la nécessité, de toutes les possibilités physiques et morales qui pouvaient leur servir à cette fin.
C'est à l'homo oeconomicus que l'on doit la “démoralisation” de toutes les notions antérieures de richesse et de pauvreté. L'usure, dont la pratique avait été, de tout temps et dans toutes les cultures, un exécrable péché, fut ainsi réhabilitée sous son nouvel habit vénérable d'institution bancaire, comme un pilier de l'économie moderne.
Troisième obstacle. J'en viens maintenant au troisième obstacle qui porte, cette fois, sur les sujets qui participent à la conversation, plutôt que sur l'objet de la conversation. Cet obstacle provient du fait que nous, les “non-pauvres” qui y participons, nous considérons toujours comme des sujets appelés à résoudre les “problèmes” des pauvres, alors que nous sommes nous-mêmes le problème ! Lorsque j'étais le coordinateur du Programme des Nations unies au Mali, je me souviens bien que, dans tout projet d'aide aux pauvres, la consigne était de chercher les réponses dans ce que, dans le jargon des projets, l'on appelait “le secteur de la pauvreté”.
Dans tout projet destiné à “aider” les pauvres, c'est dans ce secteur dit de la “pauvreté”, que les experts cherchaient à trouver la réponse à leurs questions. Il leur venait rarement à l'esprit que ce secteur-là était seulement le lieu vers lequel convergeaient la plupart des raretés, des précarités ou des carences produites ailleurs, souvent par suite des choix économiques, sociaux et politiques qui avaient aussi été faits ailleurs, par les institutions liées aux différents intervenants.
Quatrième obstacle. Le quatrième obstacle est que la pauvreté est souvent utilisée comme un masque pour faire tout à fait autre chose. On a généralement tendance à infantiliser les pauvres et à penser qu'ils sont eux-mêmes incapables d'apporter des réponses adéquates à leurs questions. Tout le monde rivalise alors pour apporter des “solutions” à leurs problèmes. Une certaine “actomanie” est ainsi créée, qui permet à chacun d'avoir bonne conscience et de penser qu'il a les meilleures “solutions” en poche. Dans les meilleurs cas, des sommes considérables sont ainsi dépensées sur des projets qui, en vérité, s'en prennent beaucoup plus aux pauvres qu'aux forces qui sont responsables de leur misérabilisation. La plupart d'entre eux ne se rendent pas compte que toutes les solutions auxquelles ils pensent sont, pour la plupart, des tentatives de réponses aux problèmes qu'ils ont eux-mêmes créés. On engage alors des actions dont l'objet est finalement de donner le plus de chances à l'insertion des pauvres dans le marché mondialisé.
Les trois catégories de pauvreté et les deux formes de misère. Pour essayer, au moins en partie, de contourner ces obstacles qui nous empêchent souvent d'avoir une bonne conversation sur la pauvreté, j'ai trouvé que quatre types de sujets communément appelés pauvres présentaient entre eux certains points communs qui les distinguaient des autres. Cet exercice m'a alors conduit à faire une distinction fondamentale entre les deux conditions de pauvreté et de misère.
Dans ce contexte, la pauvreté, proprement dite, se distinguerait ainsi de la misère ou de la déchéance dans la mesure où, tout d'abord, elle est un mode de vie, une façon de confronter la nécessité dans des conditions de simplicité, de frugalité et de considération pour ses prochains. Elle exprime aussi cette condition dans laquelle le sujet pauvre dispose encore d'une certaine possibilité de choix dans sa façon de confronter ou de subir la nécessité qui lui est imposée. Le pauvre est ainsi un sujet qui garde en lui suffisamment de force intérieure, morale et physique, pour ne pas sombrer dans une totale impuissance ou paralysie devant ce qui lui arrive. Alors que dans la misère, le sujet agit comme un noyé. Il est dépossédé de tous ses moyens de défense physique contre les conditions extérieures.
J'ai donc distingué trois catégories de pauvreté que je sépare entièrement de ce que j'appelle les misères et les indigences.
La première, qui est la pauvreté volontaire ou en esprit, représente un choix délibéré de la pauvreté comme un mode supérieur de vie et comme une condition de liberté. Pour comprendre une dimension importante de la pauvreté, dans son sens pré-économique, il faut bien se dire que si les pauvres en esprit ont fait ce choix, ce n'est pas qu'ils étaient des fous, des rêveurs ou des maniaques, mais parce que cela représentait pour eux l'accession à des formes autrement plus importantes de richesses.
La deuxième est ce que j'appelle la pauvreté conviviale, un mode de vie inspiré par le bon sens et les exigences éthiques et pratiques d'une vie en commun. Il s'agit là d'une pauvreté que l'on peut qualifier de semi-volontaire, dans la mesure où le pauvre convivial est amené à adopter un mode de vie inspiré à la fois par la nécessité et les besoins de maintenir la cohésion sociale et d'être en équilibre avec la nature.
Enfin, j'ai distingué la pauvreté modernisée qui fait de sa victime un être dont le nécessaire est gonflé de superflus d'un tout autre genre, un être déchiré par des besoins socialement fabriqués et des “ressources” qui lui manquent toujours pour les satisfaire.
Puis vient la misère qui, selon une vieille distinction thomiste représente la condition d'une personne qui manque du nécessaire vital (alors que la pauvreté représentait selon Thomas, le manque du superflu). Cette condition est pour le pauvre ce lieu fatidique d'épreuve dans lequel un ensemble violent et brutal de facteurs extérieurs tend, soit à le briser dans son corps et dans son âme, soit à le corrompre et détruire sa personnalité, le conduisant éventuellement à la misère morale.
La misère morale, enfin, est un phénomène qui rapproche dans un sens les extrêmes, puisqu'elle n'est pas seulement le fait d'indigents et de miséreux atteints dans leur âme de pauvre, mais aussi et surtout, une condition des riches et des nantis qui regorgent de superflus. Cette misère-là est, en fait, plus pernicieuse que celle qui frappe les indigents. Car elle représente, d'une part, l'obsession pathologique du plus avoir, l'insensibilité aux autres et le désir incessant d'accumuler des biens matériels et, d'autre part, elle constitue l'ingrédient idéal qui, non seulement produit la misère à l'échelle mondiale, mais sert à fomenter des mouvements extrémistes fascistes ou fascisants, populistes et fondamentalistes.
Dernier point : la problématique de l'aide. Je voudrais terminer en disant deux mots sur l'aide, une notion que l'on associe toujours à celle de la pauvreté, le pauvre signifiant pour la pensée unique quelqu'un qui ne peut pas vivre sans aide.
Là encore, le mot a subi une telle corruption que ce qu'on appelait un jour de ce nom est devenu son contraire. C'est la célèbre parabole de Jésus, connue sous le nom du Bon Samaritain qui peut donner une bonne idée de ce que ce mot signifiait encore il y a 2 000 ans. Il représentait, en effet, le geste spontané de quelqu'un qui voit un autre en difficulté, qui est touché par sa présence et qui n'a d'autre choix que d'aller à sa rencontre pour se mettre à sa disposition. C'est cela l'acte de l'aide pur. Or cet acte a passé par au moins trois métamorphoses qui l'ont transformé, en fin de compte, en son opposé, pour devenir une aide à soi-même, une aide inversée ou à rebours.
C'est d'abord l'institutionnalisation de ce concept par les Églises de différentes dénominations, ensuite par les instances séculières qui ont finalement fait de l'aide une menace au prochain en difficulté. Car dès que ce dernier en a besoin, il sera entraîné, souvent malgré lui, dans une série de dépendances qui en feront toujours un instrument entre les mains de l'institution “donatrice” Ce qui est intéressant dans la parabole du Samaritain, c'est que le prochain n'est pas n'importe qui, encore moins une institution. C'est le geste compassionnel qui fait de lui un prochain. Aujourd'hui, l'aide institutionnalisée s'applique à toutes sortes d'interventions qui cherchent à faire de “l'aidé”, un instrument de pouvoir entre les mains de “l'aidant”. Ce n'est pas sans raison que le gros des dépenses faites sous cette étiquette, par les institutions spécialisées, va à l'aide militaire, l'aide pour les infrastructures du “développement”, l'aide financière pour sauver les institutions bancaires, etc. Là encore, il est important que, dans une conversation sur l'aide, l'on clarifie au départ ce qu'on entend par l'aide, ce qu'on cherche à faire exactement en “aidant” des personnes ou des populations données. Il est aussi temps de se poser des questions plus précises et plus substantielles : qui aide qui ? de quelle “aide” un pauvre a-t-il besoin ? Et tout d'abord, en a-t-il, en aurait-il besoin, si on le laissait tranquille,si on cessait de s'attaquer systématiquement à sa propre façon de “s'aider” ?
“Laissez les pauvres tranquilles”. Cette célèbre phrase est de Gandhi qui, lui, connaissait bien ce dont les pauvres avaient besoin. Il savait notamment que les pauvres avaient rarement les besoins socialement fabriqués que leur créaient les riches. Ils n'avaient pas besoin de technologies, de produits, de “services” et de gadgets de toutes sortes qui les rendraient systématiquement dépendants des autres. Ils n'avaient surtout pas besoin des illusions de richesse et de confort qui faisaient toujours partie intégrante des paquets d'“aide” qui leur sont envoyés. Nous pourrions donc retourner la question : y auraitil une autre façon de penser l'aide ? Laisser les pauvres tranquilles pour qu'ils puissent continuer à s'entraider comme ils l'avaient fait pendant des siècles ? Et, s'ils le voulaient, initier de nouveaux types de dialogues avec des prochains qui les aimeraient et les respecteraient autant que le Samaritain de la Galilée ?
Pour terminer, je dirai que, dans les débats courants sur la pauvreté, ce dont on discute ne porte que sur certains aspects de l'aide à l'économie, et comment enrichir, au besoin, certaines couches de la population, de façon à ce qu'elles puissent satisfaire les besoins que l'économie leur aura créés. L'on ne discute jamais de ce qui a fait, de ce qui fait la richesse des pauvres. L'on ne cherche pas à voir, avec eux, ce qui peut les rendre dépendants de la soi-disant aide des non-pauvres, pour trouver, avec eux, des alternatives différentes à une interaction intelligente avec eux. L'on ne discute jamais sérieusement de la façon dont les non-pauvres, comme chacun de nous, créent les conditions de misère qui les acculent à la pauvreté modernisée.
Si l'on procédait ainsi, l'on verrait alors beaucoup mieux comment c'est l'économie moderne qui véhicule aujourd'hui à la fois la misère physique et morale, comment elle empêche la floraison d'une civilisation basée sur la simplicité volontaire et des éthiques de vie respectueuses des plus démunis. C'est seulement dans ces conditions que l'on saurait alors, à mon
sens, empêcher que les grandes traditions de pauvreté volontaire souffrent moins de l'actuelle avancée inexorable de la misère dans le monde. C'est alors aussi que l'on pourra peutêtre arrêter les effets des guerres qui se poursuivent contre les pauvres sous l'étiquette de l'éradication de la pauvreté.
Bien sûr, ce n'est pas en décidant qu'une formule magique, venant d'en haut, pourrait remplacer les politiques actuelles de lutte contre la pauvreté, ou qu'un “après-développement” saurait en finir avec un “développement” sans contenu, que l'on atteindrait de tels objectifs. Il s'agit plutôt de penser totalement différemment, de mieux comprendre d'abord comment nous sommes tous des constructeurs, pour ensuite changer nos propres modes de vie, notre propre façon d'agir en prochains, et de réaliser la nécessité de nous refaire un monde où nous pourrions toutes et tous vivre autrement à partir des dons et des richesses uniques qui sont les nôtres.
Pauvreté et infortune
Serge Latouche (La Ligne d'Horizon, France)
Je crois que je n'ai pas besoin de me présenter, je suis maintenant connu comme le loup blanc, celui qui mange le petit chaperon rouge. Je voudrais, dans les 5 minutes que m'accorde généreusement mon ami Majid Rahnema, d'abord dire que je trouve obscène le discours actuel sur la pauvreté. Je crois que Gilbert Rist a très bien résumé les choses en inversant la fameuse phrase de la Banque mondiale, pour qui la pauvreté était scandaleuse au milieu de l'abondance, alors que, si l'on compte que plus de la moitié de l'humanité vit en dessous du « seuil de pauvreté », c'est en fait l'abondance au milieu de la pauvreté enfin qui est proprement scandaleuse. Et je crois que quand on a dit cela on a presque tout dit. J'ai été très frappé que dès le 12 septembre 2001, le lendemain des attentats contre les Twin Towers de New-York, le bon docteur John Wolfensohn, président de la Banque Mondiale, ait déclaré qu'il fallait lancer des programmes de lutte contre la pauvreté, que la façon de lutter contre le terrorisme était de lancer ces programmes. Et il a été relayé immédiatement par son brave compère Michael Moore, secrétaire de l'O.M.C., qui renchérissait en disant « il faut accélérer à tout prix la libéralisation du commerce pour en finir enfin avec la pauvreté. Il faut intégrer l'Afrique dans le monde, même un peu plus, pour en finir avec la pauvreté.»
Nous assistons alors à une extraordinaire instrumentation de la misère des victimes qui est ainsi poussée à son comble, et l'une des stratégies utilisée effectivement - et évoquée par Majid - consiste à absolutiser la pauvreté. C'est-à-dire qu'on parle de la pauvreté alors que celle-ci ne fait sens que mise en relation avec la richesse. On parle de la pauvreté comme d'un absolu. Le monde est de plus en plus riche et normalement les pauvres sont de moins en moins pauvres, parce si les gens s'enrichissent tout le monde s'enrichit. Wolfensohn, lors d' une interview sur France Culture, disait « il faut développer les programmes contre la pauvreté » mais on lui a dit « votre camarade Mickael Moore dit qu'il faut accélérer la libéralisation, or depuis l'Uruguay Round on a libéralisé et déjà on s'aperçoit que la pauvreté s'est accrue. Et vous prétendez qu'il faut libéraliser encore plus ?». Alors là il était assez gêné, et a répondu « oui mais c'est parce qu'on n'a pas suffisamment libéralisé. Parce qu'un peu de libéralisation accroît la pauvreté, mais beaucoup de libéralisation permet d'en sortir.» Je crois qu'on est là vraiment en plein dans l'hypocrisie de ce discours obscène.
On le voit bien, tout le monde sait comment résoudre la pauvreté : il suffit de renoncer à notre modèle de civilisation. On fait des ronds de jambe, on tourne autour du pot. « Comment va-t-on résoudre la pauvreté ?». Il existe une très bonne caricature de Plantu où l'on voit tous ces gens très importants qui se réunissent autour de la pauvreté, des gens très riches, banquiers, etc. qui disent : « il faudrait faire quelque chose pour les pauvres. Oui mais quoi ? » Alors, effectivement, on sait ce qu'il faudrait faire. Il faut remettre en question notre mode de vie occidental qui empêche les deux tiers de l'humanité d'exister, tout simplement d'être eux-mêmes, pour permettre l'amélioration de la situation du Sud. La pauvreté m'apparaît comme une pièce importante du développementisme et l'entreprise occidentale du développement trouve sa vérité dans un processus de misérabilisation de la planète.
Tout ce que je sais sur la pauvreté, je le dois essentiellement à Majid parce que cela fait longtemps qu'il taquine ce concept-là. Et, dans mon métier de professeur, j'ai des étudiants qui veulent travailler. J'avais un étudiant qui voulait faire une thèse sur la pauvreté et qui avait un financement pour la faire au Cameroun. Je l'envoie dans le cadre de l'Orstom armé des idées de Majid, sachant tous les aspects relatifs de la pauvreté. Il commence à faire des enquêtes et demande aux gens leur situation. Il s'est aperçu très rapidement que, quand il parlait aux gens de pauvreté, cela ne faisait pas sens, ne les intéressait pas du tout. Et les gens commençaient à lui raconter des histoires de sorcellerie. c'est à dire que les gens commençaient à lui dire « effectivement ma situation est très mauvaise, j'ai des tas de problèmes parce que je suis ensorcelé par un voisin qui me veut du mal, j'ai perdu mon emploi non pas parce que la Banque mondiale ou le FMI a fait un ajustement structurel, j'ai perdu mon emploi parce que j'ai un beau frère qui est sorcier et qui veut me nuire. », et tout à l'avenant. Nous nous sommes donc aperçu que la pauvreté ne faisait pas sens et ne pouvait pas faire sens, au sens occidental, dans un milieu africain; d'où l'idée que j'ai développé sur ce terme de la pauvreté occidentale et l'infortune africaine.
Parce que ce terme d'infortune, c'est le manque de fortune. Fortune, la déesse de la fortune, c'est la déesse de la chance et être infortuné d'une certaine façon, même chez nous, c'est être victime d'un mauvais sort, d'une malchance et la chance est liée au sort.
Je crois qu'on touche, avec la pauvreté, au problème des rapports sociaux du point de vue occidental, dans l'économiemonde contemporaine. C'est très important parce que l'on voit qu'à l'origine même, il y a un processus d'économicisation de notre imaginaire. Je rapporte toujours le vieux proverbe français qui dit « quand on a un marteau dans la tête, on voit tous les problèmes sous la forme d'un clou.» Et nous, occidentaux, nous avons mis dans notre tête un marteau qui est l'économie, nous voyons tous les problèmes sous la forme économique.
Mais cela ne s'est pas fait tout seul, parce qu'au moyen-âge on ne voyait pas les problèmes sous la forme économique, on les voyait sous la forme religieuse. On brûlait les gens pour des questions religieuses, pas pour des questions économiques. Donc dans la mise en place, au XVIIIe siècle, de l'économicisation de l'imaginaire, les occidentaux ont décrété que les non-occidentaux étaient sous-développés, qu'ils étaient misérables ; voyez Ricardo et Smith. Nous voyons très bien que c'était une pièce importante dans le dispositif, ce décret tiré des textes de Ricardo, comme quoi la richesse d'un roi nègre qui commande sur 10 000 sujets nus est très inférieure au bienêtre du dernier des travailleurs anglais, qui dispose de quantités d'objets. Oui, cela n'a aucun sens, mais c'était pour montrer que les occidentaux avaient fait le bon choix en s'économicisant. C'était extrêmement important, il y a une longue tradition d'assimilation symbolique entre les pauvres et les sauvages. Et, au fond, nos indigents sont nos indigènes donc les indigènes sont des indigents.
Et cela va très loin, car même un émir du pétrole immensément riche nous apparaît quand même, parce qu'il est un indigène, comme un indigent parce qu'il appartient à une société pauvre, parce qu'il est dévalué, donc c'est un jugement de valeur. Il faut critiquer la pauvreté objective, c'est-à-dire cette saisie à travers des batteries de critères qui est vraiment rentrée dans le moule de l'économicisation. Il faut aussi voir le caractère relatif de la pauvreté qui est toujours un phénomène culturel. Enfin, dans la situation actuelle, le Sud du monde se trouve souvent dans des situations métisses, hybrides. En effet, dans les enquêtes des étudiants au Cameroun, on voyait bien que les camerounais sont à la fois des africains, mais occidentalisés d'une certaine façon, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas l'intégralité du marteau économique dans la tête mais ils en ont quand même une partie. Et, par conséquent, ils peuvent soit alternativement soit de façon complémentaire, se voir à la fois comme membre d'une société holiste dans laquelle la pauvreté ne fait pas sens parce qu'on appartient à une communauté mais en même temps comme un individu dans un village-monde où on n'a pas le revenu par tête.
Nous avons donc une pauvreté modernisée, qui traduit le degré d'occidentalisation des mentalités dans les pays du Sud, qui coexiste avec une autre vision du monde. Cela pose un problème non seulement pour les africains mais aussi pour les asiatiques ou pour les indiens. Deux univers mentaux peuvent coexister, à la fois l'univers mental où l'on va juger que la pauvreté ne fait pas sens et que si on est dans une situation d'infortune c'est parce qu'on a été marabouté et en même temps savoir quand même que si on est dans cette situation-là, c'est parce qu'on est victime de l'exploitation des firmes transnationales. Et l'on n'arrive pas à faire la fusion, la synthèse, des deux univers mentaux.
Get off the backs of the poor
Lakshman Yapa (Pennsylvania State University, Sri Lanka/Etats-Unis)
My name is Lakshman Yapa, I'm professor of geography at Pennsylvania State University. I originate from Sri Lanka. As for the topic “Get off the backs of the poor”: how should we talk about it ?
I think that academics, journalists and educated people in general, when they talk about the world they tend to divide it into two sectors : the realm of the problem and, very logically, the realm of the non-problem. And when we think about the poor and poverty, we locate that in the realm of the problem. Then we have people who are academics, who have resources and foreign aid and people from the World Bank, etc., who all locate themselves in the realm of the non-problem. And they try to help people who are in the problem realm.
Now this is a very common academic issue we are dealing with, because if you study it almost everyone will take a poor area and a rich area, a poor country and a rich country. And we compare them because it is a “given” that in the study the poor will reveal why they are poor and it is understood that the causes of their material deprivation lie within the so-called poverty sector, which is the language used by the World Bank and most governments and NGOs.
What I would like to do here is to address a few comments to dissolve this dichotomy into its different parts. I mean, it is not really true that the people, the resources and the thinking in the non-problem realm are not very deeply implicated in creating the very material state of deprivation that poor people face. And that is not a variant of the crude argument about exploitation. There is exploitation, but it is only a very small part of it. So let's try to explore how we could dissolve this dichotomy and how this would work.
I want to return to the concept that I introduced in the morning very briefly about the social construction of scarcity, when we spoke about how economics talked about it and I introduced this notion called “end-use” of a good or the “enduse” of a commodity, that we may consume something, use something, but what is the use to which we put it in the end ?
This morning I developed this point while talking about automobiles. Let me use a different example. Let's talk about something like chemical fertilizers. And I want to use this example to address the issue that I just mentioned, how can we dissolve the dichotomy between the problem and the non- problem? If you look at chemical nitrogen and ask what is its « end use », we would say that it is to fertilize the soil, to get nitrogen into the soil. Now suppose, as Ivan Illich did many years ago with his concept of radical monopoly, we ask the question what are all the different ways in which we can get nitrogen into the soil, then you will find 20 to 25 different ways in which we can do this and chemical nitrogen is just one way. We can talk about the growing of legumes, about crop rotation, about green manure, about compost, and the list goes on and on, but what we have done in the name of economic development is to marginalize those other ways so that they disappear. Then a great demand is created for chemical fertilizers. This increases the cost of production for farmers, making them poor.
Now this is not just about exploitation, the causes are much more complicated. In countries like Sri Lanka and India, for a long time the governments actually provided subsidies to farmers so that they adopted chemical fertilization and after they've done so, these subsidies were removed. So this is a political issue, not just business. If you go to an American university or even a European one and you take courses in agriculture you do not really acquire any knowledge about those alternative ways in which soil nutrition can be acquired. You only learn about chemical nutrition. So here then is a university where we've brought students from poor countries. They are educated but they're educated in the social construction of scarcity.
So it is not just about companies exploiting. You can see that it happens culturally, it happens socially, it happens academically: they are all on the site on which scarcity is created. Now I ask you the question, are the poor doing this ? Who's creating this scarcity ? And you can see that it is created at sites far removed from the place at which we were looking as the source of the problem. It happens in universities, in companies, in the United Nations offices. So if you want to get off the backs of the poor, then let's understand this and let all this work be done at the site. You do not have to be in a poor country to help poor people. If you can get French agriculture to talk about using compost, you will be helping poor people in the Third World. If you can change the agricultural discourse, the transportation discourse in the United States, then you can change things. You do not have to go where the poor live to help the poor. This is how we can get off their backs. Thank you.
La creatión de la pobreza
Oswaldo de Rivero (diplomate Pérou)
Voy a tratar en una forma mas concreta el problema de la pobreza y del empobrecimiento del mundo. Talvez con menos énfasis moral, talvez con mas énfasis científico y político lo que está pasando en el planeta hoy, es que hay una explosión demográfica urbana, el planeta se está urbanizando despues de diez mil años de era neolítica, en todo el planeta, en todos los continentes estan creciendo ciudades de mas de 1 millión de habitantes de mas de medio millión de habitantes. Este fenómeno nunca habia ocurrido antes, jamas. El planeta hace diez mil años que era rural. Actualmente se supone que en 17 años, en el año 2020, 6 000 milliones de personas vivirán en ciudades dentro de 1 millión o medio millión o las megalopolis que van a crecer en América Latina sobre todo en el Asia y en el Africa. Esto indudablemente, todo este crecimiento de ciudades, se está haciendo bajo un modelo que yo llamo en mi libro el modelo « californien.» Es decir estan creciendo mas o menos como Los Angeles California. Un ejemplo de eso ya lo podemos ver con la ciudad de Mexico, otra es la ciudad de Lima o Caracas o Kinshasa o pasado Bombay.
Ese es uno de los problemas de la creación de la pobreza. Porque un crecimiento urbano de este tipo se está haciendo bajo dos fenómenos tecnológicos que no son tampoco culpa moral de nadie. Tendríamos que echarle la culpa a todos los inventores. Hay que tener las cosas bien claras, se debe a dos avances tecnológicos. El primer fenómeno es el de la desproletarización de la producción.
La producción moderna ya no necesita las grandes factorias llenas de proletarios y eso está sucediendo en el mismo momento en que las ciudades estan creciendo. Cuando Londres, París o Nueva York crecía, detrás de ello había una revolución industrial y usaba intensa mano de obra y ademas había grandes espacios donde emigrar, como el Oeste americano.
Pero hoy no es asi porque el sistema no permite la migración, las ciudades crecen y siguen creciendo al modelo californiano, implica una gran cantidad de uso de energia, de agua y de alimentos. Expandiéndose en zonas donde suelen producir alimentos, en el tercer mundo. El agua sirve a regar, para criar las plantas y los alimentos, porque a pesar de la tecnología no se ha inventado como crecer plantas sin agua. Luego está haciendo los alimentos mas caros para los pobres en las ciudades y no empleados, por este proceso de desproletización. Ahora la tecnología moderna emplea por unidad industrial menos cantidad de labor de trabajo. Es decir todos los obreros fundamentalmente estan en las zonas mas marginadas del mundo, no pueden ser empleados con las modernas teconologias porque ademas no tienen ni la preparación, y son ex campesinos que por el crecimiento urbano y el modelo californiano, se han venido a la ciudad y no tienen trabajo.
El segundo obstaculo estrúctural tecnológico y es que, y nadie le tiene la culpa tampoco, sino que ha sido el modelo de desarrollo occidental asi han sido… es que la producción se está desmaterializando, es decir que ahora se usa con las nuevas tecnologias menos materia prima, menos productos
exportados por los paises en vía de desarrollo. Asi actualmente por ejemplo, los minerales estan totalmente reemplazados, una gran cantidad de materiales artificiales que contiene algo de mineral, pero en general como la fibre de vidrio o otras, no necesitan de los minerales como antes. El plomo, el cobre, el zinc son puntualmente usados, las fibras textiles estan hechas en laboratorios con alguna fibre natural pero estan hechas en laboratorios, por grandes laboratorios. Toda esta desmaterialización de la producción hace que la unica ventaja comparativa que tenían estos paises la perdieron.
Y la unica ventaja comparativa que todavía les queda que es la mano de obra barata, que son ciudades llenas de miserables tambien estan perdiéndola. La producción no utiliza mano de obra que no este bien preparada. Total que está creciendo una gran demanda creando pobreza, las ciudades tienen cada vez mas pobres, mas « bidonvilles » por todo lado. Una gran demanda de alimentos que son caros porque son importados. Ahora casi todos los paises en via de desarrollo importan los alimentos porque como decia ayer Bové, con los nuevos excedentes producidos por los paises desarrollados, los campesinos ya non competitivos se van a las ciudades a ser obreros, no pueden ser empleados porque no son capacitados y los paises exportan materias primas que ya no necesitan. Entonces todos estos procesos estan creando del punto de vista científico, tecnológico, un proceso de empobrecimiento mundial.
En el cual se empiezan a ser basicos tres cosas fundamentales : alimentos para las ciudades que crecen, energia y agua. Y ya estamos viendo que hay crisis energéticas en una serie de ciudades bien desarollados como en Estados unidos, ya en el Brazil tambien hay crisis de la energia, de agua... se entiende que actualmente el agua segun los estudios de la naciones unidas asi los 40 % de la población incluyendo los paises desarollados van a sufrir de la escasez del agua en los proximos 20 años. Este es tambien un problema de caracter ecológico, el crecimiento de la pobreza no es simplemente un crecimiento de falta de ingresos, es un proceso de destrucción ecológica porque las ciudades se expanden desforestando, destruyendo las zonas donde solían tenerse alimentos, la energía y este es el problema mas fundamental inclusive filosófico, la energia que usan las ciudades al modelo californio es el petroleo. Y el petroleo es la energía fosil mas contaminante del planeta. Un norte americano consume 7 toneladas de petróleo al año. Si este modelo se expande por toda China, por todo el América Latina y por todo el Africa tendríamos que comprar planeta para poder vivir, porque el recalentamiento del planeta sería terrible. Tendríamos que adquirir algun planeta para ahi irnos a vivir porque sería imposible. Porque si todos los chinos consumieran 7 toneladas de petroleo al año, los indios, la mitad de Latino américa o el Africa. Entonces la energía es una medida de pobreza eso es lo paradójico.
Si un pais tiene bajo consumo en energía, es un pais pobre pero si tiene alto grado de energía como los tiene los estados unidos, entonces nos morimos todos. Entonces todo esto demuestra lo absurbo de la energía, demuestra como nada lo absurbo de todo este modelo de desarrollo y no es repetible el modelo california. Entonces lo que queda por hacer, porque realmente hay que hacer algo, yo creo que la gente pobre localmente debe organizarse para no caer en la miseria, y debe haber pactos, yo propongo unos pactos de superviviencia, en vez del desarrollo tan prometido y que nunca va a llegar. Por lo menos pactos de superviviencia para que haya planificación familiar, porque tiene que haber planificación familiar en este planeta. No pueden seguir creciendo las ciudades porque las ciudades no solamente crecen por nacimientos de bebes sino por la emigración. Tiene que haber de todas maneras planificación familiar, tiene que haber seguridad energética y alimenticia. Creo que en eso debería concentrarse las alternativas al desarrollo para evitar de caer en la miseria. Es decir debemos pasar de la teoria de la riqueza de las naciones de Adam Smith a la teoria de la supervivencia de la naciones. Gracias.
Débat
Gabriella
My name is Gabriella, je viens de l'Italie, but I prefer to speak English. I would be very grateful to you, Majid, and to all of you if you could apply your perspectives to the issue of women's - let's call it - work, what women do. Because I find there are so many similarities between the way you are approaching poverty and the way we have been trying to make women's activities visible: women's activities in our industrialized societies, without having to give a value in monetary terms. I mean we simply did- n't succeed in getting this across. In order to make women's activities visible, we have to count them as work, to ask for wages, or we have to ask assistance from a UN department or from the national budget. And I can see there are similarities also in the way that the value of what women do in our societies is perceived: in fact it becomes visible precisely when the relationship between house work and wage work was established.
I am finishing, I'll just give an example. I've lived and worked in Africa for a long time and I remember how shocked I was to see how visible women's work in Africa is and how impossible it is to say it is not productive. But I would not exchange my position with theirs, number one, because I could see that the reason why their work is visible is because it is immediately productive, because the distinction between productive and nonproductive work is not as wide and deep as it is in our societies. All the same I would not say that that way of living could be accepted by the whole world.
Pierre Johnson
Je m'appelle Pierre Johnson, je travaille sur l'économie solidaire et le commerce équitable. Je voudrais aborder une question qui n'a pas encore été évoquée, mais qui rentre je pense dans le sujet, la quantification des activités humaines. Il y a l'économicisme qui va avec la quantification, donc il y a ce qu'on quantifie, ce que l'on compte et ce que l'on ne compte pas et ce qu'on ne compte pas n'est donc pas considéré comme productif, comme source de richesse.
Dans les comptes nationaux, aujourd'hui, on compte ce qui est fait dans les entreprises, tout ce qui est fait dans les secteurs reconnus, tout ce qui est produit dans les entreprises privées et publiques. Mais on ne compte pas tout ce qui est à la frontière de l'économique et du social, tout ce qui n'est pas dans le secteur économique tel qu'il a été séparé du reste du social suivant la grande transformation, pour reprendre l'expression de Karl Polyani. C'est-à-dire qu'il y a eu cette séparation de l'économique et du social, qui est un fait occidental, qui est le fait de reléguer certaines choses dans le social et non dans l'économique; alors que dans d'autres sociétés l'économique, le social, le culturel, tout cela étant complètement mêlé.
Il y a tout ce que certains économistes appellent l'économie informelle, qui peut représenter plus de 50 % des activités de la population dans les pays dits pauvres. Je sais qu'au Mexique cela représente la moitié alors que c'est un pays riche potentiellement. C'est une activité dont les économistes ne comprennent pas la logique, qui ne paye pas d'impôt, non comptabilisée et qui ne rentre pas dans les comptes nationaux. Cette activité peut obéir à des règles similaires (même si cela fonctionne de façon souterraine, cela peut obéir aux mêmes règles) mais peut aussi obéir à des règles qui mélangent l'économique et le social, la solidarité, qui reposent non seulement sur une logique économique, mais sur une logique de solidarité.
Je pense donc qu'il faudrait traiter aussi cette question, comment cette discussion sur la pauvreté a rapport finalement avec la quantification des activités humaines et la séparation entre l'économique et le social.
Frédérique Apfel Marglin
Je travaille au centre d'apprentissage mutuel au Smith College, au Massachusetts. Je voudrais poser une question à Gabrielle, elle dit qu'elle ne voudrait pas échanger sa place avec des femmes africaines qu'elle a connu, et pour entrer dans la discussion je voudrais comprendre mieux pourquoi elle dit ça, car ce n'est pas du tout évident.
Helena Norbert Hodge
I'm the director of the International Society for Ecology and Culture, and also a founder of the forum on globalization, the international forum on globalization. I've been working for the past 27 years in Ladakh, in little Tibet, and I would like to suggest that we should try to talk a little bit more about what we can do.
Because I think Serge said we know what we need to do and several other people have said that, including Majid. I think that if we get off the backs of people that would be enough. In my work I see a tremendous need for much better information to the public in both North and South, about the impact of development. So in my institute we've been trying to suggest that a type of education for action is actually an activism: that getting the word out in images and pictures of how development is creating poverty, both spiritual and economic.
And this needs to be got out very urgently because, especially as those who've been working in the so-called Third World know - and it's been said before - people still view development as their hope and their future. So I would like to suggest: number one, we need to much more actively find ways to get this message across and, number two, I would also like to suggest that focussing on food and farming to rebuild local food systems is a very practical start. And this does not mean that they don't need anyone's help now that there is this name of development.
Adikari
I am Adikari. I come from North India, one of the coldest places in the world. I have been living and working with indigenous people over the last five years. And I ask, who is poor? The poor aren't poor for me because of their years of experience. But the rich everywhere in the world are thinking about their livelihood, their joint ventures. For the past fifteen years we have had economically exploited development, politically exploited development, socially exploited development, volunteer exploited development. They study themselves, not the poor people and they don't need anyone's help now that they have this name of development. I'll give you an example. I was in a village where I met an old woman, illiterate but no fool. She understood everything, for example about family planning and that too many babies will be a problem for them. So this woman asks me “Why are you coming here?” I explained that I came to help you help yourselves. I also appreciate that I am very lucky to have this role of speaking with many prominent people in the world, but now we have to find out the strategies to introduce because people are not coming from another planet, they are people like us. Should we just stop our work, or should we leave them alone? We should talk very seriously about all this. There are two concepts: promoting development and providing development. We have been providing development for the last 15 years to the tune of many dollars now. We have learnt from this movement in Bangladesh, the Grameen Bank. They do fantastic work by themselves, using their own means. No western, foreign or volunteer sectors, no big boss required. So what I say as I come to the end of my intervention, “Please leave them alone.”
Josette Combe
Bonjour, je travaille à l'université Toulouse Le Mirail, j'enseigne la méthodologie de projet auprès d'étudiants qui travaillent dans l'économie solidaire. Je voulais réagir a ce qu'a proposé ou en tout cas suggéré Gabrielle auparavant. J'aurais voulu citer Paul Kaniegen qui disait qu'en occident nous étions de plus en plus riches d'objets pauvres et que nous ne voulions pas troquer le risque de mourir de faim contre le risque de mourir d'ennui.
Alors, lorsque vous parliez de la misère morale concernant des pays riches, je crois que nous en sommes là et que nous avons à traiter nos pays riches, comme actuellement le désarroi de populations qui sont en train de mourir d'ennui, notamment nos jeunes qui ne savent plus vers où orienter leurs pas pour ne pas risquer de tomber dans toutes les chausse-trappes qui sont autour d'eux.
En ce qui concerne les femmes, selon ce que je sais du sujet et Dieu sait que je l'ai abordé par plusieurs biais, 70% de la population pauvre sont des femmes, précisément elles sont pauvres parce que la façon dont on monnaye, dont on reconnaît socialement leur performance et j'insiste sur le terme de performance est complètement inéquitable, S'il y a un continent qui porte les conséquences de cette économicisation de la société,c'est bien celui des femmes.
Christophe Baker
Bonjour, je viens de Rome et d'autres lieux avant, et je voulais répondre directement parce que je crois qu'il est très important de parler du domestique quand on parle du développement. Effectivement il faudrait commencer, nous les hommes, à pratiquement répondre à un peu à cette espèce de mythe de la femme domestique. Parce que je crois qu'elle a besoin, avec nous, de se libérer un peu de ce complexe qui dure depuis quelques décennies, qui est justifié au niveau économique. Mais au niveau de la vie de tous les jours, il faudrait que nous les hommes, on commence à être un peu plus participant de la résolution de ce problème. Par exemple il faudrait qu'on apprenne à faire les lits, à faire la cuisine, à s'occuper des enfants… Je rigole, mais je voudrais vous dire ceci, j'ai eu la chance de vivre en Italie où on a tous des paramètres qui sont occidentaux, mais aussi des paramètres méditerranéens. Et je voudrais qu'on introduise dans ce discours que nous faisons de l'usage du temps, un concept qui doit être partagé, celui de la lenteur et celui de la paresse. Alors je mets seulement ces deux petites graines, parce que sinon on ne réussit pas à récupérer le quotidien, on ne se libère pas de tous les conditionnements de la vie quotidienne, on ne réussit pas à devenir un peu plus tranquille les uns avec les autres.
Philippe Dufour
Je vais aussi intervenir sur la femme et aussi sur l'homme. Je suis chercheur à l'anciennement Orstom. J'ai vécu un certain nombre d'années au Congo et j'avais un couple d'amis, mes meilleurs amis, c'étaient des Bateke, des congolais. Lui il ne faisait rien de sa journée. Il m'expliquait qu'avant l'arrivée des blancs on défrichait les champs, et maintenant on ne défriche plus puisqu'on ne travaille plus sur brûlis, on travaille grâce aux engrais toujours sur la même parcelle. Avant on construisait des maisons mais elles étaient alors construites en banko, en terre et tous les trois ans la pluie les détruisait, et il fallait reconstruire. Maintenant c'est du définitif. Avant on faisait la guerre, il fallait aller piquer… Avant on faisait la chasse, et maintenant elle est interdite, elle est réservée à quelque privilégiés. Et puis on faisait de la politique, il y avait la gouvernance du village ; maintenant la politique vient d'en haut, on est gouverné, il n'y a plus de chef de village. Par contre, les femmes, elles, ont une extraordinaire richesse. Il faut réfléchir à cela parce que c'est la misère de l'homme, qui veut respecter ses traditions qu'on lui a volé. C'est à dire que tout ce qui faisait sa dignité, sa fonction, sa richesse lui ont été volé et maintenant reste l'extraordinaire richesse des femmes. Les femmes c'est le symbole de la fertilité, elles sèment, elles continuent à produire, ce sont elles qui font l'agriculture, élèvent les enfants, font les enfants (c'est aussi la richesse). Elles s'occupent du foyer et finalement on a une espèce de richesse qui est passée des mains de l'homme, qui était partagée disons, qui vient aux mains des femmes. Alors on pourrait appeler cette richesse aussi exploitation, de la femme par l'homme, mais on peut aussi porter un autre regard. Je ne dit pas qu'il est bien, mais essayez de voir comment ce mode de vie importé des occidentaux a déstructuré la société pour changer la nature de cette richesse et de cette pauvreté, ou de cette misère. Et je vous suis très reconnaissant vraiment d'avoir distingué la misère et la richesse, d'avoir donné cette définition de richesse et de misère parce que c'est vraiment quelque chose sur lequel on doit plancher long- temps pour progresser.
Joseph Pri
Je suis étudiant, ma question est plutôt une remarque. On est en train de parler de pauvreté et je crois que c'est un risque de vouloir traiter cette question de manière globale. Et puis j'ai pu constater que quelques intervenants parlent de l'Afrique comme étant une entité unique alors que l'Afrique, c'est quand même vaste et je pense qu'il y a d'énormes différences. Il y a un risque de vouloir parler de pauvreté de manière globale. Je pense qu'il faudrait, c'est un peu exagéré, mais il faudrait prendre les choses au cas par cas, si on le peut.
Tracy
I'm from the Society for Ecology and Culture, just in response to Gabriella. Basically I feel that I don't have the qualities to swap places. I do not like to cook, to build my own house, to look after eleven children at the same time: to live, in my opinion, a very, very difficult life. So I wouldn't say that I could live that life, but should recognize maybe that we can't. It doesn't mean that it is any less worthwhile.
Une autre intervenante
On sait très bien, quand on est une femme, pourquoi on ne pourrait pas et on ne voudrait pas vivre la vie d'une femme africaine. Toutes les femmes occidentales qui sont dans cette salle et qui ont voyagé ont rencontré des communautés de femmes de 40 ans qui ressemblent à des grands-mères (pour ma part j'ai 40 ans). Par contre je crois que nous, en tant que femmes, ce qu'on romantise et dont on est jalouse par rapport aux femmes de ces communautés, c'est que, pour citer sans talent Illich qui nous a tous instruit aussi, c'est qu'elles sont reconnues dans leur qualité du genre féminin avec leur droit de genre féminin. Tandis que nous, pour gagner nos libertés, il a fallu qu'on abandonne notre genre et notre spécificité de genre. J'ai aussi connu un peu la spécificité de la culture iranienne par exemple et effectivement il y a beaucoup de contraintes mais il y a un gain que nous avons perdu en Occident. C'est le respect de la femme, comme moitié de l'humanité apportant la moitié du respect, du savoir, de la connaissance. Mais je crois que la réponse est très claire, on n'a pas envie d'avoir l'air d'avoir 90 ans et de mourir à 40 ans déjà arrière grand-mère.
Gabriella
There was a misunderstanding. I shall try to be as clear as possible. When I said I didn't want to swap places, I meant I was extremely happy when I was there and I keep on going back. I have learned the language. But please let us be serious about who we are. I don't have the skills to live in a subsistence economy, I really refuse to idealize traditional communities, especially when looked at from the point of view of women. Because it is not true what we heard this morning about the communities being the place where resources are equally distributed. We all know that it is not true. You know this discourse is so similar to the one about families, that are supposed to be the places where resources were equally distributed. Now we know for sure that this is not true. We know that families are places where people kill each other, where for instance women are not treated equally as men. So I was just trying to remind you that there are other ways to look at community. I do accept, as I mentioned, a serious effort to look into traditional knowledge of communities to build alternatives. But I'm also very much afraid of romanticizing things and that's all.
Lakshman Yapa
The story that I told Majid about two years ago was a story about the International Potato Institute in Lima, Peru. In the traditional way of growing potatoes in the high Andes you had different kinds of potatoes being adapted to different ecological situations. So when you went to a market place you saw purple or yellow potatoes, or long, short etc. In another area you would find tremendous boradio potatoes. In fact, you could make some really nice maps, matching the potatoes to the different ecological conditions and mountains. Now when you trace the history of this, there are two processes. 0ne is the biological process of adapting to different ecological conditions and the other is the knowledge of the Quechua-speaking women. They would observe what potatoes do well and where, and they had a very rich understanding of all their traditions, which had been passed down from mothers to daughters for generations. So if you looked at potatoes it was not just the potatoes you were seeing but what had actually been constituted from the very rich contribution of these women, who had intimate knowledge of the different parts of the mountains.
Now when the Potato Institute came and gave them high-yielding potatoes and improved potatoes, generic, uniform potatoes spread throughout the mountains. Genetically, they were very weak potatoes, not improved potatoes because they were not adapted to the different parts of the mountains. So now you have to use pesticides and fertilizers to grow these potatoes. But what also happens is that the knowledge of the women has been devalued. They were marginalized. They had been the keepers of the seeds and producing subsistence and now all that was lost. This happened in the name of development.
But the point I was trying to make here is that several years afterwards, the US Agency for Development had a programme called WID (Women in Development) and they come there with the programme to empower women, whereas what they have done is to disempower women through this new science of potatoes. So, what I'm trying to say is that, in the end, there was no understanding of how the Indian women were constituted, through their knowledge of geography, their knowledge of potatoes and their knowledge of subsistence.
Majid Rahnema
Là vous voyez l'exemple de femmes qui ont eu un rôle central dans la communauté grâce à l'action qu'elles avaient, grâce à leurs connaissance, grâce à leur science développée pendant des siècles et des siècles. Et ici vient d'un seul coup un modèle de développement qui vient tout détruire en même temps. Les femmes en attendant disparaissent, parce qu'elles n'ont plus de place dans cette culture justement, dans ce modèle de développement qui était venu. Et les solutions ne vont pas parvenir de nouveau d'un centre, d'une organisation internationale qui va donner du pouvoir aux femmes mais elle va venir justement de cette intelligence de chaque femme, de chaque être humain qui entoure ces femmes, dans leur façon localement de voir comment on peut préserver ce qu'il y a d'important, justement dans le genre de la femme. Je crois que si on a ce message, on peut le lier à cette idée du développement, comment ce développement aujourd'hui détruit les possibilités d'une autonomie féminine selon la culture, la spécificité féminine.
Pierre Nicolas
Bonjour, j'ai pour ma part derrière moi une carrière de consultant, de créateur d'entreprise, de dirigeant et depuis hier j'écoute avec beaucoup de sympathie et d'intérêt tout ce qui est développé ici et en même temps je suis très insatisfait. Et c'est là l'objet de ma question. J'ai un sentiment d'inconsistance politique radicale du discours de l'après-développement, c'est ça que je voudrais explorer.
L'idée de base de mon intervention c'est que tout les mouvements humains qui ont existé dans l'histoire, qui ont eu des résultats, ont été des mouvements qui ont été faits au nom du développement de leurs adhérents. Lorsqu'une secte, et il en apparaît périodiquement, prône le suicide de ses adhérents, la vie de cette secte est relativement courte. Ceci dit comme la fascination de la destruction, la fascination du vide existe dans l'esprit humain il réapparaît périodiquement des sectes de ce genre. De la même manière,
dans les années 1965 à 1975, j'étais absolument fasciné par Ivan Illich et je suis très heureux de le retrouver dans cette enceinte.
Mais entre-temps qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai constaté que je n'avais pas assez d'argent, que je ne pouvais pas atteindre mes objectifs et j'ai gagné de l'argent. Puis ayant gagné cet argent je suis de nouveau dans une assemblée de ce genre et je réfléchis d'une autre manière. Ce que je veux dire par là, c'est que pour ce que j'en comprends pour l'instant, l'idéologie de l'après-développement est une idéologie qui prône une forme de suicide doux, de suicide économique ou de simple survie. En tant que telle, elle n'a donc absolument aucune chance de succès. Et à ce moment-là je voudrais la regarder un petit peu plus. Si je lis François Partant, premièrement à la question « que faire ?» il répond : « en fait il n'y a rien à faire » puis dans un même temps il dit « si, il y a quelque chose à faire, il est possible de mettre en réseau les communautés marginalisées de façon à ce qu'elles aient entre elles des échanges profitables qui les aident à se maintenir et à se reproduire identiques à elles même.» Mais quand ensuite je cherche des illustrations de ce que cela peut être, ce que je trouve de plus proche, c'est, par exemple, Emmaüs, les communautés de l'Abbé Pierre, qui avec des brisés du développement, au niveau urbain, font effectivement une communauté qui aide à mieux vivre le sousdéveloppement local dans les niches ou dans les trous ou dans le mitage de l'espace du développement.
Autrement dit, ce que je comprends pour l'instant de la proposition positive qui est faite, c'est « développons une idéologie qui aidera à supporter subjectivement mieux la pauvreté et puis la rendra un petit peu plus douce.» Évidemment c'est pas satisfaisant, et à ce moment là je me dis « pourtant j'ai beau- coup de plaisir à entendre toute la partie critique de ce discours » et je réfléchis à tout ce qui inspire cette partie critique. Et je me dit par exemple on critique ici tout ce qui était de l'ordre de l'assistance technique, le travail sur le développement et ainsi de suite, et une des choses qui revient régulièrement c'est, au fond, il est temps de dire non à la charité bourgeoise missionnaire. Mais ce que j'entends dans l'après développement, c'est un néo évangélisme, c'est à dire c'est un retour à la petite communauté évangélique auto-centrée qui dit « poor is beautiful. » Ce qui n'est pas quand même un programme.
C'est très important sur le plan subjectif pour les gens qui font partie de la communauté mais en rien on n'est à la hauteur de votre programme « défaire le développement, refaire le monde.» C'est un programme révolutionnaire, or je constate qu'ici on nous tient un discours révolutionnaire sans discours de prise de pouvoir. Il n'y a pas, je n'ai pas entendu de stratégie politique. Donc, à partir de ça, voyez ce qui nourrit pour moi l'idée d'inconsistance politique du discours sur l'après-développement.
Pour que les équilibres dont on fait l'éloge ici, et qui sont émouvants, puissent fonctionner, il faudrait qu'il y ait des communautés autonomes, au sein desquelles cet équilibre puisse se retrouver, d'ailleurs ce mot est juste puisque, dans bien des cas, je vous trouve très rousseauiste dans les descriptions d'une sorte d'état de nature de la société traditionnelle, qui pour moi ne correspond pas à grand chose que je connaisse.
Or cette autonomie des petites communautés, elle n'est pas possible, pour ce que j'en sais, ou plutôt elle n'est possible que dans les non-lieux du monde, dans les trous du monde, mais dès qu'une toute petite communauté existe dans un lieu avantageux du monde, immédiatement elle est envahie, ou encore on achète les moins solidaires de cette communauté et puis la communauté disparaît, son équilibre est défait.
Alors, à partir de ça je réfléchis à ce qu'il est possible d'affirmer positivement, puisqu'à cet instant je fais la critique de l'après-développement qui lui même critique le développement, cela ne nous mène pas très loin. Qu'est-ce qui pourrait être une approche positive ? Ma première
idée est d'abandonner le discours révolutionnaire. D'ailleurs voici le regard que je porte sur les révolutions : soit c'est prétentieux de tenir un discours révolutionnaire, on affirme quelque chose qu'on ne sera pas capable de faire, soit si on est capable de la faire c'est dangereux parce qu'en réalité, on va mobiliser des moyens de destruction qui sont considérables, on en a quelques exemples.
Donc la première proposition, c'est soyons réformistes et si on l'est, dans ce cas, il faut prendre le pouvoir ou disons chercher le pouvoir là où il est, c'est à dire chez le puissant. Si on dit, par exemple, ce qui a beaucoup été évoqué dans ce que j'ai entendu, qu'il y a l'empire américain ou l'empire occidental eh bien dans ce cas là ce que nous avons à faire, c'est de nous poser en psychothérapeute du puissant, de l'empire occidental, lequel évidemment se plaint de ses impuissances locales. J'étais psychothérapeute à une époque, lorsque quelqu'un se plaint d'impuissance ou d'un trouble quelconque, qu'est-ce que l'on peut faire ? On peut lui proposer d'assumer la responsabilité de ses symptômes, les identifier, d'en prendre la responsabilité et puis ensuite de travailler ses contradictions.
C'est ce que vous faites c'est ce que fait le discours de l'après-développement, c'est à dire qu'il a une partie critique très développée dans laquelle on cherche, parce que nous sommes ici tous des développés, qui faisons partie de ce monde développé, de cet empire, nous sommes des impériaux et des impérialistes. La partie critique du discours de l'après-développement est une partie qui tend à vous amener à assumer vos contradictions, mais le programme politique pour l'instant il n'y est pas.
Majid Rahnema
En ce qui me concerne, Serge Latouche pourra me corriger, mais je crois que l'idée de ce colloque n'est pas du tout d'apporter une solution. L'idée était celle d'une conversation sérieuse autour d'un problème qui est constamment considéré comme la réponse à tout les problèmes, c'est à dire le développement. Malheureusement la dernière fois que 150 chefs d'État des pays du monde se sont réunis à New York il y a 5/6 ans pour le 50e anniversaire des Nations unies, la seule chose sur laquelle tout le monde était d'accord, tout le monde unanimement, c'était le développement.
Le colloque c'était pour une conversation d'un autre genre, repenser le développement, repenser le monde.
Le titre « Défaire le développement, refaire le monde », Serge en a parlé hier, ce n'était pas du tout l'idée de faire une prescription pour un monde différent, cela aurait été absolument contraire à tout ce que nous disons si on l'interprète de cette façon. Pourquoi donc voulezvous que, d'un seul coup, on saute sur la conclusion en disant « voilà, nous avons une réponse révolutionnaire ? » Je ne vois pas personnellement que ce colloque cherche tout de suite une réponse universelle. C'est impossible et en ce qui me concerne, je trouverais ça une utopie et une bêtise même, parce que ça reviendrait à avoir exactement le discours du développement. On veut pas opposer à un discours un autre discours du même genre.
C'est maintenant dans ce sens là que je voudrais inviter à la réflexion. Est-ce qu'il y a quand même un consensus sur l'idée que ce développement n'est pas ce que les peuples ont voulu ou ont attendu ? Quelques fois on a dit justement que ce développement a une histoire et, quand quelque chose a une histoire, on ne peut plus du tout le juger comme avant. Par exemple le national-socialisme, ce n'est pas le nationalisme et le socialisme, mais c'est une chose qui a été, qui a une histoire, donc on peut dire que le nationalsocialisme a été un échec. On peut faire la même chose maintenant pour d'autres sujets, et sérieusement, et après repenser les choses différemment. C'est cela qui a été dit hier, de façon intéressante. Et ce qu'aujourd'hui, par exemple Lakshman, nous a dit, ou cherche à dire : « repensez, cherchez de nouvelles formes de pouvoir. » Par exemple, j'ai eu l'impression que vous avez dit « il faut chercher le pouvoir chez les puissants.» Mais qui sont les puissants ? Est-ce que l'Amérique c'est vraiment la puissance aujourd'hui ?
Absolument pas, l'Amérique, aujourd'hui, ne doit pas même être considérée comme un modèle de pouvoir. Nous ne sommes plus dans le concept du pouvoir souverain, où il y a une monarchie, etc. Le pouvoir américain c'est nous tous, plus ou moins, dans notre façon d'agir, et puis la façon dont tout ça s'est monopolisé dans un pays, etc. Nous devons donc repenser la question du pouvoir. Qui est le pouvoir ? Le pouvoir, c'est nous. Je prends l'exemple des femmes iraniennes, parce que je suis originaire de ce pays, qui pendant 20 ans a cherché à détruire les femmes, à leur opposer des notions totalement stupide de pouvoir. Eh bien, les femmes s'en sont sorti aujourd'hui. Ce sont les femmes qui, plus ou moins, sans que personne le sache, dirigent l'Iran et la république Islamique est devenue un genre de fiction, parce que la société civile a déjà pris le pouvoir. Le pouvoir est là, il n'est pas chez les Ayatollah, c'est fini.
Donc, repenser le pouvoir, ce sont des choses auxquelles ce colloque vous invite. Et, avec votre permission je vais donner la parole à Lakshman, pour qu'il dise un mot sur la façon dont il conçoit le pouvoir, où est le pouvoir et qu'il n'y a pas de modèle. Nous cherchons, il faut que le modèle soit cherché partout, que chacun de nous fasse ce modèle qui est à venir.
Lakshman Yapa
We have used the term development and post-development several times in this conversation. To me - and I said this in the morning - there is no concrete entities in the world to which this corresponds. We use the word at a certain level of abstraction to enable the conversation, but it quickly disables and discourages conversation, and this was an example. Because the term development is very condescending and it leads to inequality. Because when you say development, it is as if you're coming here to develop me and that's condescending.
The second thing that I would like to say is that you talked about this programme as being revolutionary. Let me give some examples. If the automobile is the dominant way for getting to work, suppose we talk about walking and public transport , about car-pulling and cycling. If we talk about how we grow crops, instead of using pesticides we talk about the 12 or 14 different ways in which this can be done, in which we valorize what people have been doing and their indigenous knowledge. What is so revolutionary about this ? Because when we use the word revolutionary, we think of it as some kind of proletarian party giving us leadership. These things are happening at a thousand different sites and this is precisely what Michel Foucault means by not serving power. We don't need to serve power. We don't need to capture State power, we don't need a political party to give us leadership. Political parties can exist but in the meantime there are the 10 to 20 thousand different sites on which we can work politically, culturally, ecologically, academically, etc.. And this is what we need to do and I don't know why we have to call this development, nor do I know why we need to call it revolution. It's the exercise of not serving power on a scale that is proportionate to whom we are. I'm not an army general, I'm not a president, I'm a college teacher. I should be able to engage in exercises from where I am. It can be a bank clerk, a bus driver, a farmer: we all help to engage ourselves from where we are, through our own agency and not serving power.
Jacques Berthelot
Je suis de l'association Solidarité et très heureux de ce qu'a dit Lakshman Yapa à plusieurs reprises, mais « laissez les pauvres tranquilles » cela voudrait dire le désengagement total. Or, les pauvres ne vont pas être laissés tranquilles, parce que, si les États se désengagent, les multinationales et les marchés financiers ne feront pas de même. On sait que ce sont eux qui contrôlent de plus en plus la planète et les pauvres ne seront pas tranquilles du tout. C'est donc très bien d'agir à tous les niveaux, dans toutes les fonctions qu'on peut avoir, professionnelles, militantes ou politiques. Mais il y a aussi des règles du jeu internationales imposées par ces multinationales et les marchés financiers qui exigent de ces multinationales les taux de rentabilité que l'on connaît. Il faut donc aussi essayer de maîtriser ces multinationales. Et pour cela la politique est absolument indispensable. Il faut en effet reconstruire de nouvelles règles politiques pour maîtriser ces multinationales, pour refaçonner les règles de l'OMC, il faut s'en débarrasser si possible, du moins les refaçonner radicalement. Nous ne pouvons donc pas « laisser les pauvres tranquilles », levons d'abord la chape de plomb que nous maintenons sur eux à travers ces règles internationales, à travers par exemple l'armée française dans de nombreux pays d'Afrique, etc..
C'est cela essentiellement qu'il faut faire, mais il faut, en même temps, proposer de nouvelles règles.
Finalement, dans ce colloque, nous avons appliqué l'après-développement essentiellement aux pays du sud, mais l'après-développement c'est aussi la question : « comment peut-on ici, au Nord, changer les règles pour que tout change aussi ailleurs ? » Je crois que les conférenciers n'ont pas suffisamment dit : « qu'est-ce qu'on fait, nous, pour l'après développement ? Qu'est-ce que ça veut dire pour nous ? Est-ce qu'on devient tous pauvres, pauvres au sens non pas la misère, mais que fait-on personnellement, pour changer justement nousmêmes dans nos façons de vivre ? »
Majid Rahnema
Je vais faire une petite rectification : j'ai eu une part de responsabilité pour le nom de cet atelier. J'ai pris un mot de Gandhi qui dit « get off the backs of the poor. » Pourquoi ce terme ? Comme je l'ai expliqué, je pars du principe que, pendant des millénaires, ce sont les pauvres qui ont eu tous les arts possibles, toutes les sciences possibles d'écarter la misère et de ne pas tomber dans la misère. Aujourd'hui, nous les empêchons de faire cela. Aujourd'hui, par notre action, nous empêchons toutes les richesses des pauvres d'être mises en action pour pouvoir exorciser la misère et nous leur faisons passer la misère. Mais ça ne veut pas dire que vous voudrez laisser les multinationales tranquilles. Cela, vous pouvez le faire si vous voulez agir. Mais cela ne veut absolument pas dire que si vous laissez les pauvres tranquilles, vous ne laissez pas les multinationales tranquilles. Parce qu'au fond, dans ces pays là, vous pouvez agir beau- coup plus facilement. Mais je crois que nous, en tant que non pauvres, nous n'avons ni éthiquement, ni physiquement, les moyens de faire ce que les pauvres pourraient faire si on les laissait tranquilles. Les pauvres savent les choses, mais ne les embêtez pas, ne les assiégez pas par la misère.
Hélène Duhot
Je suis mère pas au foyer parce que je travaille, mais qui essaye d'une manière générale de mettre mes actes en rapport avec mes pensées, ce qui rejoint complètement ce qu'on est en train de dire maintenant. Je voulais dire qu'effectivement, aujourd'hui, le pouvoir est complètement individuel. Et qu'on est en train de parler des pauvres aujourd'hui, mais qu'il faut peut-être élargir le débat, et dire que si la pauvreté résulte, en général, d'une dépossession, elle existe de fait dans nos sociétés. Elle existe à tous les niveaux parce qu'on est, dans une société dite développée, dépossédés de l'éducation de nos enfants qu'on donne à un corps enseignant, dépossédés de notre santé qu'on confie à un corps médical, dépossédés de nos liens sociaux, de la notion d'entraide. Je voudrais qu'on se pose la question : « est-ce qu'on est pas déjà plus pauvres qu'eux, qui continuent, malgré des conditions de vie très difficiles, à manifester tout simplement de la vie dans leur quotidien ? » Et je pense que si on veut vraiment avancer, il nous faut changer de l'intérieur, changer au quotidien tout ce qu'on peut faire pour, petit à petit, avancer. Et puis prendre position, très fortement, sur les sujets qui nous mobilisent tous, c'est-àdire dans nos actes de tous les jours, les mettre en pratique et à ce moment-là ça peut changer. Quand on achète une voiture au lieu d'en acheter deux, effectivement cela a un impact, parce qu'à un moment donné de toute façon il ne s'en vendra pas, c'est un exemple très concret. Mais je pense qu'au-delà de ces petits exemples au quotidien, il faut mettre l'accent davantage aussi sur la dimension de l'éducation, parce que tant que nous ne changeons pas l'éducation qui est apportée à nos enfants et qui perpétue nos modèles de société, nos modèles de développement, nous aurons toujours du mal à reprendre pied pour nous redonner du pouvoir.
Serge Latouche
Je voudrais réagir en partant de ce qu'a dit Jacques Berthelot. En fait, sont propos n'est pas tout à fait juste, nous avons parlé aussi de l'action au Nord, puisque nous avons parlé, contre le développement durable, de décroissance conviviale et par conséquent d'organiser cette décroissance. Évidemment nous aurions peut-être pu développer cela et en faire l'objet d'un atelier particulier.
Je crois que la critique du développement, c'est se libérer d'un carcan qui pèse, ce marteau dont je parlais, cet imaginaire économique qui est dans nos têtes et qui fait que tous les problèmes sont vus sous la forme économique, non seulement par les firmes transnationales mais par nous même. Nous avons toujours cherché l'ennemi partout, nous l'avons désigné : les firmes multinationales, les États, mais ce n'est pas suffisant. L'ennemi, en dernière instance, il est dans nos têtes. La conception de Foucault et du pouvoir est à la fois séduisante et en même temps, on sent bien que c'est pas suffisant.
Lors d'un colloque sur l'économie criminelle, il y avait un député PS rapporteur, qui est d'ailleurs porte-parole pour la campagne de Jospin, Vincent Peillon, qui a fait une remarque tout a fait intéressante. Il a dirigé la commission parlementaire qui a été enquêter sur les paradis fiscaux. Et il disait « je me réjouis qu'il y ait 60 000 militants d'Attac, c'est à dire de gens qui luttent en faveur des taxations financières contre l'évasion fiscale, les paradis fiscaux, la criminalité financière » puisque tout ça est un peu lié en fin de compte. Mais, ajoute-t-il « il faut que vous sachiez que chaque jour les députés sont harcelés de courrier, car il y a deux millions de français qui ont des comptes en banque en Suisse. Ce ne sont pas uniquement des firmes transnationales, ce sont des français moyens. Ces français moyens font de l'évasion fiscale, indirectement, font placer leur argent au Luxembourg, dans les îles anglo normandes, à Monaco, sans parler des Iles Vierges ou ailleurs.»
Par conséquent, bien sûr nous avons le pouvoir d'une certaine façon, comme disait Foucault. C'est-à-dire que si nous faisons la décolonisation de notre imaginaire, que nous essayions de fonctionner dans notre coin, oui nous avons le pouvoir. Mais qui c'est « nous », c'est 60 000 militants d'Attac. Mais en face il y a 2 millions de braves petits français qui ont leur compte en banque en Suisse, qui harcèlent les députés de motions pour faire pression, pour développer les lois d'évasion fiscale, qui indirectement se font complices du blanchiment de l'argent sale à travers les banques, lesquelles finalement se font complices de l'argent criminel des mafias, etc. tout en étant des français bien pensants et honnêtes. Il nous reste à faire la décolonisation de ces gens-là, de tous ces braves gens qui sont eux-mêmes exploités par le système et victimes du système, mais qui en même temps le perpétuent.
Et nous avons donc affaire à une gigantesque manipulation des esprits et à notre niveau, notre entreprise, c'est une entreprise de décolonisation, de contremanipulation, mais sur ce plan-là nous sommes largement démunis. En effet, les gens virtuellement victimes du système représente une immense majorité, mais dans cette immense majorité il n'y a qu'une toute petite minorité qui a vraiment entrepris la décolonisation de l'imaginaire, qui ne soutient pas artifi ciellement ce système de pouvoir qui permet aux firmes multinationales de mondialiser en rond sans problème. Je crois que c'est là quelque chose de très important et on le voit bien dans l'intervention d'Ivan Illich. Il y a eu un développement des médecines alternatives à un moment et il y a des développements aussi d'éco-alternatives, d'entreprises équitables et solidaires, on en parlera dans divers ateliers. Ce sont bien sûr des initiatives très intéressantes, mais isolées, portées finalement toujours par les 60 000 personnes qui sont concernées dans Attac ou un autre mouvement, une ONG de ceci, de cela. Mais face à ça nous avons des millions de gens qui préfèrent acheter non équitable, pas solidaires, qui peuvent pas vivre dans une économie alternative. Ces initiatives sont toujours condamnées à être finalement récupérées et maintenant on voit que les produits équitables et solidaires comme ce café Max Havelaar qui nous est proposé se trouve sur les étals des supermarchés Carrefour et Cie, lesquels demandent qu'on leur accorde le label équitable et solidaire. C'est quand même un peu fort de café, c'est le cas de le dire. De la même façon que les médecines alternatives, qui nous sont proposés par la sécurité sociale, ont ainsi été complètement neutralisées. Les mouvements alternatifs n'arrivent pas à faire basculer une masse de gens suffisante pour renverser le rapport de force, rapport de force presque mental, dans l'imaginaire, pour qu'il y ait tout d'un coup des milliers de gens dans l'alternative.
Quelquefois, à propos d'événements comme ça - comme en mai 68 ou au moment de la crise de la vache folle - on découvre tout d'un coup que ces braves gens tranquilles, finalement, ils sont prêts à remettre en cause un certain nombre de choses. Castoriadis, le philosophe, pensait qu'à la faveur de crises comme ça, on peut faire basculer les choses. Mais il y a là le problème du jeu du pouvoir, il y a là quelque chose d'extrême ment important. C'est vrai que nous avons le pouvoir, virtuellement, mais ils ont aussi celui de nous manipuler, ce qui fait que nous avons un pouvoir que nous ne pouvons pas utiliser, parce que nous pensons dans leur sens, et nous sommes dépossédés de ce pouvoir que nous avons. C'est un très gros problème et je pense que c'est pour cela que nous sommes ici.
Claudine Fehndrich
Je suis du Monde Diplomatique, en Suisse. Je voulais intervenir par rapport surtout à l'intervention de Jacques Berthelot. Je pense qu'effectivement il faut qu'on laisse les pauvres tranquilles et j'ai beaucoup aimé le titre de ce colloque « Défaire le développement.» Pour moi, cela semble évident que c'est ici que nous, j'entends nous occidentaux, nous consommateurs, devons agir. Pour en revenir aux multinationales, je vais donner un petit exemple. Attac, dans le canton de Neufchâtel, a réussi à déjouer les plans de Nestlé, une très grande multinationale, qui voulait acheter une source d'eau. Cela devait être fait en secret. Grâce à l'action d'un petit groupe, Nestlé a renoncé à acheter cette source d'eau. Suite à cela, l'information a paru dans la presse et des gens du Brésil ont contacté ce petit groupe en Suisse, en disant voilà ce que fait Nestlé chez nous, nous avons besoin de votre aide. Et l'aide, c'est de faire passer l'information. Il y a la journée sur l'eau le 22 mars, je sais pas si c'est le cas également en France. L'information va passer dans les écoles à tous les niveaux, au niveau des mass médias. Ce que je veux dire c'est que c'est vraiment à nous, ici, d'agir. Je rejoins ainsi certaines intervenantes, par rapport à l'éducation, c'est à nous ici d'intervenir, nous sommes les consommateurs. Nous savons que notre richesse se fait aux dépens des autres, nous devons donc revoir nos modes de vie.
Je vous dirai juste une anecdote, j'ai vécu aux États-Unis dans les années 1980, en Iran dans les années 1970. Je pense que la femme était beaucoup plus libre en Iran qu'elle l'est aux États-Unis malgré tout ce qu'on a dit, qu'on a diabolisé ce pays. Il y avait l'Arabie saoudite à côté, on n'en parlait jamais parce qu'ils étaient soutenus par les États-Unis. Il y avait les Talibans qui étaient déjà là et maintenant, c'est là qu'on montre l'hypocrisie de l'Occident, on a justifié -même des féministes l'on fait - la guerre en Afghanistan en disant que c'était pour libérer les femmes afghanes du port de leur voile. C'est vraiment une hypocrisie. Je pense vraiment que ce qui est très important c'est l'information. Je ne sais plus quelle dame a parlé du nouvel activisme qu'est l'éducation par l'information. Nous devons parler de ces différents pays et surtout parler de nous, et de ce que nous pouvons faire ici au niveau local. C'est le projet politique, c'est vraiment à nous de nous réapproprier tout cela, dans la pratique on voit que c'est possible. En tout cas merci beaucoup pour ce colloque que je trouve extraordinaire.
Oswaldo De Rivero
Le français c'est une langue très conceptuelle, tellement difficile pour transmettre des idées pratiques comme l'anglais. Et comme j'ai été éduqué dans un milieu anglo-saxon, je vais essayer de rendre mon français un peu pratique. On va parler d'abord de développement pour être clair ici. Le mot développement a été créé vers 1950 c'est-à-dire la conception de développer les pays exactement comme ont été développé les États-Unis et l'Europe. Quels pays ? ceux qu'on a appelé « arriérés.» Après les technocrates ont été plus sophistiqués et ont dit « non, pas arriérés, sous-développés. » Et maintenant on dit « non, pas sous-développé - c'est très méchant - on dit en voie de développement.»
On a essayé tous les modèles. Le communisme est un modèle de développement qui a échoué totalement, a été pire que le capitalisme, a détruit presque plus l'environnement que le modèle américain; et puis il y a le modèle américain, le modèle capitaliste américain et européen, et après le modèle européen avec ce qu'on appelle l'économie mixte avec grande intervention de l'État, comme en France ou dans les pays nordiques. On a essayé tous ces modèles, le socialisme à Cuba, le système mixte au Pérou, le développement maintenant tout-à-fait néolibéral, tout a échoué.
Et nous voulons défaire le développement; mais si le développement n'existe pas, qu'est-ce qu'on va défaire ? C'est tout à fait illogique. On va défaire l'Europe, c'est une des choses développées, les États-Unis, la Nouvelle Zélande, l'Australie, et les 4 pays NIC « new industrialized country », la Corée du sud, Taiwan, Singapour et Hong Kong, même la Chine est un pays développé. Qu'estce qu'on va faire, on va défaire la société occidentale ? Je ne crois pas à ça, je suis occidental, moi. Comme latino-américain, je me crois occidental. Qu'est-ce qu'il faut défaire ? Il ne faut pas défaire une chose qui n'existe pas parce que le modèle communiste, NIC, capitaliste, libéral ont échoués tout-à-fait. C'est-àdire, nous sommes dans le « post-développement », c'est une idée intéressante du fait que tous les modèles ont échoué.
Pratique, j'amène ici une idée pour le « post-développement.» Il faut faire, comme on dit en anglais du« damage control », en français limitation des dégâts. Il faut faire du « damage control » de la grande urbanisation mondiale, qui est inévitable et pas stoppable, c'est impossible d'arrêter cela. On peut pas empêcher que les paysans marchent vers les villes en Afrique, en Amérique latine, c'est tout-à-fait fou, impossible. Mais qu'est-ce qu'il faut faire du « damage control »? Il faut se centrer sur les choses nécéssaires pour survivre. Pour éviter une catastrophe écologique, une catastrophe socio-politique, il faut augmenter la planification familiale, c'est très important.
Deuxièmement il faut contrôler ce qu'on appelle les biens publics globaux, quels sont-ils ? l'eau, l'énergie, c'est un bien public global parce que l'énergie fossile est polluante. Il faut commencer à développer les énergies alternatives et l'alimentation, parce que les villes vont être pleines de gens et il n'y aura pas accès à la sécurité alimentaire. Et cela, pour moi, c'est peut-être une vision un peu pessimiste mais c'est réaliste. Si on ne met pas des moyens dans l'alimentation, dans l'eau, dans l'énergie et dans la
planification familiale il y aura beaucoup d'éclatements, des troubles sociaux politiques même en Afrique et des « collapses » d'États-nation. En Afrique des États-nations ont déjà collapsés, ont commencé à collapser, il n'y a presque pas d'États-nation en Afrique non collapsés (collapsé en français signifie effondré).
En Amérique latine, la Colombie est en train de s'africaniser, sans être péjoratif, par sa façon d'entrer dans ce type de guerre civile. Il y a de l'instabilité au Venezuela, en Équateur, en Argentine. Tout ça parce que tout a échoué, qu'estce qu'on va défaire si le développement n'existe pas ? Il faut chercher quelque chose pour le « damage control.»
Le français a toujours des idées brillantes, il faut un « post-développement » et une nouvelle théorie, une nouvelle utopie.
Mais il faut être plus pratique, plus anglo-saxon. « Damage control » de l'eau, l'énergie, l'alimentation et la planification familiale dans tout le monde entier. Avec qui ? Avec les associations civiles, les gouvernements et même avec les transnationales parce que c'est la survie de la planète. Je ne sais pas m'exprimer d'une façon plus pratique en français.
Un intervenant
Je voudrais dire que j'ai pas mal d'amis qui sont réformistes, je les aime beaucoup, mais si le réformisme du développement marchait, cela se saurait depuis longtemps. C'est ma première remarque. La deuxième c'est que l'échec de la révolution réelle n'est pas l'échec de la pensée, de la critique, radicale. Enfin pour me présenter je suis adhérent à Solidarité, adhérent à la Ligne d'Horizon, à Greenpeace entre autres. J'étais pauvre volontaire pendant 25 ans, aujourd'hui j'ai craqué, je suis professeur d'anti-économie, un ancien élève de Serge Latouche. Je travaille à temps partiel, donc j'essaye toujours d'être pauvre. J'ai auto-construit ma maison, avec l'aide de quelques amis d'ailleurs, dont certains étaient réformistes.
Frédérique Apfell Marglin
Je voulais répondre à monsieur de Rivero, faire un commentaire sur le « damage control », la limitation des dégâts. Il me semble qu'il y a beaucoup à faire, au-delà de la limitation des dégâts, c'est-à-dire prendre les choses à la racine. Par exemple au Pérou où cela fait 8 ans que je collabore avec des organisations. Dans les écoles rurales, dans les Andes, la sierra de Selva, l'Amazonie, ce qu'on enseigne aux enfants c'est pour vivre dans la ville et quand on veut les punir et qu'ils ne travaillent pas assez on leur dit « est-ce que vous voulez être comme vos parents ? un rien ? gratter la terre comme vos parents ? » L'éducation, comme l'ont dit les deux jeunes femmes qui ont parlé avant est absolument centrale.
C'est une des choses qui pourraient être faites parce que l'éducation, qui est maintenant généralisée dans les coins les plus reculés des Andes et de l'Amazonie, est une éducation pour la ville et en plus pour la modernité. Il me semble donc qu'un des champs de travail absolument fondamental est justement l'éducation. De nommer l'oralité comme l'analphabétisme, dit tout déjà. Il y a un total mépris et une mécompréhension volontaire de l'oralité, des connaissances et des pratiques rurales qui contribue énormément à envoyer les jeunes à la ville (je ne dis pas que c'est la seule raison). Moi, je ne dirais pas que la seule chose à faire c'est du « damage control.»
Helena Norbert Hodge
Frédérique and I have worked well together so the idea is very similar. I will also stress again the need to change education at the school level not just at the level of university. But before we get to that point I think we need to make use of every channel we can, using videos, newsletters to get this message out. Because the belief in conventional education is tied to globalization. The education in every country now is being more tightly linked to the needs of mobile corporations. And it's not only national, it is global, it is for a mobile global work force and economies everywhere are suffering. So we need to wake people up in France as well as on the other side of the world about what is happening in the name of education and the way to do that is through this education for action. Tomorrow we have a workshop on the re-appropriation of knowledge. For those of you who are interested we can discuss further there. Thank you.
Nicolas Gardelle
Je suis professeur de lettres moderne en retraite. Je m'intéresse depuis des décennies aux êtres humains et aux civilisations. Je n'ai pas vécu longtemps dans des pays de civilisation étrangère, simplement quand j'ai voyagé j'ai ouvert mes yeux et mes oreilles. J'ai vu des femmes très heureuses au Maroc, j'ai vu des grands mères au Maroc écoutées d'une ribambelle de petits enfants à qui elles racontaient des histoires alors que chez nous nous sommes méprisées parce qu'on est d'un autre âge. J'ai vu ma belle-mère chinoise qui n'aurait pour rien au monde donné sa vie pour la mienne, parce que moi je partais à 7 heures moins le quart du matin pour aller enseigner, mes enfants seuls à la maison, ne rentrant qu'à 7 heures le soir. Et quand j'entends ce qui se dit ici j'apprécie beau- coup de choses. Beaucoup de pensées reflètent ma propre pensée, mais ce qui me frappe aussi c'est pour beaucoup la difficulté de sortir de « l'occidentalo-centrisme. » Il y a un proverbe de l'Inde qui dit : « si tu veux changer le monde, commence par te changer toi-même.» Et il me semble que, pour se remettre en question, en plus de l'autonomie, il faudrait aussi faire l'effort de lire des écrivains étrangers et spécialement d'autres civilisations. Justement pas nos textes, à nous, sur les autres civilisations mais des écrivains d'Afrique du nord, iranien, indien, d'Amérique, de l'Inde, japonais, chinois… pour qu'on comprenne ce que c'est l'Afrique noire, qu'on comprenne ce que c'est que le monde et les autres. Et que nous, malgré tout le mal qu'on fait, on n'est qu'une toute petite partie de la population mondiale, disons que cela remettrait un peu les choses à leur place.
Yede Petersen
Je suis en fin d'étude de gestion humanitaire, où j'ai beaucoup entendu parler du développement, tellement que j'ai presque fini par en avoir une indigestion. Il y avait quelque chose dans ce mot développement qui me gênait. J'ai donc commencé à comprendre. Je voulais dire au monsieur qui cherchait un projet politique de la mission de « post-développement » que je n'approuve pas tellement le mot non plus, parce que cela contient le mot développement justement. Mais je vois une possibilité, dans notre monde, que chacun trouve sa place et qu'on puisse comprendre l'autre à travers des frontières en pointillé. Et j'ai maintenant bien compris, bien que j'ai mis 50 ans à le faire, que le problème de pauvreté est un problème de rapport de force. Je trouve que le rôle des pays du Nord peut être d'en prendre conscience, justement, malheureusement, une des caractéristiques du dominant est qu'il n'en est pas conscient. Et je vais dire aussi au sujet de l'éducation des enfants, je pense au mot de Gandhi « il faut penser au plus faible pour chercher une solution », et qu'on ne pense pas assez aux enfants.
Jean-François Jacquet
Je fais partie d'un groupe coopératif dans le Limousin et je voulais rebondir un peu sur l'intervention introductive de Majid Rahnema, qui pour moi est très éclairante sur la définition des différentes formes de pauvreté et qui éclaire aussi l'expérience que nous essayons de vivre dans la recherche et l'expérimentation de nouvelles formes de pauvreté, à la fois volontaire et conviviale pour reprendre les mots que vous avez employé. On disait ce matin, et je le partage tout-à-fait, que le scandale c'est bien la richesse, au milieu d'un monde qui est majoritairement pauvre, car c'est le mode de vie durable, soutenable à l'échelle de la planète. Et, dans ces conditions, je pense que, comme l'on fait un certain nombre de personnes au cours du débat, il nous revient de nous interroger, nous les européens qui sommes majoritairement présents ici dans ce colloque, sur plusieurs questions.
J'en vois quatre qui me paraissent importantes.
La première : quel sens peut prendre pour nous la recherche d'une pauvreté choisie, c'est-à-dire s'organiser pour vivre avec le juste nécessaire, qu'est-ce que le juste nécessaire ? quelle révolution personnelle dans nos comportements cette recherche peut-elle amener à faire ?
Le deuxième point : quelle forme de convivialité, d'échange et de partage construire entre nous pour sortir d'une problématique individuelle face à la richesse et à la pauvreté, comment construire des réseaux et des formes de vie qui recréent une forme de société basée sur cette recherche du minimum nécessaire
La troisième question : quelles relations établir avec les personnes qui, en Europe notamment, autour de nous, sont dans la misère morale dont vous avez parlé, aussi bien des personnes riches ou exclues, pour chercher ensemble des nouvelles réponses, pour sortir de la misère et entrer dans une pauvreté choisie.
Et le dernier point : quels échanges culturels, et non plus économiques, établir avec des communautés pauvres d'autres continents, pour contribuer à la redéfinition du sens de notre vie en société et pour enrichir notre expérience de tout le savoir-faire, et le savoir-être des personnes d'autres continents qui ont su vivre et qui peut-être savent encore vivre dans la pauvreté.
Jacolin
Je suis un simple citoyen d'infanterie. Je ne veux pas conclure, Flaubert disait déjà que la rage de conclure est une des pires qui soit. Ce qui me semble important, c'est d'agir sur les mécanismes de l'appauvrissement. Parce que combattre de la pauvreté c'est combattre de l'abstrait, mais combattre les mécanismes de l'appauvrissement signifie les connaître et en connaître le déroulement et la perversité. Je crois qu'une des pratiques les plus constructives de l'anti-appauvrissement c'est la valorisation de l'autre. Et j'aimerais en donner deux exemples, parce qu'ils concernent les femmes, sujet que vous avez bien abordé Majid Rahnema.
Je vois par exemple, au Sénégal, lorsque les jeunes ont mis sur pieds des caisses populaires de crédit, elles n'ont pas demandé un modèle, on leur a pas imposé un modèle, elles ont construit elles-mêmes leur modèle et c'est pour ça que cela marche. Là, je crois qu'il faut valoriser les capacités inventives des femmes, et des hommes aussi. Deuxième exemple : j'ai des amis qui reviennent du Niger en rapportant « 30 façons de semer le maïs et de le conserver », 30 façons. Mais les paysans ne les connaissaient pas. Ils connaissaient bien sûr, les uns ou les autres, telle ou telle manière, mais ils n'avaient pas eu l'occasion de se rassembler. Il y a un proverbe wolof « jamonte amonte nieriante »,cela veut dire se connaître,s'apporter ce que l'on a, savoir utiliser le savoir de l'autre. En voici une illustration : je me promenais le long d'un marigot du côté de Tiesse et là je vois un petit champ de maïs de rien du tout. Mais c'était le début de l'hivernage et je m'étonne, je dit à la femme qui était là, « mais vous avez planté du maïs là en plein dans le marigot, qu'est-ce que c'est que ça ? » Elle me dit « Moi j'ai pris du maïs dans les vivres du PAM (Programme Alimentaire Mondial), j'en ai pris 3 ou 4 poignées, j'ai planté et ça a poussé.» Et elle conclue par ce proverbe « Essayer, échouer, ce n'est pas grave. Par contre refuser d'essayer, voilà qui est grave.» Eh bien, cette femme était inventive à sa manière.
Atelier 5: Répondre à l'oppression politique du développement
Les effets négatifs du développement ne sont pas seulement d'ordre économique ou écologique. Derrière les discours sur la démocratie, la participation et le rôle des acteurs, s'organisent de fait des formes de domination plus sournoises que celles qui prévalaient du temps de la brutale mais finalement plus « honnête » colonisation. Dépossédés du pouvoir qu'ils peuvent avoir sur leurs vies, les gens en arrivent à être incapables de donner du sens à ce qu'ils font et à ce qu'ils sont. Cependant, des contre pouvoirs, localement et plus globalement aussi, arrivent à retourner cette situation qui n'est donc pas fatale. Des femmes et des hommes réussissent à reprendre le pouvoir sur leurs propres vies. Avec certains d'entre eux, l'atelier s'efforce de réfléchir à cette « prise de pouvoir » par le bas qui est peut-être à la portée de tout le monde.
Emmanuel N'Dione (E.N.D.A., Sénégal) - Introduction
Leonardo Iza (Confederación de nacionalidades y pueblos, Equateur) - La Unidad en la diversidad
Jean-Louis Bato (Solidarité, Gaillac, France) - En réponse au développement suicidaire : l'autonomie solidaire
Neeti Bhai (sociologue et avocat, Inde) - Réagir contre l'oppression politique du développement
Introduction
Emmanuel N'Dione (E.N.D.A., Sénégal)
Nous allons essayer de travailler ce matin sur ce que nous pouvons faire, maintenant que l'on sait qu'un certain nombre de nos convictions sont largement partagées depuis une dizaine d'années. Comment voyons-nous l'avenir ?
Quelle reconstruction possible de l'après-développement et par qui?
Allons-nous retomber dans le piège de ce que nous avons déjà dénoncé, par des messianismes nouveaux qui se reconstruiraient à partir des ruines du développement, ou au contraire observerons-nous les processus en cours qui traduisent des efforts de reconstruction d'une nouvelle société ?
Les exposés qui vont suivre vont nous permettre de voir comment, dans des situations très précises, des populations se réapproprient les fonctions sociales essentielles, comme la fonction politique; et comment ils reconstruisent eux-mêmes leurs sociétés : non pas une société, mais des communautés en cours de reconstruction qui font des efforts pour se réapproprier leur vécu, pour faire les apprentissages nécessaires à l'acquisition d'une plus grande responsabilité et éventuellement participer à des constructions de mondialités diverses et non pas d'une mondialisation.
Nous allons donc travailler autour de ces processus et de ce que l'on pourrait appeler les piliers du développement dont on rappellera qu'il y en a trois : l'économie, l'état et la science. Sur ce thème de la science, une certaine rationalité est largement diffusée, un certain nombre de croyances se diffusent, par lesquelles on contrôle la pensée des gens qui croient ce qu'on leur impose de croire. C'est ainsi que l'on a pu organiser une croyance en une économie basée sur l'oppression, la compétition, la destruction et ce dans un fonctionnement de verticalité et non plus une horizontalité. Le contrôle de ce système économique spécifique est géré par l'État qui est là pour assurer la centralisation, et pour permettre que se construisent des allégeances de toutes sortes sous un contrôle unique, dans un système de pensée unique, une manière d'être en relation avec la nature qui soit unique, et une certaine manière d'être ensemble sans pouvoir croire ce que l'on veut, mais d'être rassemblés autour d'une croyance unique.
Car le contrôle sur les intelligences est essentiel.
Autour de çà aussi, s'organisent d'une manière ou d'une autre des autonomies, périphériques ou parallèles au système étatique. Dans le tiers monde cela s'observe très facilement.
Il y a aussi des autonomies qui peuvent déboucher sur des systèmes politiques différents : nous allons voir dans plusieurs situations comment cela peut se faire.
Nous pourrons partager nos différentes expériences à ce sujet et voir comment sur ces ruines, nous pourrons reconstruire un monde nouveau. Parce qu'une société alternative, une éducation alternative et de nouveaux apprentissages supposent aussi une société nouvelle; et ces sociétés nouvelles sont en reconstruction. Nous allons donc essayer de porter un autre regard et voir ce que nous avons du mal à cerner à première vue.
Il y aura donc trois prises de parole, chacun va dire de quel pays il est et partager ensuite avec nous ses expériences.
La Unidad en la diversidad
Leonardo Iza (Confederación de nacionalidades y pueblos, Equateur)
Soy del Ecuador, presidente de la Confederación de nacionalidades y pueblos del Ecuador, la organización de pueblos más fuerte en el Ecuador. Está conformada por doce nacionalidades con diferentes idiomas y doce pueblos con su idioma que es el quechua. Ha sido un gran honor estar aqui para conversar. Yo tambien voy a hacer una conversatoria de las experiencias vividas dentro del país y que estas luchas nuestra se están multiplicando al nivel latinoamericano es decir Bolivia, Perú, Colombia, Guatemala. Queremos socializarlo, de como estamos avanzando siempre queriendo un mundo justo o un mundo de paz, de harmonia y solidario, y de una unidad en la diversidad y respetando a la diversidad.
Quisiera agradecer a los organizadores de este coloquio que para nosotros es de suma importancia por cuanto a veces dentro de nuestro mundo, a lo mejor no hemos tenido la suerte de poder expresar lo que somos, lo que hacemos y lo que queremos. Voy a contar la historia de nuestra organización y desde ahi llegaremos a la parte política y de propuestas.
Hemos sido primeramente colonizados por los españoles, y los indios particularmente en el Ecuador hemos sido sometidos totalmente a una esclavitud y prácticamente casi han terminado con nuestra ciencia, con nuestro saber y nuestra cultura. Nos habían impuesto que solamente hablemos castellano y no nuestra lengua. De todas maneras hemos resistido y seguimos resistiendo, más que nunca estamos más organizados. En el Ecuador hasta más o menos 1930/40 al sesenta, a los indios los consideraban animales de carga. La iglesia no le reconocía todavía como personas sino como animales que decían que eran los animales de carga. Y cuando vendían las haciendas, vendían con los animales con todos los indios para que pueda tener un precio.
Más o menos a partir de 1940 cuando comienza la lucha a nivel de las comunidades se forman cabildos y estos vienen organizando. En este momento luchamos por las tierras porque no teníamos tierra, era del patrón. Hasta 1950 se logra conseguir una primera reforma agraria para que tengamos el accesso a la tierra. Pero a cambio de esta tierra teníamos que trabajar permanentemente todo el tiempo o sea toda la familia.
El momento en que el niño tenía 10-12 años tenía que trabajar. Y nunca tenía educación. Estaba prohibido ir a la escuela, nunca había escuela rural sino solamente en las grandes ciudades, Quito, Guayaquil.
En 1970 se comienza a organizar al nivel regional los quechuas y de ahi se inicia las grandes luchas por reinvindicar la tierra que hacía todavía falta para mucha gente. En 1984 se inicia la organización al nivel de las 3 regiones que serían la zona de la costa, la de la sierra y la Amazonia. Ahi hemos creado la CONAIE. Antes las organizaciones eran de tipo sindical ahora en cambio la organización es a nivel territorial y a nivel de identidad. Por eso dentro de nuestra propuesta está la libre determinación de los pueblos, la autonomia de los pueblos, de las nacionalidades y dentro de nosotros está planteado la unidad en la diversidad y construyendo un estado plurinacional. Para mucha gente el estado plurinacional creen que es un peligro, pero nosotros decimos que no. Decimos la unidad en la diversidad, respetando primero la identidad de cada una de las comunidades, de cada uno de los pueblos, de las personas. Pues eso nos permitirá desarollar con la autonomía, nuestro propio destino, avanzar sobre nuestra propia ciencia, sobre nuestra sabiduria. Por eso, en el momento en que hacemos la unidad en la diversidad, vamos a poder seguir adelante como pueblo, como ciudadanos, cuando hablamos de la plurinacionalidad, la multinacionalidad, entonces el respecto mutuo entre los que convivimos. Por otro lado la CONAIE hasta 1990 se logra hacer el primer lavantamiento indígena del Ecuador, justamente era sobre el tema del proyecto neoliberal, las privatizaciones del agua, de carreteras. Nos hemos defendido mucho en el asunto de las privatizaciones. Tambien se hizo demandas para tener nosotros una educación. Porque había sólo una educación que era la de nacional e hispana, de un solo idioma.
Pero hemos luchado para tener dos idiomas, bilingue quechua y castellano. Esto tambien nos permite avanzar. La CONAIE empezó a ser la organización más fuerte en el Ecuador por no estar de acuerdo con todos los proyectos neoliberales de los gobiernos títeres que aceptan todo lo que dice el FMI, el BM, hemos tenido que oponerlos. Pero lo hemos hecho de diferente manera, siempre hemos hecho movilizaciones, la toma de la capital, de las grandes villas, eso nos ha permitido a los gobiernos a sensibilizar a nuestros planteamientos. Pero estos no solamente han sido para los sectores indígenas, los proyectos siempre van en el beneficio del país. A pesar que los sectores no están muy organizados pero sin embargo cuando tenemos estas grandes luchas colaboran la gente, nos ayudan a nosotros. Entonces en 1996 derrocamos a un presidente, a un gobierno, se levantó el pueblo, nosotros lo hemos encabezado y posteriormente se levantó Quito y se logró destituir al Presidente. Pero no se logró mucho porque subieron otros que eran en el congreso nacional y de igual manera continuaron con esa propuesta, con esa política. En el año 2000 tumbamos realmente a otro gobierno, y de igual manera no eramos de acuerdo cuando en el proyecto querían ellos gobernar solamente para los banqueros y hubo la quiebra de los bancos. Y todo este dinero los socios, los dueños de los bancos pues sacaron ese recurso afuera y el país quedó quebrado. Por otro lado ahí mismo en cambio han puesto nuevos impuestos, al IVA... y quien esta pagando es el pueblo ecuatoriano. Tambien nosotros desde 1996 hemos tenido una lucha en las calles y tambien en la linea electoral.
Nosotros tenemos participaciones tambien electoralmente, pero es solamente un medio de lucha. No es el fin porque dentro del modelo no está encajado toda nuestra propuesta pero sin embargo en el momento que hemos planteado que se van apoyando a los gobiernos locales, que vayamos planteando la decentralizacion (porque todo estaba centralizado en el gobierno nacional) hoy hemos logrado decentralización a nivel de los gobiernos locales, que son los municipios y los consejos provinciales. Esto nos parece fundamental porque queremos construir una política, un país distinto. Y yo diría tambien porque no se podría construir un mundo distinto. Por otro lado estamos trabajando en contra de la privatizaciones. La CONAIE logró tener une fuerza importante y casi somos paralelos al gobierno. Nosotros en el momento que pronunciamos algo los gobiernos retroceden de hacer sus cosas a pesar de que tienen su aparato militar, su aparato de la policia, el del poder politico y economico.
Sin embargo la unidad de nosotros ha sido muy importante y que esto tambien ha ido avanzando a nivel de otros paises, los paises vecinos, principalmente Perú, Bolivia, Guatemala, parte de Colombia. Nosotros no tenemos todavía fuerza suficiente al nivel de las relaciones internacionales y eso es una debilidad de nosotros. Pero sin embargo cuando planteamos un mundo distinto, un mundo diferente, un mundo en el que haya paz, que sea solidario. Y nosotros hemos visto de que si no hubiéramos sido solidarios, recíprocos, si no hubiéramos tenido la ética laboral, transparente pues no nos permitiría nosotros existir. Tambien decimos la « minga » en quechua pongamos de que todas las personas que estamos aqui con nuestro pensamiento vamos a ser una fuerza al nivel del mundo. Todo lo hacemos sin que nadie quede afuera, solo ordenando o solo criticando, sino más bien dentro del acción, del trabajo, y pues construir un mundo distinto. Eso es de suma importancia para nosotros, tanto como la unidad en la diversidad. Porque aunque somos diversos en el momento que respetamos mutualmente es muy importante y sabemos que no es un asunto de colores, de identidad sino más bien de que todos seamos negros, blancos, índios, mestizos que podemos pensar de ir avanzando en la ciencia, la tecnología es decir tambien la educación para poder multiplicar nuestros criterios que es querer un mundo más justo. Lógicamente en mi país, y creo que al nivel del mundo, la pobreza se agudiza cada vez más. En mi país el 80 % es pobre pero tambien hay un sector miserable, que no tiene acceso a la educación, ni a la vivienda, ni a salud. En definitiva a nada.
Hemos tratado de tener 3 principios : el de no robar, el de no mentir, el de no ser ocioso. Pero decimos tambien que nos permitiera avanzar con un solo pensamiento, con un solo puño y con un solo corazón poder sacar adelante nuestras propuestas. En los grandes conceptos, los grandes objetivos, pensamos que podemos luchar. Vamos a continuar trabajando. Tenemos proyectos siempre para todos, cuando planteamos el proyecto en contra del neoliberalismo en el tema del ALCA. La mayoría de los ecuatorianos era en contra porque no vamos a poder competir, no vamos a ser solamente consumidores. Esto indigna a la gente. Por otro lado Estados unidos nos están imponiendo, que viene junto al ALCA, la militarización que en nuestro país han implementado la base de Manta, el plan Colombia. Estos son los peligros que tenemos, nos han dicho que los que no estamos de acuerdo con ellos que sencillamente somos terroristas, y creemos que no es asi. Ellos son los terroristas porque ellos lo están matando directamente, nosotros estamos con manos limpias.
Planteamos que a nuestro gobierno revisar sus políticas porque en el momento que haya más injusticia, pobreza, miseria, ellos mismos son los que tienen el peligro. El proyecto neoliberal parece que no va a dar mas. En America latina el niño más educado que era Argentina, el niño más responsable bajo las normas del FMI está quebrado. Y eso sirve mucho de ejemplo para nuestros pueblos. Realmente vamos a continuar en esta lucha, no nos vamos a desorientar talvez hacer un proyecto sólo para un grupo sino tambien un proyecto ojala del continente, del mundo. Hay muchas posibilidades ciertamente.
Tambien se hablaba del desarrollo, nos parece fundamental. Tambien los apoyos que vengan siempre que haya respecto a cada uno de los pueblos, que no sean impuestos desde arriba.
Eso creo ha hecho mucho mal porque tambien si se necesita apoyo de afuera para poder hacer varias cosas a cada nivel interno de las organizaciones, pero respetando. Muchas veces han habido apoyos o dinero pero han sido siempre de acuerdo a la realidad de aquellos que a lo mejor nos han apoyado. Por eso pensamos que la cooperación siempre debe haber respeto a los planteamientos, a las realidades de cada uno de los pueblos.
Vamos a socializar nuestros proyectos políticos con la finalidad de que conozca el mundo de que a través de estos eventos como este coloquio para nosotros es muy fundamental poder expresar nuestras experiencias, poder dar a conocer de que pensamos, que queremos, que hacemos.
Vamos a continuar luchando contra el proyecto neoliberal, eso es una parte muy fundamental de este tiempo, a pesar de que van a poner muchos nombres, van a decir terroristas pero sin embargo no nos van a poner miedo, nosotros decimos preferible morirnos de pie antes que morirnos de rodillas. Esa epoca ya pasó.
En el año 2000 hicimos la toma del poder no para destruír, para desolver al congreso nacional, a la Corte suprema de justicia y al mismo ejecutivo. Hubo una alianza con militares patriotas, que estaban de acuerdo con nuestro proyecto y logramos que se resuelva porque hay mucha corrupción adentro. Y habíamos dicho que solamente revisando la corrupción el país estaría en otras condiciones.
Me parece que esto de la corrupción es al nivel mundial, sin embargo en el Ecuador creo que estamos en el tercer lugar de corrupción pero no somos todos los ecuatorianos, son los gobernantes. Nosotros planteamos de tener la moral, la ética. Sigamos luchando con las manos limpias. No queremos mancharlas en dinero sucio. Queremos trabajar y seguir avanzando. Estamos trabajando en la parte de la seguridad alimentaria. Se hizo calculos que el 80 % de la producción de los campesinos, de los indígenos consume nuestro pueblo. Pero desde el momento de que llegue el ALCA para nosotros sería terrible porque muchos de ellos quieren ingresar semillas transgénicas para que estas semillas nuestras desaparezcan, que son millenarias. Vamos a defenderlas. No queremos quedar en la miseria, ni queremos ser consumistas sino siempre queremos producir, tener una productividad. Eso nos permitirá avanzar, sobrevivir y a veces vivir. Dentro de nuestros 3 principios básicos con esto es suficiente para poder continuar, y que ese mundo sea más justo, más solidario.
Las grandes potencias lo único que quieren es destruir a este mundo, a este planeta. Cuando consideramos a la madre tierra, como madre o al mundo como tal, como madre porque ahi nacemos, ahi crecemos, y de ella vivimos. Si no hubiera tierra, si no hubiera esta planeta donde hubieramos estado ? No hubieramos existido.
Y en este momento vamos a tener que cuidar no vamos a contaminar. Queremos no contaminar el ambiente de que no se produzca el calentamiento del globo, creo que no estamos hablando para ciertas personas de ciertos grupos sino para todo los pasajeros que estamos en este avión. Si es que este mundo se termina es como el avión que se cae todos tendremos que morirnos y terminaremos. Por eso planteamos ver al mundo como a una madre. Muchas gracias.
Militant tiers-mondiste de 1967 à 1972, c'est en Inde de 1973 à 1977 que je découvre l'oppression et l'imposture du développement. Ce développement qui est une véritable entreprise d'aliénation politique, sociale et culturelle. Ce développement qui “enveloppe” et détruit, Ce développement, partout au service des minorités riches de la planète, celles qui ont le pouvoir.
Deux premières rencontres vont alors imprégner ma vie. Vinoba Bhave qui a été aux côtés du Mahatma Gandhi et a partagé avec lui le combat pour l'indépendance de l'Inde et Jayaprakash Narayan, fer de lance d'un socialisme à la gandhienne, qui lança en 1975 la “Total revolution” à la suite de quoi Indira Gandhi, alors Premier ministre de l'Inde, répondit en décrétant l'état d'urgence.
Il m'ont permis de saisir que l'objet de toute vie c'est le bonheur et que la voie du bonheur c'est le “Satyagraha”, la recherche de la vérité qui passe nécessairement par “l'ahimsa”, la non-violence.
Tout ce qu'il m'ont appris sur ce que n'est pas le développement peut-être résumé dans ces deux phrases du Mahatma Gandhi. La première explique comment s'est toujours exercé le développement : “Tout ce que vous faites pour moi, sans moi, vous le faites contre moi”. La seconde ouvre une alternative radieuse au développement : “La fin du développement, le début de l'enrichissement mutuel.”
De retour d'Inde en 1978 deux autres rencontres, dans le sud de la France, vont me fournir les bases de l'analyse historique et économique du développement. Un économiste ex-banquier, François Partant et un agro-économiste rural, François de Ravignan, qui osent tous deux s'attaquer au développement alors que nous sommes encore si peu à le remettre en cause.
J'ai acquis cette conviction que l'alternative à notre développement suicidaire passe par ce que le Mahatma Gandhi appelait déjà en 1917 le “swaraj” des masses, l'autonomie des masses, en fait la vraie démocratie. Ce que l'on peut nommer “l'autonomie solidaire”.
Pour vous montrer que ce “swaraj” est très simplement à notre portée j'ai choisi de vous raconter une petite histoire, celle d'un petit village bâti sur le flanc de la montagne jurassienne, entre quatre cents et six cents mètres d'altitude, à douze kilomètres seulement de Sochaux. Un vieux village de quelques sept cents âmes, d'où les hommes partent pour travailler. D'où les hommes partent ailleurs… définitivement. Avec de moins en moins de jeunes. Ils quittent le villagedortoir, mais aussi le village-maison de retraite.
Comme des milliers d'autres villages de France, Vandoncourt somnole. L'imagination, c'est le moins qu'on puisse dire, n'est pas au pouvoir à Vandoncourt. Il y a un Conseil Municipal, comme dans toutes les communes de France. Les électeurs en entendent parler régulièrement, tous les six ans. Ils l'élisent même. Il défend, paraît-il, les intérêts communaux. C'est ce que les candidats proclament, dans leur profession de foi, la seule information qu'ils adressent à leur concitoyens… tous les six ans. Le maire gère en père de famille et tranche en autocrate. Si conflit il y a, c'est lui qui décide ; le Conseil entérine tous les trimestres. Il sait déterminer seul, ou presque, ce qui est bon pour la population… et ce qui ne l'est pas.
À Vandoncourt, y a plus de dimanche, y a plus de bon pain, y a plus de village. Les villages de villageois, l'exode rural les a presque tous tués. L'école aussi se meurt. Les instituteurs ne veulent pas rester.
Mais c'est pourtant de là que part la révolte, en 1969. In extremis, les parents créent une association, veulent faire participer les élus à la rénovation du village. En commençant par l'école, que l'on voudrait sans mur, sans piège. Une vraie école du peuple. Une équipe d'animation apparaît, sous l'impulsion de quelques uns dont Jean-Pierre, de retour au pays, après des années passées en Afrique. Aide au tiers- monde, Noël des enfants déshérités, soirées dédiées aux anciens, soirées des nations où les étrangers du village, Suisses, Arabes, Italiens et Espagnols présentent des danses et des histoires de leur pays. Des fêtes à la fois folkloriques, gastronomiques et antiracistes. Le village grouille tout à coup de vie, d'activité.
Et la municipalité ? Elle continuait à gérer, comme si rien ne se passait. Qui plus est, cette renaissance irrite.
Puisqu'il en est ainsi, l'équipe d'animation décide alors de se présenter aux élections municipales de 1971. Un questionnaire est lancé. Destiné à une centaine de personnes choisies dans le village en fonction de leur appartenance à différentes communautés (hommes, femmes, jeunes, vieux, professions libérales, ouvriers, paysans…), il porte sur la vie du village, l'animation culturelle, la participation de la jeunesse à la prise de responsabilité, les liens des associations entre elles, l'administration du village et “notre avis sur l'avenir du village”. Sur cent questionnaires distribués, il y eut soixante-douze réponses. Celles-ci étaient anonymes et la synthèse réalisée constitua un programme cohérent qui reste toujours la base de l'action municipale à Vandoncourt. Avec un nouveau slogan pour la campagne électorale : “Voter pour nos candidats, c'est voter pour vous.”
C'est ainsi qu'une équipe toute neuve entre à la Mairie, rapidement renforcée par les jeunes et par ceux qui animent les associations.
Immédiatement Vandoncourt devient un village sans maire.
Démocratie, contrôle populaire, autogestion c'est désormais de cela qu'il s'agit. Pour l'équipe de départ, de vingt ans en moyenne plus jeune que la précédente, il s'agit bien de donner à la démocratie toute sa dimension. En associant les forces vives à la gestion. En développant la démocratie au quotidien. En multipliant les structures de concertation. En informant complètement et régulièrement. En limitant la délégation de pouvoir par une pratique permanente de la démocratie directe.
Treize élus pour administrer, ou plutôt pour animer la commune, c'est trop peu ! C'est même dérisoire, injuste et scandaleux. Le village a besoin de tous pour se régénérer, pour retenir et accueillir. Tous ? Impossible sans doute. Mais le plus grand nombre. Pour donner au village sa propre vie. Pour faire émerger les besoins. Pour retrouver l'identité d'une commune vivante. Pour décentraliser les initiatives. Pour créer des canaux qui permettent à chacun de s'exprimer. Pour informer. Pour imaginer…
Imaginer, imaginer. Les projets ne manquent pas à Vandoncourt. On ne parle plus de réunion du conseil municipal, mais de réunion des conseils. Un conseil de treize membres, bien sûr. Comme dans toute commune de cette taille. Mais il ne se réunit pas sans les trois autres conseils : celui des jeunes, celui des anciens, celui des associations, un véritable petit parlement où sont représentés tous les groupes et clubs. Les conseils se réunissent, au moins chaque mois, ce sont là soixante citoyens rassemblés. Parfois, il se transforme en réunion publique, la mairie en forum. Sans vote, ni contrainte. Il s'agit de libérer au maximum l'expression. Pas de maire, pas de chef à Vandoncourt. Sept commissions sont mises en place (scolaire, budget, technique, développement économique, social, fêtes et cérémonies, environnement). Ce sont elles qui s'informent des besoins, qui élaborent les solutions pratiques, qui contrôlent les réalisations. Elles sont sous le contrôle des conseils. Ainsi pour la commission des finances, elle est composée d'élus et de non-élus ; elle publie dans le bulletin du village le budget et le compte administratif en expliquant et en commentant les chiffres. Au mois de novembre, la mairie organise des journées de discussion sur le budget. Tous les postes sont retranscrits sur des grandes feuilles accrochées au mur, dans différents points du village et sous le préau de l'école. On peut ainsi voir l'évolution des dépenses et des recettes, année par année. Les conseils, la commission des finances et la population peuvent ainsi confronter leurs idées. Vandoncourt est la seule commune de France où les électeurs, français et étrangers, peuvent voter dès l'âge de 15 ans pour élire les membres des conseils. Vandoncourt a ses référendums pour briser le cercle toujours trop étroit de la participation populaire. N'importe quel groupe, individu, association (il y en a une vingtaine) peut proposer un projet. Les conseils en apprécient l'urgence, les commissions - ouvertes - en étudient la mise en pratique. Pour définir ce fonctionnement local, aux antipodes des règlements préfectoraux et des structures légales, “un règlement intérieur” a été mis au point les premiers temps, puis modifié à plusieurs reprises.
La démocratie directe s'est rapidement mise en place dans les structures. On délivre encore des fiches d'état civil, on y reçoit toujours des demandes de renseignements, mais la mairie est avant tout le centre de l'effervescence démocratique, le laboratoire des propositions et des analyses populaires. Un “café du commerce” parfois. À Vandoncourt au moins, le vocable de maison commune n'est pas usurpé.
“Tu as envie, tu veux… fais-le !… le village t'aidera !” Ainsi naissent et se développent de multiples activités au village. À défaut de moyens financiers - le village n'est pas riche - on ne manque pas de compétences locales qui puissent répondre aux besoins.
Encouragement à l'initiative, utilisation des compétences, bénévolat : c'est sur ce triptyque que s'appuie l'animation permanente du village. “L'animation c'est la politique !” La politique ce n'est pas ce passage successif sur les tréteaux ou les écrans d'un certain nombre de professionnels patentés et homologués - par qui ? — mais la prise en charge de la vie quotidienne du plus grand nombre ; vingt-cinq siècles après une définition de Périclès : la politique, gestion de la cité. Par tous, c'est-à-dire à l'inverse de ceux qui détiennent habituellement le monopole du gouvernement et de l'information, dévoyant ainsi la démocratie politique. “Gouverner, c'est faire croire”, disait Machiavel. Mais au contraire, ANIMER c'est rendre, c'est redonner, c'est permettre, c'est critiquer, c'est devenir libre.
La majorité de la population de Vandoncourt pratique l'autogestion - ou plutôt un contrôle populaire sur la vie quotidienne - sans le savoir. Peut-être certains préféreraient-ils parler de démocratie, de fraternité, d'honnêteté ou de participation. Ou encore de liberté !
C'est à Vandoncourt que fut créé le premier tri sélectif des déchets. Il y a 30 ans !
C'est à Vandoncourt que l'on s'opposa à l'enrésinement. La population empêcha l'Office National des Forêts de planter dix hectares d'épicéas qui auraient détruit une partie de la flore.
C'est à Vandoncourt que l'on a pris très tôt position dans les grandes luttes nationales (Larzac, canal Rhin-Rhône, fusées Pluton, nucléaire civil et militaire…).
Contre le pouvoir centralisateur, paperassier, contrôleur de toutes les initiatives, gérant de la bonne norme contre toutes les déviances, la population de Vandoncourt répond à la manière de Gandhi : “La fin est contenue dans les moyens, comme l'arbre dans la semence.” On y souligne volontiers la nécessaire concordance entre les exigences de demain et le comportement d'aujourd'hui.
Ailleurs, les élus dénoncent vaillamment un pouvoir qui les empêche de réaliser cette démocratie locale, cet apprentissage de l'autogestion qu'ils réclament dans les motions, les conseils, assemblées, assises, séminaires, forums, carrefours, meetings… Mais le pouvoir et la loi deviennent vite pour eux l'alibi qui autorise à ne rien changer, la diversion qui permet d'interdire aux groupes concernés de réfléchir collectivement à leur devenir.
La démocratie directe a rarement été portée aussi loin qu'à Vandoncourt. Mais à la différence de l'autre démocratie - formelle et déléguée - celle-ci est une lutte permanente contre l'autorité, et plus encore contre le conditionnement de l'individu.
Des années après, beaucoup sont encore surpris du chemin parcouru, surpris de l'autonomie individuelle et collective acquise, surpris de cette capacité à reconstruire parfois le quotidien.
Vandoncourt cherche, se cherche, existe, résiste… Avec la volonté de créer un devenir qui ne soit pas un simple prolongement ou une vague adaptation du présent, mais une rupture, un dépassement.
Les prémices apparaissent d'une information, d'une gestion populaire, d'une identité et d'une communauté retrouvée, qui remettent en cause le modèle de croissance dominant, qui contestent, par le bas, les mécanismes de pouvoir et d'aliénation.
Les structures de démocratie directe, participative, ne sont pas seulement le remède aux maladies de carences, aux esclavages nouveaux engendrés par notre société, mais l'un des moyens pour atteindre un autre type de société.
En France, les structures de démocratie directe ont du mal, ne serait-ce que parce qu'elles doivent progresser dans un environnement hostile (État centralisateur, décentralisation centralisée, notables pour ne pas dire potentats locaux, presse locale, mentalités d'assistés). La population de Vandoncourt essaie de conjuguer ce que notre société libérale ignore si profondément : la réalisation concrète de nouvelles formes d'existence avec ce que cela suppose de fureur de vivre, d'aptitude à un bien être qui ne soit pas seulement matériel et, par ailleurs, la possibilité de se réunir pour forger des outils, la capacité de se prendre en charge, de maîtriser sa propre évolution.
Lorsqu'on cherche les moyens d'une autonomie solidaire, on oublie trop souvent, même quand on affirme le contraire, que les masses populaires sont le seul moyen vraisemblable d'une évolution. Mais il faut alors admettre qu'elles doivent être aussi les seules bénéficiaires.
À leur échelle, Vandoncourt et ses pareils, en Inde, au Brésil, en Espagne et ailleurs, sont de petits laboratoires. Ils sont un espoir pour des lendemains qui chanteraient.
Réagir contre l'oppression politique du développement
Neeti Bhai (sociologue et avocat, Inde)
J'appartiens à un mouvement populaire qui s'appelle “Lok Samiti”, ainsi qu'à une organisation non-gouvernementale, “Lok Chetana”, qui a été spécialement créée pour soutenir ce premier mouvement. Lok Samiti a été fondé en 1975, dans un contexte d'urgence nationale, par feu Jai Prakash Nrayan, leader national d'inspiration néo-gandhienne. Il plaida pour l'organisation du pouvoir du peuple par la création de comités de village (lok samitis), dans le but de s'opposer au régime répressif et autoritaire de l'époque et tenter de mettre en place une société plus juste. Il appela à une “révolution totale” pacifique. Les lok samitis estiment que les seuls facteurs susceptibles d'apporter un changement structurel en faveur des pauvres sont l'émancipation, la mobilisation et les actions de masse des opprimés. Dans les années 1980, Lok Samiti émergea comme un mouvement populaire fort, capable d'influer sur les politiques gouvernementales, particulièrement dans l'État du Bihar. En raison de divers facteurs, dont l'analyse critique reste encore à faire, le mouvement a commencé dans les années 1990 à perdre de sa popularité auprès du grand public. Aujourd'hui, Lok Samiti est soutenu et parrainé par plusieurs organisations non-gouvernementales, notamment dans les États du Bihar et d'Uttar Pradesh. Ces ONG sont des groupes d'action qui soutiennent les mouvements et la mobilisation populaire, dans le but d'un changement sociétal en faveur des victimes du système d'oppression politique et socio-économique. Lok Chetana Samiti est une ONG de ce genre : je l'ai co-fondée en 1993, à Varanasi, dans l'État d'Uttar Pradesh. À l'époque, je venais de quitter le Bihar, après dix années d'engagement intensif dans la mobilisation populaire.
Quant aux détails concernant la vision, la nature, l'approche, l'impact et la pertinence de Lok Chetana Samiti aujourd'hui, nous y reviendrons plus tard, dans le cadre de notre quête d'alternatives aux scénarios actuels du “développement” national et international - c'est-à-dire notre recherche d'un “post-développement” meilleur.
Le développement
Il y a différentes manières de comprendre le “développement”. On l'assimile généralement à la croissance des revenus nationaux et des revenus par habitant. C'est ainsi que le conçoivent de nombreux gouvernements à travers le monde. En Inde, notre gouvernement, nos grands partis politiques, et notre élite adhèrent eux aussi à ce concept. Mais il existe une autre manière de voir les choses. Le véritable développement est un processus politique et socioéconomique dans lequel le peuple (particulièrement la classe ouvrière), qui produit les biens et les services, prend conscience du caractère oppressif des structures existantes du pouvoir et tente de les transformer en leur opposant le contre-pouvoir des masses, mettant ainsi l'intégralité de son pouvoir productif au service du progrès pour tous. Autrement dit, le développement veut tout simplement dire une amélioration des conditions sociales, économiques et culturelles pour l'ensemble de la société, et particulièrement pour les plus faibles. Il signifie également l'élargissement et le renforcement de la participation politique, et un meilleur accès au pouvoir pour tous.
Ces deux visions du développement se différencient par leur façon de répondre aux questions suivantes : À qui sert le développement, et à quoi sert-il ? Ceux qui se préoccupent de la croissance du revenu national et de l'augmentation de la production, de la productivité et du profit se rattachent au scénario actuel de mondialisation planétaire. Ils ne s'intéressent pas à un développement distributif ou participatif qui pourrait mener au bien-être de l'intégralité de la société. C'est pourquoi ce scénario de mondialisation provoque aujourd'hui un vaste mécontentement et une quête d'alternatives. Ce qui est revendiqué, c'est une transformation structurelle de la société, aux niveaux national et international : un changement en faveur de ceux que le processus de mondialisation est en train de laisser de côté, c'est-à-dire du plus grand nombre.
Le développement à l'ère de la mondialisation et son impact sur les gens du peuple
À notre époque de mondialisation, une petite partie soidisant “développée” de la société (visible aux niveaux local, national et international) planifie, formule et applique, de manière hautement centralisée et politiquement intéressée, les politiques du développement. Ces dernières sont dirigées vers l'énorme partie sous-développée de la société. Ici, le peuple est à la fois objet des politiques de développement et victime du même processus. Dans le contexte de l'Inde, de nombreux exemples illustrent ce modèle de développement. Je n'en citerai qu'un : celui de la politique qui consiste à construire, au nom du développement, des barrages énormes, comme le barrage de Narmada, en négligeant complètement ses conséquences sur l'environnement et sur des millions de personnes pauvres (sous-développées, donc). Voilà le modèle de développement dominant, celui qui a sous-tendu toute l'histoire de la colonisation économique et politique, et qui correspond aujourd'hui à la mondialisation économique, à la destruction de l'environnement, à la domination culturelle et à la centralisation politique. Ce modèle, auquel adhèrent les différents systèmes politiques de la plupart des pays du monde, équivaut à une répression politique du développement.
Je n'entreprendrai pas ici une analyse critique de la mondialisation et de la libéralisation économique, ni ne m'attarderai sur les aspects négatifs du “développement” tel qu'il est ressenti par la majorité de la population mondiale. Je préfère me concentrer sur les alternatives.
Un modèle alternatif
Je me représente un modèle de développement direct, décentralisé et local, dans lequel le peuple participerait à la préparation et la formulation des programmes de développement, pour qu'ils correspondent à ses besoins, puis se chargerait de leur mise en application. Dans ce cas, les gens du peuple ne seraient plus les objets du processus de développement. Ils deviendraient des sujets, qui auraient leur mot à dire au cours du processus de détermination de l'orientation et de la mise en oeuvre du développement. Ils définiraient eux-mêmes la nature et les stratégies du développement, pour que celui-ci réponde à leurs besoins et aux exigences d'une croissance intégrale. Ici, le développement s'entend au sens large, et non plus en tant que croissance des revenus et des profits de quelques individus. Outre l'avancement économique, il offre une prise de conscience de la valeur et de la dignité de chacun au niveau des relations sociales et de l'identité culturelle et religieuse, ainsi qu'une participation aux affaires courantes de la communauté. Cette participation profondément satisfaisante, basée sur les valeurs humaines, s'effectue dans le cadre d'une relation de proximité et d'interdépendance avec le plus grand nombre, et représente un engagement responsable dans ce sens. Tout cela correspond à une vision différente du “développement”, qui dépasse sa définition habituelle. Ici, on se projette dans un système social différent. Sa réalisation demande un changement sociétal et structurel en faveur des personnes marginalisées et défavorisées et des pays “sousdéveloppés”. Cela signifie que de nombreux projets et programmes instaurés par les gouvernements, et imposés au peuple au nom du “développement”, doivent être supprimés, car ils ne représentent pas un véritable développement pour la population ciblée. Ce qu'ils développent, c'est plutôt l'oppression politique. Nous devons donc chercher des modes de développement alternatifs, des moyens de refaire le monde.
Vision et approches alternatives visant à la transformation structurelle
Les conclusions de la macro-recherche aujourd'hui disponibles n'indiquent pas avec évidence un mouvement d'ensemble de la société indienne vers un modèle alternatif de développement au sens large, tel que nous l'avons défini tout à l'heure, ni un choix de sa part en faveur de la transformation structurelle de la société. Cependant, à travers le pays, on trouve de nombreuses cellules de mobilisation sociale en faveur d'un changement sociétal. Parmi les nombreux groupes d'action et mouvements sociaux actifs dans le pays, on peut distinguer deux grandes catégories : (1) ceux qui contribuent à perpétuer l'ordre établi en y apportant des réformes mineures et (2) ceux qui ont pour but un changement qualitatif des structures sociales traditionnelles. La réussite de ce dernier type d'organisation ne se mesure plus en termes de croissance du produit brut et des revenus par habitant bénéficiaire de son programme, mais en termes de libération des parties faibles et opprimées de la société. Pour moi, ces organisations doivent être dirigées et orientées de façon à devenir des mécanismes déclencheurs de changements sociétaux et de développement au sens large. Ce genre de changements et de développement ne se fait pas en un jour, car il s'agit d'un processus politique et socioéconomique complexe, qui dépend d'un grand nombre de facteurs. Le mouvement national indien, qui mena sa lutte de libération sous la direction de Mahatma Gandhi, le mouvement de “révolution totale” dirigé par Jai Prakesh Narain dans les années 1970 et 1980, le pouvoir et l'identité dalit (caste des “intouchables”) qui émergent aujourd'hui ou les mouvements écologiques qui se mobilisent contre des macroprojets destructifs, comme par exemple celui du barrage de Narmada, sont quelques exemples de mobilisation qui ont réussi à déclencher des changements radicaux.
Les facteurs du changement structurel
En Inde, il existe certains obstacles au changement structurel. Le système économique, social et politique actuel révèle une discrimination à cinq niveaux. La richesse, la caste, la religion, le sexe et le pouvoir en sont les fondements. (a) La richesse et son pouvoir au niveau de la sphère économique engendrent des discriminations contre les pauvres. (b) Les castes sociales et religieuses engendrent des inégalités et des atrocités sociales (au niveau social, les castes inférieures s'opposent aux castes supérieures ; au niveau religieux, la majorité hindoue s'oppose à la minorité non-hindoue). À cause de leur sexe, les femmes sont victimes d'exploitation, de discrimination et de domination de la part des hommes. (d) Le pouvoir corrompt. Pour les politiques, le pouvoir d'État est tout, le pouvoir du peuple n'est rien. Il est extrêmement alarmant de voir qu'en Inde de puissantes forces politiques étouffent les mobilisations en faveur du changement. Il est intéressant de voir que ces opposants au changement sont justement ceux qui détiennent la richesse, le pouvoir social et le pouvoir politique.
J'aimerais citer trois facteurs susceptibles de modifier le système que je viens de décrire. D'après moi, ils peuvent aussi servir d'alternative au “développement” proposé et mis en oeuvre par le mécanisme injuste de la mondialisation. Les voici : (a) l'émergence d'une mobilisation sociopolitique parmi ceux que le système affecte (ceux qui sont économiquement sousdéveloppés, socialement exclus et politiquement faibles) ; (b) l'émergence de leaders locaux désintéressés et engagés, qui aient un point de vue large ; (c) le renforcement des panchayats de village en tant qu'institution d'autogestion locale, et le renforcement de la démocratie à la base. Tous ces facteurs peuvent contribuer à l'égalité et à la justice sociale, ainsi qu'à la décentralisation politique et économique. Ils sont difficiles à mettre en place. Pour atteindre le changement souhaité, il faut suivre une méthodologie spécifique et rigoureuse, en analysant constamment et soigneusement l'évolution de la situation et le plan d'action concret. Malgré notre manque de personnel engagé et de ressources, notre organisation poursuit ces objectifs depuis plus de dix ans, à travers une méthodologie d'action spécifique.
Une méthodologie pour mettre en place le processus de changement structurel.
Au sein de notre organisation, Lok Chetana Samiti, nous avons une approche à cinq niveaux : l'éveil de la conscience, l'éducation, l'organisation, l'émancipation et l'action des gens du peuple. Cette approche exige que des dirigeants et des animateurs engagés motivent, encadrent et guident leurs concitoyens, avec une vision et une mission claires ; qu'ils travaillent de façon désintéressée pour le peuple mais aussi avec lui, en partageant ses privations et ses ambitions. Toute action locale avec et pour la base populaire doit tenir compte du système de gouvernement des panchayats. Elle doit garantir la participation, l'engagement et le leadership des panchayat de village. Elle doit s'intéresser aux aspirations de ceux qui sont marginalisés dans les panchayats, et qui peuvent jouer un rôle extrêmement important au niveau du changement. Mais l'action locale, seule, ne suffit pas. Les groupes d'action isolés sont sans efficacité. Pour mobiliser les masses en vue d'un changement structurel, il faut une perspective plus vaste. La mondialisation est une macroréalité. Les habitants de villages isolés ne peuvent la comprendre. Tout en faisant l'expérience concrète de ses effets et conséquences néfastes, ils ne parviennent pas à l'identifier en tant que telle. Les animateurs et les dirigeants qui font une analyse scientifique de la situation doivent jouer un rôle-clé dans cette prise de conscience de la situation réelle. Le changement structurel sociétal en faveur de ceux qui sont marginalisés, et du développement réel du peuple, n'a rien à voir avec l'“ajustement structurel” imposé par les pays riches aux gouvernements faibles au nom du développement et de la mondialisation. L'objectif ultime de cette méthodologie est la construction de collectivités à partir de la base, avec une dimension sociopolitique qui consiste à redonner du pouvoir aux plus faibles et à reconstruire, au macro-niveau, un monde basé sur l'interaction entre collectivités.
Quelques mesures concrètes en réaction à la mondialisation
J'aimerais maintenant proposer quelques manières concrètes de réagir, à petite et à grande échelle, contre l'oppression politique du développement. Les groupes les plus vulnérables face à la mondialisation sont ceux qui n'ont pas de ressources ni d'éducation, et qui vivent d'activités de production traditionnelles. Mais de nombreux aspects de la mondialisation sont d'une nature plus vaste ; ils passent par les décisions et les actions de l'État, et ne sont pas susceptibles d'êtres modifiés par des initiatives individuelles. Cela ne veut pas dire que les individus et les groupes soient complètement inefficaces ou condamnés à l'inaction. Les groupes socialement engagés doivent concentrer leurs efforts pour informer les autres de la nature et des conséquences de la mondialisation, et de son impact sur les différentes parties de la population. Cette éducation doit être une priorité absolue, pour permettre la formulation de stratégies populaires destinées à influer sur les politiques d'État. La motivation commune des représentants du peuple doit être le fait d'améliorer les conditions de vie, les possibilités d'emploi et les perspectives d'avenir. Par chance, l'Inde a récemment renforcé le pouvoir du peuple en reconnaissant constitutionnellement les corps locaux des panchayats (assemblées de village) et des nagarpalikas (assemblées urbaines). Cette décision offre aux groupes et aux individus d'énormes possibilités pour informer les gens de leur droits, les motiver à exercer leur pouvoir et les aider à prendre conscience qu'ils ne pourront progresser ou provoquer des changements favorables que par l'action collective. Voilà donc un contexte très propice à l'action individuelle ou de groupe.
La démocratie décentralisée
La décentralisation qui émerge aujourd'hui en Inde montre la voie vers une alternative à la mondialisation. On voit apparaître des luttes populaires pour une démocratie décentralisée, qui signifierait un mode de gouvernement basé sur la décentralisation démocratique du contrôle des ressources naturelles. La tâche et la responsabilité des groupes socialement éclairés est de soutenir, renforcer et prolonger ces mouvements, et de les réunir pour que les structures autonomes du peuple (les panchayats) puissent prendre toute leur efficacité, en établissant le contrôle collectif des ressources naturelles et de l'économie. Comme l'a dit Vandana Shiva, activiste et spécialiste en sciences sociales, si la mondialisation est le programme des firmes pour asseoir leur contrôle, la décentralisation doit devenir le programme des citoyens pour assurer leur survie et leurs moyens de subsistance, et pour protéger l'environnement.
Comme nous l'avons expliqué, le concept de “développement”, basé sur l'industrialisation, la croissance et le gaspillage, est pour nous complètement inacceptable, car il a des effets dévastateurs sur les pauvres, les femmes, et la nature en général. Nous devons donc défendre non seulement les droits élémentaires des femmes, des dalits et des travailleurs tribaux, mais aussi les droits de l'homme et la protection de la nature et de l'environnement. Au niveau des mesures concrètes, nous devons donner la priorité et consacrer un maximum d'attention aux droits élémentaires de ceux qui vivent en dessous du seuil de pauvreté (environ 42 %). Ces derniers devraient certainement avoir droit à des moyens d'existence, des vêtements, un logement, du travail, une éducation et des soins médicaux, ce qui serait possible grâce à des réformes agraires spécifiques et à la décentralisation du contrôle des ressources. Voila donc les priorités absolues pour toute prise de décision.
Le nouveau rôle des ONG et leur réorientation pour répondre au défi de la mondialisation
L'action sociale ne peut se limiter à l'assistance et au travail de charité ou de “développement”. Évidemment, sous l'assaut de la mondialisation, les États jouent aujourd'hui le rôle d'agents répressifs du pouvoir politique, dans le but de réaliser les programmes souterrains et intéressés de leurs partis politiques. Pour les parties pauvres et marginalisées de la société, cela veut dire que l'État cesse de les aider, oubliant que son devoir premier est de défendre les parties faibles de la société. Dans ce genre de situation, les groupes d'action volontaires sont souvent tentés de s'occuper des besoins élémentaires des gens du peuple. Cependant, ils ne peuvent remplacer l'État dans ses devoirs ; de toute façon, leurs maigres ressources n'y suffisent pas. De plus, l'aide sociale et les actions de charité ne peuvent s'opposer seules aux forces de mondialisation, qui sont les véritables responsables de la marginalisation des femmes, des dalits, des tribus et des autres masses ouvrières. Il faut donc que les ONG changent d'orientation. Leur principal objectif doit être le renforcement du pouvoir des défavorisés de la société. Il leur faut une perspective politique capable d'influer sur la prise de décisions au macro-niveau.
L'action collective : le réseau, le lobbying et les groupes de défense des citoyens
Pour qui entreprend ce travail pour et avec la base défavorisée, et pour qui veut intervenir dans leurs problèmes, il y a quelques points cruciaux : la mobilisation des victimes de la mondialisation, la construction de leur mouvement de solidarité et la création d'un réseau global. Les luttes populaires dans diverses localités de l'Inde et d'ailleurs restent pour l'instant très isolées, et donc incapables de s'opposer à la mondialisation. Les groupes locaux doivent relier leurs problèmes et leurs revendications à ceux du mouvement général pour l'établissement des droits du peuple sur la terre, l'eau et l'emploi. Dans le scénario actuel de mondialisation, les mouvements populaires doivent jouer un rôle décisif dans la prise de décisions au niveau global, à travers un engagement actif dans le lobbying et la défense des citoyens. Heureusement, on voit aujourd'hui de nombreux mouvements de ce genre émerger pour répondre au défi de la mondialisation. En Inde, le National Alliance of People's Movements (NAPM) en est un bon exemple.
Traduit de l'anglais par Lucie Périneau
Débat
Françoise Duthu
Je suis enseignante en économie et militante écologiste, adhérente aux Verts
J'ai plusieurs questions à poser par rapport à ce qui a été dit.
Quelles difficultés avez- vous rencontré à Vandoncourt avec les autorités par rapport au droit de vote à 15 ans, au niveau de la légalité ?
Je milite depuis très longtemps et je n'ai jamais entendu parler de vous alors dans quel réseau êtes- vous et où peut-on vous trouver ?
L'intervention de notre ami d'équateur est très intéressante mais manque à mon sens d'exemples concrets, car face à la misère quotidienne, comment améliorer au jour le jour la situation alimentaire ? Est-ce que pour vous des pistes comme le commerce équitable paraissent intéressantes ou bien faut-il localiser encore plus les solutions ?
Pour ce qui est de l'Inde, pourrait-on parler des régions où la méthode dont vous parlez est appliquée, des résultats obtenus et des mouvements sociaux qui se créent ?
Marjolaine Faugon
Je viens juste de finir mes études et je travaille pour une association qui monte des projets de “développement”, dans l'environnement notamment. Ma question porte sur le rôle de l'État, car à travailler à la base, on finit par se demander si l'État ne baisse pas les bras et ne nous abandonne pas dans notre travail; comment maintenir une communication avec l'État pour avancer avec lui ?
Osvaldo Cardenas
Je viens de Bolivie et j'ai actuellement la chance de me former en France sur le développement à Rennes. Je voudrais tout d'abord commenter ce qui s'est dit en demandant si seuls les pauvres ont besoin de se développer; ne pourrait-on envisager un développement ici aussi ?
Depuis que je suis ici, j'ai davantage senti une impression de charité, alors que là où j'habite, charité et solidarité ne signifient pas la même chose. Chez nous la solidarité tourne autour de la vie en communauté et le partage des expériences et des produits d'égal à égal. Or ce que j'ai rencontré ici ressemble plus à de la charité : le riche donne parce que tu es pauvre. Le développement doit au contraire s'enraciner dans l'égalité entre les personnes.
En Amérique latine, nous avons indubitablement un problème économique, mais ici il y a d'autres problèmes : social, moral, individualisme, solitude, égocentrisme… Chez nous, nous cherchons des solutions mais ici on pense que nous sommes les seuls à être victimes de la pauvreté; or pour moi c'est une forme de pauvreté que de ne pas chercher à résoudre ses problèmes. Pour moi, il faudrait commencer par s'interroger sur ce mode de fonctionnement avant de vouloir importer du développement.
Un certain nombre d'institutions proposent maintenant une économie équitable ou autogérée; mais comment résoudre le problème de la pauvreté si l'on considère que le développement n'est pas seulement économique ?
Christophe Hoss
J'ai travaillé plusieurs années au Cameroun et j'ai retenu de ce qui vient d'être dit l'idée de “progression active de la démocratie locale” qui suscite aujourd'hui deux types d'approches, l'appui à la décentralisation, qui à mon sens décentralise essentiellement la corruption ou l'approche micro, c'est à dire l'insertion dans les villages, ce que je trouve dangereux : de quel droit est ce qu'un étranger viendrait dans ma commune sans connaître les pratiques politiques locales ?.
Si on supprimait l'aide publique au développement, les riches se verraient amputés d'une bonne partie de leurs res- sources et si on pouvait truquer les marchés pour faire passer à 1000f le prix du cacao, les pauvres seraient armés pour négocier. Je pense qu'en agissant au niveau macro, on pourrait créer les conditions pour l'émergence d'une démocratie locale en partant des traditions. Au sud Cameroun les traditions démocratiques ancestrales sont extrêmement riches
Eberhardt Wittich
Je viens de Gaillac et je voudrais vous parler de notre expérience de microdémocratie.
Permettez-moi tout d'abord de remettre en question notre démocratie en France où les élections sont pour beau- coup une répartition entre notables des postes existants.
Le mépris dont parlait notre ami Bolivien existe ici aussi. Il y a 5 ans nous avons voulu faire parler les gens dans notre petite commune viticole où les gens sont fiers d'eux et ne se parlent pas. Pousser alors les gens à parler et à échanger pour casser la bulle de l'égoïsme c'est un travail de tous les jours. Le but est d'arriver à un projet dans lequel on se reconnaît. Dans nos pays, il faut montrer à tous les gens pauvres ou riches que le bonheur matériel dans une société comme la notre est très éphémère. Donc j'encourage les gens qui sont présents ici à tout simplement parler à leur voisin dans un but d'échange social à notre échelle, pour voir si l'on ne peut pas être un peu plus heureux en se connaissant. C'est ainsi qu'au bout de 5 ans nous avons décidé de nous présenter aux élections municipales.
Car à faire partie d'un mouvement politique, les Verts pour moi, on s'aperçoit vite que c'est surtout un organe de promotion pour les politiciens euxmêmes. Alors que créer une association locale à but politique nous amène à réclamer ce dont nous avons besoin, mais aussi et surtout à mieux vivre ensemble. C'est cette redécouverte de notre milieu qui doit nous amener à commencer à refaire la démocratie chez soi
Nicolas Bel
Je suis du forum civique européen. C'est une question pour notre ami d'Équateur. Nous avons fait un travail assez approfondi sur la situation des travailleurs clandestins en Espagne dans l'agriculture, qui sont surtout Marocains. Mais depuis quelque temps, il y a un très grand nombre d'Équatoriens qui arrivent, car il y a en fait une tentative des employeurs de remplacer les Marocains
qui leur posent problème parce qu'ils font des grèves et s'organisent, par des Équatoriens qui viennent par avion d'Amérique latine pour récolter des légumes. Il y a maintenant des bureaux de recrutement des syndicats d'agriculteurs espagnols en Équateur.
Aminata Traoré nous parlait hier de cette terrible hémorragie qu'est l'immigration, et l'arrivée massive de Marocains et d'Équatoriens a des conséquences terribles ici comme là-bas.
On parle de 50 000 à 100 000 Équatoriens : c'est beaucoup mais cela ne se sait pas, mis à part lors de cet accident qui s'est produit à Lorca où 13 clandestins sont morts, dont une petite fille de 13 ans, l'enquête a démontré qu'environ 40 000 Équatoriens vivaient dans la région.
On fait donc venir ces gens qui par- lent espagnol, qui sont peut-être plus proches culturellement, sans doute plus dociles : ne s'agit-il pas là d'un élément caché du développement ?
Georges Lawsonbody
Je suis de l'université des Antilles et de la Guyane
Question à Mr Bato : Pour avoir beau- coup milité en France dans les mouvements alternatifs, je souffre de ce que l'on ne dispose pas d'expériences transcrites ou de documents sur le mouvement alternatif. Ne serait-il pas temps que les expériences comme la vôtre soient diffusées pour que l'on puisse s'en servir de base de départ pour travailler. On pourrait aussi les livrer jusque dans les enseignements universitaires pour qu'elles soient soumises à la critique et que l'on puisse en tirer les enseignements.
En vous écoutant, on a aussi l'impression que jusque dans un environnement marqué depuis plusieurs siècles par la propriété privée, par l'érection de l'homme au sommet des préoccupations, l'expérience vise quelque part à travers la production de lien social, à reconstruire quelque chose qu'on appelle la communauté.
Au sein de ce projet de type communautaire, les individus sujets peuvent-ils s'épanouir ?
Je vous pose la question car l'argument que l'on nous a toujours retourné consiste à dire que le village, la communauté villageoise étoufferait l'épanouissement de l'individu. Dans votre expérience, l'individu est-il écrasé ?
Question à Mr Bhai : J'ai été surpris de voir que depuis l'espace de l'Inde, je ne sais si c'est un aléa de la traduction,il n'y a pas de terme qui permette de désigner ce que vous faites autrement que ce terme de “développement ». Si toutefois c'est le cas, pouvez-vous nous proposer la pertinence de ce nouveau terme pour qu'on se l ‘approprie : Rien ne dit que l'Anglais et l'Espagnol doivent conserver le monopole de la nomination des choses.
Je ne peux proposer d'idiome dans ma propre langue, dans laquelle le terme de développement n'existe pas, le terme le plus proche serait celui de “civilisation”, dans ma culture on oppose en effet les “civilisés” et les “sauvages”. Il faudrait arriver à nommer nos expériences de rupture autrement.
Un intervenant
J'habite les Corbières. Je voudrais plaider pour une certaine radicalité. Il est bon de critiquer les mécanismes, mais encore faut-il faire des propositions. Je vous propose donc tout d'abord d'en finir une bonne fois pour toutes avec ce qu'on appelle le réformisme, pour la bonne raison que le système n'est pas réformable, puisque dans son essence il n ‘est pas conçu pour notre bien. Chacune de nos tentatives de le réformer ne peut donc que l'amener à remettre un voile d'illusion. De plus, on ne peut affronter le système frontalement à cause de l'inégalité des possibilités respectives et de notre culture liée à la non-violence, mais surtout parce qu'un tel affrontement permet de ne pas se remettre en cause dans ses actes et dans sa vie; finalement, participer à la réforme et à la “révolution” au sens presque Marxiste du terme, tout çà ne fait que contribuer à un “consensus antagoniste”.
Mais en attendant, rien ne change et quand on allume la lumière, c'est toute la chaîne du nucléaire qui se met en place et l'on ne peut que regretter de ne pouvoir faire autrement.
Notre proposition sur la région Larzac - Cévennes, c'est de reconnecter la pensée et l'action, de “s'ensauvager” pour reprendre le terme évoqué précédemment, de retrouver la nature et de reconstruire l'alternative physiquement, culturellement et spirituellement.
C'est alors que toutes ces expériences culturelles vont pouvoir nous servir à nous occidentaux qui avons été dépossédés de cette intelligence spirituelle. C'est l'exemple de nos vies qui doit convaincre en montrant qu'il y a des moyens de s'organiser politiquement dans nos communes.
Au nationalisme, nous opposons l'internationalisme, nous ne refusons pas la mondialisation, mais nous voulons avoir des rapports entre nations sur un plan horizontal de respect ;
Il faut pour chacun se réapproprier nos valeurs et traditions même si elles sont par trop englouties par le progrès comme par exemple le simple fait de vivre ensemble qui pose apparemment moins problème chez nos collègues indiens.
La question ne serait donc pas de savoir ce que l'on peut faire pour les “sauvages” mais bien plutôt qu'est-ce que les “sauvages “peuvent faire pour nous ?
Cette question devrait nous amener à la création de quelque chose de nouveau et vivant comme l'est la terre.
Laurent Clerc
Je suis Géographe chercheur
Quelle est la place de la science dans les expériences que vous nous avez citées ?
Y a t-il des collaborations avec des scientifiques et dans quelles conditions ?
Et d'une manière plus générale, comment est-ce qu'on peut mettre en place une science qui soit au service de ces expériences que l'on pourrait regrouper sous l'appellation d'autonomie solidaire ?
Jean Louis Bato
Je commencerai par répondre à Françoise par rapport à Vandoncourt et aux problèmes rencontrés avec l'autorité.
Depuis 1971, c'est une lutte permanente et quotidienne contre le pouvoir. Entre 1971 et 80, il ne s'est pas passé un mois sans que Vandoncourt voie apparaître les gendarmes, notamment quand il a été décidé de donner la parole aux étrangers et même le vote. Il a alors fallu détourner la loi et plutôt que de faire voter ces étrangers et ces jeunes de 15 ans au moment des élections municipales, nous avons créé des commissions avec un règlement intérieur qui permette à ces gens de s'exprimer et donc de voter. Il y a donc toujours à la portée des gens des moyens, on peut détourner la loi et j'en reviens ici à Gandhi, surtout quand les lois sont mauvaises, c'est même le rôle de tout citoyen. Ce n'est pas parce qu'il y a des lois que ces lois sont bonnes; les meilleures lois sont celles qui rehaussent le citoyen et non celles qui vont le dégrader. Les lois qui dégradent le citoyen sont des lois mauvaises qu'il faut combattre. J'étais à Vandoncourt il y a peu de temps et ce qu'on m'a dit, c'est que les choses sont beaucoup plus insidieuses et que la résistance doit être d'autant plus forte pour pouvoir exister.
Par rapport au réseau d‘appartenance, en fait je n'appartiens à aucun réseau, mais je suis à titre personnel membre de l'association « La Ligne d'Horizon », qui organise ce colloque, ainsi que de l'association Solidarité, mais vous savez que l'objet de ce colloque est aussi de créer ce réseau, notamment lors de la rencontre de ce soir. Je rejoins ici aussi ce que disait Georges à propos des expériences à faire partager et la création du réseau devrait tendre à cela. Cet échange du Sud avec le Sud et avec le Nord pour être tous un peu plus forts, mais aussi pour apprendre.
Neeti Bhai
I'm trying to respond to various questions. At the practical level there are many mobilisations toward the world and I'm happy to note that there is also a global reaction to the existing system of globalization. Now all this various mobilisations can be categorized into 2 according to me.
One is just suggesting a few reforms, they are reformist. They do not intend to have real, radical change in the system. They just follow the system.
The other movement, demanding a radical change, considers that the existing system is not good for the people and that we need to have a totally different system.
Now the first type maybe give a lot of service, medical charitable services, even having schools making them learn how to read and write, even medical aids, even legal aids... I call it innocent service.
The government which is supposed to really give welfare to the population has welcome such charitable services, that is very clearly seen in our country India. Such charitables services are accepted because they do not challenge the existing system, they do not go against the government policies, they in many ways support the government policies.
The second type of mobilisation which want to have a change in the system have always problems with the government. They're not happy with the charitable movements, commissions which are offered. They're suggesting new ways of apertures where people are involved, where all people are motivated, liberated from the existing traditional system. So it is natural that they're coming to clashes with the people.
I'm belonging to a group which really want structural changes. And we have many problems with the government. Somebody asked about the role the government plays, we do believe the governments are sustaining the system. Anybody who opposed the system will be put in a jail or will be suppressed or oppressed. I myself had opportunity to spread my life, a part of it, few days in a jail merely on a basis of cook stories.
Our concern is not to solve the problems but relate the community. Problems are resolved by people themselves.
Leonardo Iza
Voy a tratar de responder. La primera cosa es una pregunta sobre relaciones internacionales. Yo decía al propósito que debemos, la gente que esta de acuerdo a los cambios es necesario que sepan, que sepamos para solidarizarnos, no necesariamente en términos económicos sino en términos morales y de fuerza. Por otro lado, nosotros tememos la experiencia, al momento que tumbamos a un gobierno nosotros no tenemos el apoyo internacional. En cambio el sistema sí tuvo el apoyo internacional y los gobiernos solidarizaron con el gobierno caído. Entonces nosotros no teníamos ese aporte de la comunidad internacional. Por eso yo decía que no había abierto las relaciones internacionales al nivel, por lo menos, de los vecinos más cercanos. Por eso yo creo necesario de que se debe tener relaciones internacionales. Por otro lado, la compañera planteaba como pregunta : siendo en contra del desarrollo cómo planteo la relación autoproductiva. Perio si es que lo que producimos lo comemos. Tenemos que hablar de producir algo para su propio consumo y ademas tenemos que trabajar para la supervivencia nuestra y tambien por lo menos para el comercio internacional. Ahora lo importante es que nosotros hemos tratado de regresar a una agricultura tradicional, sin contaminación, orgánica. Tenemos que producir, hablo de una productividad porque el problema es que hay que cubrir la alimentación de la zona, de los pueblos. Yo me refería a eso, el asunto de la productividad, de producir productos sanos que van al mercado de los consumidores, que ellos consuman algo sano, no contaminado.
Se trata de producción para el autoconsumo, y tambien para la población. No hablo ni de producción o de comercio internacional, ni de exportación. Podemos cubrir los mercados locales, por eso, decía que el 80 % de la producción quedaba para lo local. Las grandes haciendas producían para cubrir la seguridad alimentaria del consumo interno, pero cuando hicimos un censo sobre el agropecuario nos hemos dado cuenta de que el 80 % de los productos de base es lo que producen los indígenas, los campesinos.
Comercio equitativo : cuando hablamos nosotros incluso no teníamos moneda era el trueque. Pero por este momento eso se ha perdido. Al nivel interno de la comunidad sí podemos hacer todavía el intercambio, que uno lleva un producto, el otro entrega otro producto, por ejemplo los productos de la sierra, de la parte andina de arriba puede ser intercambiado con los productos de la zona tropical. Frutas y tubercules o cereales con otros productos que hay en la zona tropical. Cuando hablamos de la riqueza no es la riqueza económica sino la de solidaridad, de reciprocidad, de intercambio, de unidad.
Otra pregunta acerca de los migrantes. Lastimosamente desde la caída de los bancos, que muchos ahorristas de nuestro país quedaron en la quiebra porque estos dineros no fueron devueltos a los contaahorristas. Entonces esa gente ha tenido que, como no hay trabajo en el pais, salir a emigración. Y los migrantes han ido a España y no son 100 000 más o menos, legalmente 200 000 pero ilegalmente como 600 000 en España. Esto tambien es un problema para nosotros. Por un lado en el ambito cultural tambien, porque han quedado niños sin sus padres, sin sus madres, definitivamente con los abuelos o los tios. Desde muy joven han aprendido a beber alcohol y esto es una situación crítica. Por otro lado ha habido destrucción de la familia porque o el marido sale y la mujer queda, son cosas terribles que están pasando en el país. Lo único que hemos hecho, dentro de la legalidad, al gobierno le hemos presentado un proyecto de ley para que sea tratado de la mejor manera, por ejemplo que por lo menos vaya la madre legalmente que no sean como los ilegales que sufren mucho aca. Y tambien se propuso al gobierno español de que cambien algunas leyes al nivel de España para los immigrantes. Entonces el ministerio de relaciones internacionales con el ministerio de relaciones de España están trabajando sobre un intercambio de propuestas para mejorar las condiciones de vida de los immigrantes. Estuve hace dos meses en España tratando de este tema, tambien dentro de las peticiones de las reinvindicaciones de las propuestas nacionales sobre la mobilizacioón del 7 de febrero del año anterior hubo el tema de los immigrantes. Estamos trabajando por esta linea.
Thomas Marc
Je suis artiste-peintre dans les Pyrénées. Je pense que seul un certain radicalisme pourra inverser la tendance. Comme nous sommes tous occidentaux, par notre confort nous participons à écraser le reste de la planète.
Nous sommes contraints à un certain radicalisme si l'on veut vraiment changer les choses.
Atelier 6: Les à-côtés et les au-delà du développement
Cet atelier, délibérément distancié et décalé, nous propose de regarder le développement et l'après-développement avec des yeux très différents des nôtres, occidentaux « développés ». Objectif : rompre avec l'ethnocentrisme et l'occidentalocentrisme dont nous sommes tous peu ou prou porteurs, même quand on est une ONG bien intentionnée… Qu'en ont-ils à faire de nos discours, mêmes critiques, ces relégués marginalisés, drogués et prostitués ? Quel curieux regard portent-ils sur nos appels universels anti-mondialisation, les adeptes des nouveaux mouvements religieux ? Comment nous jugent-ils, les prophètes africains ou les imams islamistes ? Ces réalités sont pourtant autrement plus importantes et porteuses de sens pour des populations nombreuses de la planète qui vivent à des années lumières de la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen…
Michael Singleton (anthropologue, université catholique de Louvain, Belgique) - Introduction
Gilles Séraphin (sociologue, France) - La parole et la société
Anne-Marie Vuillemenot (anthropologue, Belgique) - Refaire les mondes… kazakhs
Pascale Jamoulle (travailleuse sociale, Belgique) - Conduites à risque à Charleroi
Pierre-Joseph Laurent (ethnologue et
anthropologue à l'Université de Louvain) - Effets du développement dans
un village Mosi du Burkina Faso
Introduction
Michael Singleton (anthropologue, université catholique de Louvain, Belgique)
Nous allons commencer notre atelier, qui a un drôle d'intitulé peut-être parce que ce sont de drôles de gens qui interviennent. Je vais brièvement expliquer, parce que j'en suis le responsable pour le contenu ou la visée, ce que nous voudrions dégager dans nos échanges.
Je crois qu'il y a un problème de fond, une perspective permanente, récurrente dans l'histoire de l'humanité, c'est la « permanentisation » des acquis. Il y a le match France- Angleterre aujourd'hui, on va remettre ça l'année suivante ; les Anglais vont gagner cette fois-ci, les Français peuvent gagner la fois suivante. Mais, à ce niveau-là, la victoire est toujours à refaire.
Je crois, au niveau de l'histoire humaine, que les gagnants aimeraient bien avoir gagné une fois pour toutes, que la victoire au moins marque une étape décisive, une étape de non-retour à des acquis antérieurs.
Je m'étais dit : nous espérons tous, nous cherchons à faire advenir ce monde au-delà de la mondialisation. On n'est pas « anti », on est plutôt pour ce monde qui s'annonce, chacun ayant en tête en quoi cette utopie consisterait concrètement. Mais une fois que nous aurons gagné, que nous aurons actualisé les acquis du post-développement, est-ce qu'il y aura encore place, en marge peut-être, pour des MacDonalds et des Monsanto ou est-ce que s'en sera fini à tout jamais avec ces péchés du présent ? C'est un des enjeux.
Un autre enjeu, qui est évidemment associé à celui-là, c'est qu'il y a un problème pour conceptualiser, pour actualiser le pluralisme. Le pluralisme positif, non pas une pluralité faute de mieux, mais vraiment dans le monde de demain. Jusqu'où peut-on aller dans l'activation permanente d'un certain pluralisme positif ? Comment est-ce qu'on doit se situer devant les diversités ou les différences, le fait que les choses s'agencent toujours de manière asymétrique, sans nécessairement le décoder en terme de dominant et de dominé ? Il y a des asymétries plus ou moins acceptables, mais néanmoins il y a quelque part des limites et donc nous sommes dans le problème de la tolérance. Jusqu'où est-ce que, dans ce monde meilleur auquel nous rêvons et que nous cherchons à réaliser, peuvent encore subsister des points de vue ou des pratiques qui, à la limite, contredisent nos acquis ?
La méthode que nous avons adopté pour esquisser ces enjeux est une méthode classique. Nous n'allons pas réinventer la lune. Il y aura quatre exposés d'une vingtaine de minutes. Ce sont quatre études de cas, parce qu'il me semble impératif d'épaissir empiriquement - dans mon jargon à moi - pour qu'on puisse savoir concrètement de quoi il s'agit.
Il est trop facile de faire une déclaration d'intention en disant, « nous allons être tolérant et pluraliste, tout le monde sera le bienvenu ». Il faut examiner en détail quelques cas pour se rendre compte jusqu'où l'on peut, jusqu'où l'on doit aller dans l'intégration de la diversité, dans le monde de demain.
Nous avons donc choisi quatre études de cas, par des gens qui ont cheminé sur ces terrains différents. Deux nous viennent de l'Afrique. L'Afrique contemporaine est travaillée par un foisonnement tous azimuts de nouveaux mouvements religieux. Que ce soit au sein de l'Islam ou au sein de l'héritage chrétien, il y a une émergence permanente de mouvements, qui nous paraissent, à première vue, totalement à côté de notre plaque post-développement. Nous qui sommes quand même pour le dialogue interculturel, pour l'écoute de l'autre, jusqu'où est-ce que nous pouvons écouter ce que disent tous ces mouvements ? C'est massivement que les forces vives en Afrique sont parties dans ces directions.
Une autre étude de cas nous vient de l'Asie Centrale. Suite à la déliquescence de l'URSS, ces pays sont sujets à de terribles tiraillements et doivent se repositionner face aux effets pervers de la mondialisation.
Un autre cas, beaucoup plus près de chez nous, concerne la marginalisation dans nos sociétés post-modernes, c'est un cas venant du « quart-monde », venant de la Wallonie profonde, de la Belgique francophone.
Ces études de cas sont fascinantes, mais nous ne sommes pas dans un colloque qui discute tel quel de ces mouvements messianico-millénaristes en Afrique. On peut demander aux intervenants des compléments d'information ou des précisions, mais il ne faudrait pas que la discussion s'enlise dans un débat sur les problèmes des nouveaux mouvements religieux en Afrique. Nous sommes là pour savoir comment on doit s'organiser entre nous, dans le monde de demain, par rapport à ces enjeux de diversité, de tolérance. De même, ces études de cas de l'Asie Centrale ou de la Belgique sont fascinantes, nous interpellent en elles-mêmes, mais nous ne sommes pas là pour discuter de la prostitution, de la délinquance ou des problèmes des drogues. Cela doit nous intéresser par rapport à ce qui est tolérable, insérable, à ce qui est intégrable dans le monde de demain pour lequel nous travaillons et pour lequel nous luttons.
La parole et la société
Gilles Séraphin (sociologue, France)
Je suis sociologue et je travaille sur l'Afrique, plus particulièrement sur Douala au Cameroun et aussi sur Nairobi au Kenya, ce sera le sujet de l'intervention. Je travaille aussi en
France sur tout le système de procuration juridique des majeurs : tutelles, curatelles.
Cette intervention je l'ai intitulée : « la parole et la société ». C'est en fait la diversité locale des implantations religieuses chrétiennes dans deux villes d'Afrique subsaharienne. Alors que la mondialisation est un sujet très médiatisé depuis quelque temps, le phénomène n'est pas récent en fait. Depuis l'arrivée des Européens, en Afrique subsaharienne par exemple, de multiples mouvements religieux chrétiens, tout d'abord catholiques ou protestants, se sont implantés sur le continent. Aujourd'hui cette christianisation de l'Afrique est de nouveau sous le feu des projecteurs, avec l'émergence de tout ce qu'on appelle les « nouveaux mouvements religieux » qui foisonnent et prospèrent un peu de toute part.
Pourtant, si nous nous fondons sur deux études de cas un peu plus minutieuses dans deux villes d'Afrique subsaharienne, Douala au Cameroun et Nairobi au Kenya, un paradoxe devient flagrant. Alors que ce sont les mêmes mouvements qui s'implantèrent (surtout le protestantisme missionnaire évangélique ou bien le catholicisme et ses divers mouvements religieux, par le biais des missionnaires notamment), le paysage religieux et le vécu des mêmes messages dans chaque mouvement dans les deux villes sont parfois assez différents.
Il faut voir que d'un côté le message est assez global, puisqu'il concerne toutes les sphères de l'existence, du vivre ensemble à l'espoir individuel dans l'au-delà. Le projet chrétien est vraiment mondial, puisque le même message est offert et que le but ultime est de construire un peu la communauté humaine des fils de Dieu. La source est géographiquement située, l'Occident, et la diffusion en apparence assez uniforme. Pourtant, sur ce projet global et mondial, chaque société vit ce message selon son propre mode. Donc la religion chrétienne, au-delà des divisions entre différentes affiliations, n'est pas identique dans tous les coins de cette vaste terre, on peut dire qu'elle est culturalisée, politisée, socialisée. Dans ce vaste monde mondialisé se construisent et se reconstruisent plusieurs petits mondes localisés.
Après avoir retracé le panorama religieux dans les deux villes, on va voir qu'il y a beaucoup de points communs, et il est intéressant de les souligner parce que cela montre pourquoi il y a autant d'adhésion, mais on va aussi observer les grandes différences et essayer de les expliquer. Les explications sont de plusieurs ordres. Cela va du rapport à la tradition jusqu'à la colonisation, mais aussi de la décolonisation, avec la période charnière de la conquête des indépendances, à la situation politique aujourd'hui. En conclusion nous tirerons quelques enseignements de cette comparaison.
L'idée principale est qu'il n'y a pas une seule et unique évolution pour l'ensemble de l'humanité, même si de l'extérieur un message très puissant semble s'imposer. Les sociétés intègrent ce message, l'interprètent, le traduisent, le reconstruisent et suivent leur propre voie. Le monde mondialisé est composé d'une multitude de petits mondes, autant de constructions sociales en perpétuelle reconstruction, qui se chevauchent, se regardent, s'observent, s'influencent.
Faire un tableau religieux des deux villes n'est pas un exercice aisé parce que différentes religions arrivèrent avec la colonisation et beaucoup de nouveaux mouvements religieux apparaissent aujourd'hui.
A Douala, on peut dire que les catholiques représentent, entre 35 et 50% (les chiffres varient), les protestants historiques un peu près un tiers, les musulmans à peu près 5% et les divers nouveaux mouvements religieux environ 5%, sachant que ce chiffre est probablement fortement sous-estimé étant donné que beaucoup de gens disent « j'appartiens à telle religion, à tel mouvement protestant » alors que, par exemple, ils font partie d'une assemblée de Dieu, etc.
A Nairobi, selon le seul recensement qui paraisse crédible (mais il date de 1986), les catholiques représentent à peu près 30%, les anglicans 8%, les protestants plus historiques environ 36%. Il y a quand même 330 dénominations recensées en 1986 et les différents mouvements indigènes représentent à peu près un quart.
Il faut déjà noter une différence importante entre les deux villes, à Nairobi il y a l'église anglicane, à Douala elle est aussi présente, mais elle est très marginale et surtout il y a des églises chrétiennes indigènes à Nairobi alors qu'elles sont peu nombreuses encore à Douala.
Dans un premier temps, nous allons voir les points communs entre les deux villes. Lorsque nous étudions le phénomène religieux entre Douala et Nairobi, nous retrouvons beaucoup de similitudes et tout d'abord dans cette recherche de l'aide, de la sérénité, de la guérison. Cela nous permet aussi de comprendre pourquoi il y a tellement d'adhésions aux mouvements religieux, si bien que tout simplement les gens recherchent aussi une aide. Il y a déjà un réseau d'aide matériel et psychologique par le biais des mouvements religieux, cela représente une grande famille, c'est un terme qui revient très souvent, il y a un entourage, qui apporte une aide psychologique, une aide matérielle en cas de malheur ou quand on cherche un travail, etc. Il y a aussi un soutien psychologique assez fort.
Avec cette aide il y a aussi une sorte de protection divine, c'est quelque chose qui revient extrêmement souvent dans les discours. En fait avec Dieu l'individu se sent protégé, il s'affranchit de certaines angoisses, il retrouve une paix intérieure, je cite vraiment des expressions qui sont très souvent utilisées. Finalement à tout moment l'individu peut s'adresser à un confident qui est Dieu, qui le protège et qui l'écoute objectivement avec amour.
Il y a aussi la recherche de la guérison. Certains mouvements religieux, surtout les nouveaux, notamment pentecôtistes (le fidèle est en contact direct avec Dieu par le biais de la Pentecôte, l'esprit saint) offrent des cérémonies de guérison de maladies qui étaient jusque là incurables. Il y a dans la plupart de ces mouvements des cérémonies de guérison au milieu de l'office.
Il faut voir que dans l'imaginaire doualais ou nairobien, une maladie n'est jamais due au hasard, c'est soit une maladie traditionnelle (plus dans l'imaginaire doualais), ou diabolique donc pour soigner ces maladies il faut confronter ces forces du mal avec Dieu et Dieu offre la guérison.
C'est cette fonction thérapeutique qui peut expliquer quand même beaucoup cette émergence du tout nouveau mouvement religieux, par exemple le renouveau charismatique est aussi un mouvement du réveil mais au sein du catholicisme. Ces réseaux charismatiques offrent une guérison également.
Le deuxième point commun, c'est la recherche d'un statut, le but ultime de l'existence de l'individu est de conquérir un statut. Le statut permet d'être reconnu comme un membre à part entière de la communauté, il confère une identité, une position, un rôle. Pour reprendre les propres termes de la population à Douala un individu veut avant tout être sans souci et surtout responsable, c'est-à-dire avoir la responsabilité d'une famille, pouvoir en assumer les charges voire, ce qui est vraiment très bien, être un grand, un grand en fait c'est avoir une position élevée sur l'échelle du prestige pour paraphraser Max Weber.
Donc au sein de la communauté religieuse, tout le monde est un égal parce qu'on est des fils de Dieu, il y a ce statut primordial qui est déjà de fait accordé et aussi tout le monde est responsable, la religion nous place comme responsable face à Dieu, de soi-même et de l'humanité entière. Aussi il y a beaucoup de jeunes dans des associations religieuses qui ont des fonctions, par exemple s'occuper de la bibliothèque et là aussi il y a une certaine responsabilité qui est donnée.
Nairobi, là je me fonde sur les recherches d'Yvan Droz, qui est un ethnologue suisse, est surtout dominée par l'ethnie autochtone, les Kikouyous et tout homme recherche le statut de Mouramati, qui veut dire homme accompli. C'est ce statut aussi qui est le but ultime de l'existence. Les religions offrent déjà ce statut de responsable ou de Mouramati mais pour certains cela peut être le statut de grand ou de Primane parce que les leaders des grands mouvements charismatiques sont très vite médiatisés, comme tous les fondateurs des nouveaux mouvements religieux, je prends comme exemple le cas qui a été aussi observé dans beaucoup d'autres régions, et notamment par Pierre-Joseph Laurent, des jeunes diplômés de l'université qui n'ont pas de boulot en fait et qui, par le biais des mouvements religieux, deviennent des grands et sont reconnus.
Le troisième point concerne le parcours de la conversion, il faut bien voir qu'on n'adhère pas à un mouvement religieux et c'est fini. Il y a une sorte de butinage religieux, il y a les personnes qui s'adressent à un mouvement à un moment donné pour chercher une sorte de pureté spirituelle, une vérité, une guérison mais au bout d'un moment ils peuvent se retourner vers un autre mouvement religieux. Il y a vraiment une sinuosité, il y a des essais, c'est une recherche individuelle; en fait, on voit vraiment que les individus procèdent par essais successifs, ils émettent des jugements, il y a un long tâtonnement et ils passent d'un mouvement à un autre.
Le quatrième point commun entre Douala et Nairobi c'est le discours politique des leaders religieux. En général les leaders prennent position sur des sujets moraux, sociaux, grosso modo quand il était question de défendre un idéal des droits de l'homme démocratique. En général ils ne prennent pas trop position, cela ne se transforme pas en force politique. En fait, ils prêchent la contestation légitime, par exemple dans le cadre des élections, mais ils condamnent toute action violente.
Il faut voir que dans ce cadre général il y a quand même trois grandes tendances qui émergent. Il y a déjà certains mouvements millénaristes et pentecôtistes qui veulent s'éloigner des affaires purement temporelles, par exemple à Douala les Témoins de Jéhovah ou les Adventistes du 7ème jour. Il y a aussi d'autres mouvements pentecôtistes, millénaristes ainsi que les églises africaines indépendantes à Nairobi qui semblent, quant à eux, fortement légitimer toute personne qui possède le pouvoir. En fait grosso modo, si il a cette place c'est que Dieu l'a voulu.
Donc en fait, soit il y a une non-participation, soit il y a une neutralité bienveillante, soit ils conseillent aux fidèles de s'investir dans la vie de la cité, de s'intégrer dans les arcanes du pouvoir mais il ne faut pas du tout se révolter, le salut ne peut être qu'un travail personnel sur soi.
La troisième grande tendance ce sont les religions historiques que ce soit le catholicisme ou le protestantisme, on voit qu'elles se démarquent progressivement, se positionnent de plus en plus sur le terrain politique et semblent vraiment devenir des sièges de contestation, comme au Kenya par exemple au moment des élections de 1992 où il y a vraiment eu de très grosses contestations; d'ailleurs cela peut s'avérer dangereux, il y a un évêque anglican qui est mort dans un accident de voiture très louche. Cette opposition peut devenir aussi très dangereuse au Cameroun, il y a quand même un théologien qui a été assassiné, il y a aussi des assassinats de soeurs, etc.
Voilà pour les points communs entre Douala et Nairobi. En revanche, il y a de fortes différences.
Il y a d'abord une différence très visible sur la place du fait religieux dans la vie de la cité. A Nairobi le religieux est très présent dans la cité. Il y a vraiment des prêcheurs partout, il y a une presse religieuse qui est présente partout dans les rues, il y a des prédicateurs, il y a des grandes affiches pour combattre le malin avec le chiffre de la bête, etc. En revanche à Douala le religieux est plus confiné dans l'espace du privé. Il y a quelque shows médiatisés par des prédicateurs américains mais il n'y a pas de manifestations religieuses dans la vie publique. L'espace public est quand même assez vierge de toute influence confessionnelle.
La seconde différence c'est que l'aide matérielle est beaucoup plus forte à Nairobi. Je parlais de l'aide matérielle tout à l'heure, à Douala il y a une aide matérielle mais c'est plus dans des associations à caractère ethnique. A Nairobi les associations religieuses sont beaucoup plus puissantes et aussi il y a une action beaucoup plus forte des différents mouvements et notamment de l'église catholique qui a énormément investi dans tout ce qui est sanitaire, social. Au Cameroun ils sont moins présents qu'au Kenya.
La troisième différence c'est le religieux qui sert de légitimité politique. A Nairobi on voit que la plupart des symboles étatiques sont vraiment imprégnés de références bibliques. Un exemple : il y a un timbre ou on voit le président Arap Moï qui brandit la bible. Les leaders se réfèrent constamment à la religion et notamment Arap Moi parce qu'il vient d'une ethnie minoritaire. Il appartient à une grande église africaine indépendante mais très largement influencée par le pentecôtisme, il se revendique de la communauté des “sauvés”, être sauvé parmi les sauvés. Il recrée un peu autour de lui une communauté.
Ce n'est pas du tout la même chose au Cameroun, le religieux ne sert pas la légitimité politique, voire le délégitime un peu parce que le président Biha est souvent accusé de faire partie de la Rose-Croix et donc on combat toute cette influence.
Une autre différence, c'est le rapport à la tradition. La tradition c'est vraiment un terme qui est utilisé à Douala, c'est ce qui n'est pas la religion, c'est tout le rapport au monde invisible. Il faut voir qu'à Douala la religion est interprétée dans un cadre traditionnel et elle s'en accommode très bien, à Nairobi en revanche c'est la tradition qui est interprétée dans le cadre religieux. Pour expliquer cela, surtout à Nairobi dans la population Kikouyou la tradition est folklorisée, on en prend quelques aspects vraiment déconceptualisés pour les brandir comme des étendards, pour réaffirmer une identité technique mais elle est soit folklorisée soit diabolisée. Le discours diabolique est sans cesse récurrent. Il est repris, c'est vraiment le cadre interprétatif de tout ce qui touche, de près ou de loin, à des aspects traditionnels Je prends un exemple, celui de la mort. A Nairobi la conception et la gestion de la mort c'est vraiment dans un cadre chrétien, surtout parmi les Kikouyou donc la majorité , il y a séparation du corps et de l'âme et on fait des cérémonies chrétiennes lorsque la mort survient.
A Douala en revanche, la situation est vraiment différente, les religions chrétiennes sont en grande partie interprétées dans un cadre traditionnel, dans un imaginaire traditionnel. En fait lorsque la personne commence à s'intégrer dans une communauté religieuse, Dieu n'est pas considéré comme la seule et unique puissance qui influence dans le monde invisible l'existence, Dieu c'est une puissance plus forte parmi l'ensemble des forces invisibles. Dieu peut se battre dans le monde invisible et guérir les personnes qui s'adressent à lui. Le croyant passe un pacte avec Dieu, grosso modo il croit, il fait les différentes cérémonies, les cultes… mais Dieu doit le protéger, il y a vraiment cette notion de pacte qui revient. Il faut voir que le monde invisible ce n'est pas automatiquement des puissances maléfiques, à Douala, le monde invisible peut aussi nous protéger si on sait bien manier les puissances.
C'est cette recherche de protection qui explique la grande émergence de beaucoup de nouveaux mouvements religieux. Je reprends l'exemple de la mort, à Douala, chez les ethnies majoritaires les Bamilékés, lorsque quelqu'un décède il y a des cérémonies traditionnelles automatiquement, notamment il peut y avoir l'interrogation du cadavre si jamais la mort est suspecte et il y a toutes les cérémonies après, aux funérailles, séparation du crâne du corps, les crânes vont aller dans la case aux crânes dans des chars. Il va y avoir des cultes par rapport aux crânes. Il peut y avoir aussi des cérémonies chrétiennes, finalement c'est en plus.
La dernière différence c'est la notion de bien et de mal. Je reviendrai tout à l'heure là-dessus, ce sera la conclusion. A Nairobi, comme dans beaucoup d'autres régions africaines, cette opposition morale bien versus mal s'est vraiment immiscée dans l'imaginaire et c'est un peu la nouvelle opposition morale par laquelle on juge tout événement, y compris les événements politiques,dans cette dualité il y a aussi dieu, diable, malin, Satan, etc. c'est vraiment une opposition chrétienne.
A Douala cette opposition, elle existe aussi notamment par le biais des religions, mais ce n'est pas une véritable référence, elle est très peu citée dans les interviews, en fait la référence morale qui est encore très présente, c'est ordre / désordre, c'est plus une opposition morale, que j'appelle traditionnelle, qui est encore dominante. Il faut voir que l'opposition bien / mal émerge aussi, notamment par le biais des nouveaux mouvements religieux parce que c'est le discours martelé.
Ce qui peut expliquer ces différences entre les deux villes c'est déjà l'histoire coloniale. il faut voir qu'il y a eu une colonisation différente au Kenya ce sont les Anglais, à Douala les Français, il y a le Cameroun anglophone, il y a quelques anglophones à Douala mais c'est quand même une ville francophone avec une population francophone. Il y a quand même des différences fondamentales entre les deux traditions anglo-saxonne et française, en conséquence la vie de la cité est moralisée et légitimée par des principes religieux à Nairobi alors qu'à Douala il y a eu par le biais de la colonisation plus de séparation des sphères du privé et du religieux et aussi la laïcité.
La seconde explication c'est le combat de l'indépendance. A Douala, le religieux a une importance dans le combat de l'indépendance, notamment l'église catholique et les différents mouvements protestants historiques ont été accusés d'avoir soutenu le régime des Français d'abord, le régime d'Haïjo ensuite, les rebellions UPC, les rebellions dites marxistes. A coté de cette guerre moderne avec des armes, il y a aussi un imaginaire traditionnel qui a été appelé à la rescousse, par exemple le leader Rumben, on disait qu'il avait été protégé, qu' il avait une grande puissance dans l'invisible.
En revanche à Nairobi pour toute la population Kikouyou, la tradition a été combattue par les Anglais, notamment dans des camps de concentration pendant les guerres, les rebellions Mao Mao. Il y a eu des camps de « concentration », je mets le terme concentration entre guillemets, sur les grands axes, où toutes les populations étaient regroupées, on a appelé à la rescousse des anthropologues, des ethnologues connus pour combattre ces références traditionnelles. Par exemple, dans l'imaginaire Kikouyou le cadavre c'était vraiment quelque chose d'impur, donc le cadavre était abandonné en brousse et il n'y avait pas de contact avec des cadavres lors des décès; donc les Anglais automatiquement laissaient les cadavres dans les camps en contact avec la population pour montrer qu'il n'y avait pas automatiquement de grands malheurs qui s'abattaient après sur la cité. Toutes ces références traditionnelles ont été cassées lors de l'indépendance, surtout parmi les Kikouyous.
La grande différence aussi c'est la situation politique actuelle. Comme je disais pour résumer, le président Moï a besoin d'une communauté religieuse pour affirmer justement cet esprit communautaire alors que le président Biyade ne se fonde pas sur la religion, il se fonde plutôt sur un discours ethnique. Grosso modo il est contre les Anglo - Bami c'est-àdire les anglophones et les Bamiléké, donc il y a un autre discours.
Tout cela donne des langues différentes, donc des réseaux différents, Nairobi est beaucoup plus branché sur les États Unis, les mouvements Nord-Américains, etc. par les différents mouvements.
En conclusion, l'implantation religieuse chrétienne à Douala et Nairobi semble nous enseigner trois choses. Déjà il n'y a pas une seule et unique évolution possible pour l'ensemble de l'humanité. Lorsqu'un message très puissant arrive de l'extérieur, les sociétés intègrent ce message, l'interprètent donc le traduisent et le reconstruisent et suivent leur propre voie. Certes la mondialisation semble parfois invincible mais il ne faut pas sous-estimer les capacités de résilience, pour reprendre un terme à la mode en psychologie et en sociologie, des groupes sociaux qui résistent et qui possèdent finalement des protections solides.
Le deuxième enseignement, c'est qu'il est fort probable que l'évolution de ce futur se fera également dans la diversité. Il n'y a pas beaucoup de sens à parler d'après-développement dans un sens unique étant donné que l'évolution de chaque société se fait selon sa propre direction. Et il n'y a pas tellement de sens à valoriser cette diversité, si l'on parle de l'après développement comme étant une diversité, une cohabitation heureuse de sociétés différentes, valoriser cette diversité n'a pas trop de sens parce que quand on étudie ces différents mouvements religieux, il y a beaucoup d'aspects qui semblent s'opposer aux valeurs mises en général en avant par les chantres de cette diversité, je ne prends que les valeurs d'égalité et de démocratie. Ces valeurs peuvent servir à la rigueur de base de jugement au cas par cas mais pour juger une évolution globale cela devient plus compliqué.
Enfin dernier point, très présent durant ces deux jours aussi mais qui n'a jamais été vraiment débattu, c'est que notre base de jugement est culturellement marquée et se fonde beaucoup sur l'opposition bien / mal. Je crois que cette opposition bien / mal c'est vraiment une opposition chrétienne qui est dans notre imaginaire. Ce soubassement, cette opposition bien / mal, n'était pas remis en cause dans le développement parce que c'est un des soubassements du développement. Dans notre critique du développement on n'essaie pas de distinguer tout cela, de voir que notre critique est aussi très marquée par notre propre condition. Je vous remercie.
Michael Singleton
Merci beaucoup Gilles pour ce matériel interpellant qui m'impressionne, brièvement, de deux points de vue, à savoir que s'il y avait un projet presque divinement garanti de pouvoir s'étaler et embrasser tout le monde, c'était bien le projet chrétien qui était de mettre tout le monde au sein d'un même projet surnaturel et pourtant après 2000 ans on est toujours là devant ce foisonnement, devant ces fissions, au point que même les chrétiens les plus convaincus se sont “résignés” à voir toujours surgir des schismes comme étant inéluctables dans ce processus.
Seconde impression, c'est un sentiment de décalage entre notre discours actuel ici au Nord qui est rationnel sans être rationaliste, laïc sans être anti-religieux, nous sommes presque dans une sorte de discours postreligieux par rapport à d'autres continents et cultures qui s'articulent toujours explicitement en terme religieux. Que faire au niveau de l'inter communication, comment s'expliquer entre Nord et Sud, Nord qui s'imagine au-delà du discours proprement religieux et d'autres cultures qui y abondent toujours en permanence ?
Refaire les mondes… kazakhs
Anne-Marie Vuillemenot (anthropologue, Belgique)
Bonjour je suis anthropologue. Je vais un peu dévier de l'axe Nord - Sud pour me mettre sur l'axe Est - Ouest puisque mon terrain est au sud-est du Kazakhstan aux frontières Kirguises et chinoises.
Je ne suis pas une spécialiste du développement mais j'ai été rattrapée malgré moi, sur mon terrain, par le développement, rattrapée à la fois par la période soviétique et tout ce qui s'est passé à ce moment là et puis, au moment des indépendances et de l'indépendance du Kazakhstan en particulier 1991 par les effets immédiats et excessivement pervers de la mondialisation sur les populations avec lesquelles j'ai pu travailler qui sont tout à fait à la marge de la société
kazakhstanaise contemporaine puisque ce sont à peu près 2 % de la population qui étaient, et je dois parler aujourd'hui au passé, restés des semi-nomades et qui depuis l'arrivée de l'effet du grand capitalisme sont devenus sédentarisés malgré eux. Ce qui est quand même intéressant à souligner c'est que 70 ans de régime soviétique, malgré toutes les campagnes de sédentarisation forcée, n'avait pas réussi à sédentariser ces populations définitivement. Il a fallu à peu près trois ans de grand capitalisme sauvage pour que ces gens soient obligés de quitter leur mode de vie, dit traditionnel, je préférerais dire coutumier.
J'ai intitulé mon travail : défaire le développement, refaire les mondes kazakhs, à la fois pour rejoindre un peu ce qui a été dit et me semble essentiel sur l'idée de monde au pluriel mais pour souligner aussi que nous sommes dans une toute autre logique où le terme même de monde n'a pas le sens que nous entendons. Pour les Kazakhs c'est une évidence d'être dans des mondes, c'est-à-dire que nous sommes sur une ère turcomongole où les gens se pensent dans un monde d'humains qui se situe entre différents mondes partagés en fait par un axe vertical, qui est celui de l'axe des mondes et de l'agencement des mondes, et qui vivent au quotidien avec les mondes du dessus, qui sont ceux de toute une série de divinités, qui interagissent avec les humains au quotidien et les mondes du dessous qui sont aussi ceux de toute une série de figures d'esprits et de divinités, plus ou moins maléfiques, et qui interagissent aussi au quotidien avec les humains. Donc on n'est pas du tout dans un espace où on pense le monde en tant qu'humanité vraiment en tant que telle mais dans un espace de circulation entre, bien évidemment la surnature et la nature.
Je voudrais insister sur le fait, parce que j'entends ça trop souvent, qu'ils se trouvent dans une période de transition. A la chute du mur de Berlin, il n'y a pas eu de transition, c'est un leurre absolu et total. L'ex Union Soviétique a basculé du jour au lendemain d'un système où l'état se chargeait de tout à un système où l'état “abandonnait”, tout, c'est-à-dire où la privatisation, excessivement rapide, s'est installée partout.
Pour le cas particulier dont je traite aujourd'hui, c'est une population en fait de bergers, travaillant depuis plus de 20 ans dans un kolkhoze, donc structurée évidemment dans l'idée du kolkhoze de répartition des tâches et de ce que tout le monde connaît bien, mais continuant à vivre comme des transhumants, changeant à chaque saison de pâturages et continuant à vivre aussi dans leur habitat traditionnel, qui est celui de la yourte, c'est-à-dire d'une hutte de feutre avec une roue sommitale et une porte. Les deux seules voies d'accès étant là. Pourquoi je vous donne ce détail ethnographique, non pas pour vous assommer de détails ethnographiques, mais pour essayer de faire circuler une des belles paroles fondamentales chez les Kazakhs parce qu'en fait tout l'enjeu est là, la parole ne circule plus et les équilibres du monde sont rompus de ce fait là, la parole ne circule plus entre les différents mondes, donc entre les humains et tout ce qui se passe autour d'eux parce que tout simplement il n'y a plus de yourte, il n'y a plus de vie dans les yourtes.
Un des souhaits majeurs qu'on peut énoncer en Kazakh c'est que votre Chanerak, votre roue sommitale, soit la plus haute possible et que les chambranles de votre porte de yourte soient les plus forts et les plus puissants possibles. En résumé, que vous ayez deux voies d'accès aux mondes qui sont autour du monde des humains, les plus solides et les plus prestigieuses possibles. Que vous soyez toujours dans cette logique de l'équilibre des mondes et de l'équilibre de cette circulation qui se fait entre les mondes. Et c'est tellement fondamental dans la logique et la pensée kazakh que c'était pratiquement impossible pour eux d'imaginer que ça fonctionnait autrement dans d'autres types de mondes. Je ne suis pas en train de dire que cette population vivait dans un isola exclu de tout ce qui était la modernité. La marginalité, bien évidemment, les kazakhs semi-nomades la connaissaient avant l'arrivée du grand capitalisme international. On n'est pas nomade, au 20ème siècle sans se vivre comme marginal et sans être désigné comme tel, c'est une évidence absolue. Par contre on a le choix de sa marginalité, dans le sens où, malgré encore une fois toutes les campagnes de sédentarisation qui avaient été menées contre eux, ils ont décidé de continuer à vivre dans cette marginalité, entre guillemets. C'est-à-dire que malgré les villages construits en dur dans des zones qui étaient d'ailleurs sur le plan symbolique excessivement mal choisies, comme d'habitude, pour eux, ils ont continué à transhumer malgré tout ce qu'on leur a imposé.
Que s'est-il passé et quelle est la réalité quotidienne aujourd'hui de ces populations au Kazakhstan ? Au moment de l'indépendance, le kolkhoze a été jeté sur le grand marché du capitalisme international en pâture à l'étrange et l'étranger, et racheté par une société de culture de pomme de terre extensive hollandaise. Moralité de l'histoire, les bergers étaient non seulement en surnombre mais tout à fait mal venus et absolument plus mal venus encore de venir réclamer des terres sur lesquelles ils avaient transhumé depuis très, très longtemps. Il fallait que ces terres, alors qu'une grande partie d'entre elles sont aux confins de la steppe et de la montagne, de la haute montagne, on est à la fin de la chaîne de l'Himalaya, ce qui veut dire qu'à 2000, 3000 mètres d'altitude on ne cultive pas vraiment de la patate, mais ça c'est un détail pour les anciens dirigeants du kolkhoze, et donc non pas en leur disant clairement, écoutez voilà, on n'a plus de travail pour vous, du jour au lendemain, tout ce qui était distribution de nourriture sèche pour les animaux, distribution d'eau pour les gens qui s'avançaient de plus en plus dans les steppes l'hiver et qu'on avait rendu relativement dépendants d'un assistanat organisé par le système kolkhozien et sovkhozien, parce qu'il fallait quand même avoir un moyen de pression sur ces gens là. Donc quand on pousse des gens semi-nomades à s'installer dans des zones où il n'y a pas d'eau, forcément il faut pouvoir distribuer de l'eau, c'est clair. En fait, du jour au lendemain on a cessé ces distributions-là et moi je suis retournée sur mon terrain en avril 1994, au moment du printemps où ces semi-nomades revenaient des pâturages d'hiver. J'ai vu arriver, au sens propre du terme, des cadavres ambulants, c'est-à-dire des gens qui avaient essayé de survivre à l'hiver au fin fond des steppes sans distribution de nourriture et bien sûr sans eau donc en faisant fondre de la neige. En fait, dans la réalité, il n'était petit à petit plus du tout possible de vivre là mais ils ont essayé...
En 1991 quand je suis arrivée il y avait 140 familles de bergers dans ce kolkhoze, je sais que c'est un détail, une goutte d'eau dans l'immensité des problèmes qui sont traités ici mais je ne suis pas là, encore une fois, pour vous faire un résumé ethnographique de la situation mais pour essayer de témoigner de la réalité d'une situation. Ces 140 familles, en l'espace de 3 ans, ont toutes quitté la yourte. Or avec le peu que je vous donnais à penser et à comprendre de la société kazakhe, en perdant la yourte, les kazakhs semi-traditionnels ont tout perdu, c'est-à-dire qu'ils ont perdu le lieu privilégié et majeur de la circulation de la parole et de la possibilité des équilibres entre les différents mondes, c'est-à-dire que ce lieu qui est absolument balisé symboliquement, à la fois dans des espaces réservés aux hommes, aux femmes et aux enfants et aux aînés et aux plus jeunes, a complètement explosé. Les structures de base de cette société ont explosé.
Qu'en est-il aujourd'hui de leur vie, projetée en périphérie des villes et des villages ?
La situation Kazakhstanaise contemporaine aujourd'hui se pense en terme de ville et de campagne comme elle se pensait en ex Union Soviétique. Rien n'a changé à ce point de vue là, il y a le milieu urbain et le milieu des campagnes. Or dans les campagnes, les villageois qui n'étaient pas forcément kazakhs mais aussi kazakhs puisqu'on est dans une situation bien sûr de pluri ethnicités comme à peu près partout dans les ex républiques soviétiques, en milieu villageois il y avait une certaine préservation d'une logique de la langue kazakhe, qui a complètement disparu en milieu urbain puisque les milieux urbains ont été russifiés de manière intensive.
Aujourd'hui ce décalage est toujours présent, dans le sens ou même s'il y a une politique de kazakhification radicale de l'ensemble du pays, les gens qui redécouvrent la langue kazakhe et qui l'avait perdue en milieu urbain, redécouvrent une langue kazakhe qui est en fait mise au goût du jour c'està- dire dont on essaie de gommer tous les termes liés aux sciences et techniques qui venaient du russe. Alors on invente une langue, un nouveau mode de communication, à la fois pour marquer sa particularité et à la fois pour rentrer dans la logique des nouvelles techniques qui apparaissent sur le marché. Le marché des cybercafés ça existe partout on le sait très bien. Il y a des cybercafés à Lhassa. Il y en a maintenant à peu près partout dans les rues d'Alma-Ati il y a un langage qui se crée autour de ça qu'on essaie de kazakhifier sans passer par le russe, même si l'anglais s'impose petit à petit aussi.
Mais cette logique là d'une construction d'un nouveau monde appartenant à une nouvelle logique est complètement décalée par rapport à la logique du monde des campagnes et bien évidemment en double décalage par rapport à la logique des bergers dont je viens de parler. Ces bergers là sont propulsés en périphérie de ces villes maintenant, c'est-à-dire d'abord dans un rapport à la langue qui est vraiment complètement démesurée pour eux parce qu'ils ne vont pas se mettre à lire les journaux tous les jours et à apprendre les mots qu'on essaie de faire passer aujourd'hui, et dans un rapport à un marché qui n'a strictement rien à voir avec leur savoir-faire originel, celui-ci étant le savoir-faire artisanal du berger et qui n'a pas de place dans une société où il est moins cher pour une population qui mange de la viande quatre fois par jour d'importer du mouton australien plutôt que de rester le premier producteur de mouton ou de viande sur pied de l'ex Union Soviétique.
Voyez où s'inscrit le paradoxe, où la mondialisation, petit à petit, frappe. Je le répète, je ne suis pas entrain de faire l'apogée d'un âge d'or ex soviétique, soyons clair là-dessus Les kazakhs ont excessivement souffert de l'ex Union Soviétique. Je voudrais rappeler un seul chiffre : entre 1927 et 1933 1 million et demi de kazakhs ont disparu de ce pays sans que personne ne s'intéresse jamais à ce génocide. La collectivisation en ex Union Soviétique c'était l'arrivée forcée des bulldozers. J'ai recueilli des témoignages édifiants de gens, de personnes âgées et d'un homme en particulier qui disait que, dans son plus jeune âge, il avait vu un soir alors qu'il partait chercher le bétail, arriver les tracteurs et les bulldozers conduits par des russes, des soviétiques avec leurs phares dans la nuit, ce qui était déjà quelque chose d'extrêmement effrayant étant donné la localisation dans la steppe, au nord du Kazakhstan, et le temps qu'il rassemble son bétail et qu'il rentre au village, il s'est vraiment caché pour voir des tranchées creusées et l'ensemble du village enseveli vivant dans ces tranchées avec une razzia totale par rapport au bétail. Il s'est donc enfui pour essayer de prévenir d'autres villages qu'il fallait fuir. Mais on oublie cela. On parle souvent des goulags et du reste, on oublie ce type de situation. Donc il est bien évident que je ne suis pas en train de parler d'un âge absolument magnifique et d'un paradis pour les bergers avant l'arrivée du grand capitalisme mais, malgré tout ça, ils avaient réussi, encore une fois, à maintenir un certain équilibre dans la logique entre leurs mondes, dans leur logique propre d'être au monde.
Cette nouvelle logique capitaliste et de grand marché international s'inscrit bien sûr dans une logique de “tout s'achète donc tout se vend”. Alors dans un premier temps ils ont essayé de devenir des marchands, mais des transhumants, des pasteurs nomades ne sont pas des marchands. Ils transportent éventuellement des marchandises mais ils n'ont pas, comme on a plus au sud en Ouzbékistan, une tradition marchande. Donc on s'est retrouvé avec une situation où, sur le même marché, a peu près une vingtaine de bergers vendait le même morceau de viande plus ou moins au même prix et finalement finissait par le céder en l'échangeant parce que ça n'avait plus grand sens.
Ce que je voudrais mettre en avant, c'est que ce savoir-faire artisanal n'étant mis en valeur par aucune instance actuelle n'est plus du tout négociable. Alors comme tous les naïfs qui ont pu croire en certains projets, j'ai essayé, parce que dans cette logique de l'agir et du rat pris dans une cage qui est électrifiée, on essaie de trouver une issue, j'ai essayé de construire un vague projet pour eux, je dis vague dans le sens où je ne me place pas comme un développeur et je ne voudrais pas me placer comme un développeur. Je vais vous expliquer tout de suite pourquoi ça n'a pas marché.
J'avais trouvé, par l'intermédiaire d'un ami qui était attaché culturel et commercial à l'Ambassade de France à Alma-Ati à l'époque, une famille française dans une logique artisanale de petit producteur du sud-ouest, de fabricants, à la fois de chaussures et de sacs en cuir, qui voulait investir dans cette ex Union Soviétique qui s'ouvrait à tous les marchés, qui avait réussi à ouvrir un certain nombre d'usines en Mongolie, et travaillait comme ça avec des collecteurs de peaux et un certain nombre de bergers qui leur vendait de la peau à traiter.
J'ai donc essayé de mettre ces gens qui souhaitaient ouvrir quelque chose à Alma-Ati en rapport avec cette communauté de bergers que je connaissais et comme ils fonctionnaient euxmêmes dans une logique familiale, clanique, relativement tribale, finalement le contact, malgré la langue était relativement facile. Mais là j'ai été rattrapée par une autre face du développement et de la mondialisation outrancière qui est celle du développement majeur de la mafia en ex Union Soviétique. C'est un facteur qu'on oublie souvent aussi dans nos manières de penser les choses. Pour revenir au début de l'histoire, en russe il y a un terme fondamental qui est sviaz qui veut dire le lien et qui permet de se créer toute une série de réseaux et de liens entre personnes dans une logique d'échanges. Je te rends tel service, tu me rends tel service. Parfois ce sont des services majeurs et assez importants mais petit à petit on connaît des gens partout et plus ou moins correctement on s'en sort.
Le lien est rentré dans la marchandisation comme le reste. A partir du moment où on rentre dans la logique de la marchandisation et de la circulation de monnaie on a forcément la logique de dette aussi. Très rapidement on a vu apparaître des petits réseaux locaux mafieux, mais de plus en plus importants et extrêmement bien organisés, et qui ont mis la main sur l'ensemble des transactions qui pouvaient se faire même au niveau gouvernemental. C'est-à-dire que de manière édifiante, moi j'ai assisté à des transactions dans des bureaux de grandes compagnies pétrolières françaises à Alma-Ati où les représentants de la mafia étaient présents tout à fait officiellement en disant : vous avez tel territoire et tel contrat possible mais on a 25 % sur le tout.
Sur le mini projet que j'avais essayé de mettre en place, bien évidemment la mafia est intervenue en disant Ok ça peut marcher mais on prend 25 %. La firme française a refusé, dans la semaine qui a suivi leurs deux délégués ont été massacrés physiquement dans les rues d'Alma-Ati, c'est-à-dire qu'ils ont dû être rapatriés très rapidement. Donc mon projet de collection de peaux et d'un moyen de permettre à ces bergers, non pas de survivre dans un hypothétique avenir qui serait qu'ils vivraient dans leur yourte toute leur vie, mais qui leur permette justement une transition vers d'autres mondes qui leurs sont tout à fait étranges et étrangers, bien évidemment tombait complètement à l'eau.
La réalité aujourd'hui pour ces personnes c'est que si les femmes, et là je voulais insister là-dessus parce qu'hier il y avait dans un autre groupe une discussion sur le fait que les femmes sont les premières à être touchées par la paupérisation et fort probablement celles qui s'en sortent le moins bien, je voudrais témoigner d'un exemple inverse en Asie Centrale qui est que d'une certaine manière, dans ce cas particulier, les femmes s'en sortent beaucoup mieux parce qu'elles ont réussi à construire à l'intérieur des habitations, que ce soit appartement ou maison, un lieu semblable à celui de la yourte. Et donc un lieu où la belle parole peut à nouveau circuler, alors que les hommes sont jetés complètement en périphérie de ce lieu. Traditionnellement, l'homme ne reste pas dans la yourte, il doit se trouver en équilibre entre ciel et terre dans les pâturages ou dans les montagnes. Donc en ville il n'a pas de place, il n'a pas de lieu. En fait le drame pour ces hommes c'est qu'effectivement, non seulement leur savoir- faire n'est plus reconnu mais qu'aucun lieu n'est plus pensable pour eux aujourd'hui.
Je voudrais conclure simplement sur une petite anecdote de terrain. Au moment où je quittais les pâturages d'été lors de mon premier terrain, en quittant ma yourte, bien sûr j'ai rassemblé, comme il se fait de tradition, toutes les personnes qui étaient dans les autres yourtes dans les mêmes pâturages et lors de ce dernier repas ensemble chacun d'entre eux à commencer à me présenter ses excuses en disant toutes les mauvaises paroles ou les mauvaises pensées que nous aurions pu avoir auprès de toi, s'il te plaît essaie de dire à tes autres mondes, à tes dieux que ni nos dieux, ni nous n'avons voulu ça, essaie s'il te plaît de préserver ces équilibres aussi bien chez toi que nous essayons de les préserver chez nous. Alors voilà, aujourd'hui je témoigne. Je vous remercie.
Michael Singleton
Merci beaucoup aussi pour ce témoignage qui me frappe aussi par cette délocalisation modulée selon l'identité sexuelle même, qui pose en amont tout le problème : ayant perdu son lieu propre comment se relocaliser de nouveau mais sans retomber dans l'ailleurs d'autrui. Cela m'avait frappé en lisant ce brave Mac Louhan, qui a marqué notre jeunesse, il parlait du village global, du village planétaire et il ne parlait pas de la ville planétaire. Il y a une sorte d'imaginaire rural derrière ça qui est quand même assez fascinant parce que ce qui
s'annonce, si on ne fait pas attention, je crois c'est une ville planétaire avec des bidonvilles. Il n'y a pas de «bidonvillages», il y a des bidonvilles.
Je vais passer la parole à Pascale Jamoulle pour nous parler d'un lointain effectif par rapport à nos propres proximités bourgeoises et petit-bourgeoises, mais ce n'est ni l'Afrique profonde ni l'Asie Centrale au loin, c'est quelque chose qui est peut être loin pour les gens de l'hexagone mais pour nous, les Belges, c'est la Wallonnie profonde, c'est du côté de Charleroi.
Conduites à risque à Charleroi
Pascale Jamoulle (travailleuse sociale, Belgique)
En fait, je ne travaille pas dans une université, je travaille dans un CPAS en Belgique. C'est un Centre Public d'Aide Sociale, c'est, à l'échelle d'une ville, un service public qui est chargé d'organiser l'aide sociale, la santé, les hôpitaux, les centres de santé mentale. Je suis arrivée dans ce CPAS il y a une dizaine d'années maintenant avec la question des conduites à risque des jeunes, donc de l'explosion des toxicomanies mais aussi des micro bizness, des tentatives de suicides, des problèmes d'auto-mutilations enfin des mises en tension graves de la jeunesse. Ils m'ont demandé de travailler sur cette question et de réfléchir à l'amélioration du dispositif d'aide dans la ville.
Pour vous parler de ces conduites à risque je dois aussi vous parler du cadre, du contexte où elles apparaissent, où elles émergent. En fait, Charleroi c'est une ville qui est dans la ligne de Douai, de Roubaix, de toutes les anciennes cités minières. Pendant les trois quarts du 20ème siècle c'était le fleuron de l'industrie ouvrière et c'est de là aussi que sont parties toute une série de luttes sociales. Donc il y avait une affiliation très importante à la classe ouvrière. C'est de là que sont partis en 1936 les congés payés, etc. Fin des années 70 il y a le dernier charbonnage qui a fermé dans notre région et en même temps il y avait une restructuration drastique de l'emploi ouvrier, des restructurations énormes dans ces secteurs (constructions métalliques, sidérurgie) et progressivement, les cités ouvrières qui avaient été construites pour stabiliser l'emploi ouvrier autour des industries et des charbonnages, se sont vidées de leurs premiers habitants, à savoir des populations ouvrières, dans le sens où l'emploi avait pratiquement disparu. En plus c'était des systèmes particuliers d'octroi des logements, à savoir que dès qu'on travaillait, qu'on avait un revenu, c'était plus avantageux de quitter les cités et d'aller habiter ailleurs. Progressivement ces cités ont été principalement habitées par des populations à locataire social. En même temps que le chômage, donc la précarité grandissait, la précarisation de ces populations devenait de plus en plus importante. Une précarisation pas seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan familial, puisque dans ces cités les familles mono parentales étaient prioritaires pour l'octroi des logements. Progressivement on a eu des quartiers sans hommes, des quartiers de mères avec leurs mômes.
Si je vous parle de tout cela ce n'est pas pour vous dire que c'est une population qui est minoritaire. Je pensais à Gilbert Rist qui disait hier : « Est-ce qu'on est vraiment dans une situation où on a des poches de précarité dans une société d'abondance, est-ce qu'on n'est pas dans une société de précarité où il y a des poches d'abondance ? ». C'est souvent l'impression que j'ai dans notre région, surtout que je travaille en périphérie urbaine. J'ai l'impression parfois qu'il y a une poche d'abondance au centre ville et puis il y a toute la précarité autour, surtout quand on voit toutes les différentes dimensions de la précarité. Autour de ces questions des conduites à risques, je suis devenue anthropologue dans le sens où j'ai commencé à creuser cette question. Je me suis dit qu'est-ce que cela signifie, est-ce que c'est une question médicale, est-ce que c'est une question judiciaire, est-ce que c'est une question sociale, puis peu à peu j'ai creusé avec les gens, les acteurs. J'ai commencé des enquêtes de terrain, d'abord auprès des professionnels. Ils me disaient : finalement nous n'avons pas été formés pour la toxicomanie qui nous arrive ici. Parce que quand nous sommes sortis de nos études, c'était les années 70, c'était « peace and love », c'était une toxicomanie qui était de campus, centrée sur l'exploration, centrée sur des pratiques culturelles précises. Et maintenant nous avons un tas de jeunes des cités, des jeunes qui ne viennent pas vers nous, or nous sommes formés sur la réponse à des demandes et ce sont des jeunes qui n'ont pas de demandes. Donc il faut aller voir dans les cités.
Au bout de deux ans, je suis allée voir dans les cités et j'ai commencé une longue observation participante avec les usagers de drogue de la rue, beaucoup de jeunes femmes aussi dans la prostitution ou des gars dans les micro bizness. Peu à peu j'ai commencé à comprendre les toxicomanies et les conduites à risques. Je commençais à ne plus voir les choses de manière séparée, à ne plus voir les toxicomanies comme un symptôme qui serait différent des micro bizness, des autres conduites à risques des jeunes. Et puis j'ai commencé à réfléchir à ça à travers les styles de vie. Je me suis aperçue que c'était des modes d'adaptation à certains styles de vie à la marge. Puis j'ai commencé à réfléchir en terme de codes culturels, à réfléchir sur les codes de conduite de l'économie souterraine où ces jeunes avaient été socialisés. Peu à peu je me suis dit mais finalement le problème c'est que ces jeunes, finalement ce qui les fait vivre, les valeurs, les aspirations, les codes sur lesquels tout cela repose, code de l'honneur, code de l'économie souterraine, tout cela est très très proche de l'économie de marché : le culte de la performance, de l'initiative individuelle, le culte entrepreneurial, l'idéologie de la force, la force de caractère, l'individualisme et finalement tous les intervenants psycho, médico-sociaux, eux étaient beaucoup plus proches encore des années 1968, ils étaient beaucoup plus comme vous, comme moi peut-être, dans d'autres styles de valeurs, celles qui finalement mettent en question le développement et mettent en question la mondialisation. Finalement même la demande d'aide qui devait émerger pour être reçu dans les dispositifs, enfin c'était la logique de départ pour laquelle on m'avait engagée, ça n'a plus beaucoup de sens parce que ces jeunes gens et jeunes filles ils étaient dans une logique où il fallait être fort, il fallait se débrouiller par soi-même et peu à peu s'arracher à sa condition, à travers ce qui existait à proximité, à savoir le bizness, à savoir toutes les logiques de l'illégalité. Les conduites à risques comme les usages de drogue c'était une façon aussi de puiser de la force ou puiser de l'oubli ou puiser de la sérénité dans ces mondes violents et très durs.
Alors je me suis dit, je vais aborder la question globale des processus de socialisation et de la structure sociale, interroger la structure sociale, me mettre à l'écoute de cette marge, qu'est-ce qu'elle a à dire sur la structure sociale, est-elle le signe d'un délabrement profond de cette structure ? et j'ai rencontré la bande d'africanistes et j'ai commencé à suivre leurs cours et à devenir anthropologue, en tout cas à approfondir les questions avec eux.
J'ai commencé à réfléchir avec les parents parce que les usagers de drogue m'avaient dit pendant des années qu'ils savaient beaucoup mais que les parents aussi en savaient beaucoup. Il faut aller voir à la base, il faut aller voir dans les familles ce qui se passe. Je les ai suivis, c'est ça une enquête on creuse des questions. J'ai déposé un projet pour aller voir auprès des familles ce qui se passait. Et j'ai pu travailler uniquement sur les toxicomanies. D'abord j'avais compris qu'être toxicomane dans les quartiers c'est être le fond du fond, c'est être la basse classe, celui qui a échoué dans le culte de la performance, celui qui a déposé son fardeau, celui qui est entré dans la came, celui qui a sombré, celui qui s'est fait écrasé, celui qu'on peut manipuler, celui qui est devenu objet. Donc j'avais compris qu'il ne fallait pas aborder les familles avec ce signifiant là. Déjà les jeunes il leur faut parfois 5, 6, 7 ans avant de reconnaître qu'ils sont toxicomanes parce que cela signifie qu'ils sont tombés au fond. Personne n'a honte de faire du bizness dans les quartiers, mais être toxicomane ça veut dire qu'on est vraiment tombé.
Donc il fallait que je travaille sur un autre signifiant. J'ai travaillé sur les conduites à risques, ce qui était logique déjà en soi. Les conduites à risques, tout le monde traverse des risques, c'est l'adolescence, on a des conduites à risques. Dans certaines familles ce sont des conduites décalées, des conduites qui peuvent être destructives et auto-destructives. Il y a des familles qui sont ravagées par ces conduites à risques, parfois depuis plusieurs générations. Ce sont celles-là avec lesquelles j'ai travaillé.
Au début, j'ai fait comme dans toutes les enquêtes, j'ai mobilisé mes passeurs. Je suis allée voir les gens que je connaissais, avec lesquels j'avais engagé des relations, dans le monde professionnel, dans le monde de la rue. Je leur ai demandé s'ils connaissaient des familles qui auraient envie de réfléchir avec moi à ces questions là parce que tant qu'on n'est pas passé par là on ne sait pas tout. On a besoin des gens qui sont passés par-là pour réfléchir. Je suis tombée tout le temps sur le même type de structure familiale avec cette méthode. C'était chaque fois des mères qui étaient complètement débordées par les conduites à risques de leurs adolescents, qui étaient dans des systèmes de violence familiales, de toxicomanie qui ravageaient complètement leur famille et qui n'arrivaient plus à mettre de l'ordre ; des familles où les pères avaient disparus du décor ; des familles très isolées dans le mutisme, dans la honte, qui avaient très peu de contact avec le réseau social et qui habitaient dans des clos, des anciennes cités ouvrières, les corons étaient comme ça, il y avait une entrée, une sortie, on mettait alors deux gardes à l'entrée et l'on pouvait contrôler les grèves. Maintenant dans ces cités quand on y entre et que l'on ne vous connaît pas, tout le monde vous regarde, tout le monde est aux portes. Que venez-vous faire là ? C'est pour cela qu'on parle de citées enclavées dans la précarité.
Donc ces mères habitaient là. J'ai réfléchi en me disant que ce n'était pas toujours dans ces types de familles qu'il y avait des conduites à risques. Ce devait être le mode de passage qui faisait cela. J'ai décidé d'utiliser les méthodes classiques de l'anthropologie classique. Je suis arrivée dans deux cités périurbaines, une dans la région du centre et une dans la région de Charleroi qui étaient des lieux clés où les déterminants sociaux des conduites à risques étaient très visibles, où il y avait beaucoup de jeunes qui étaient dans les systèmes de la précarité, de la survie, dans les systèmes de l'économie souterraine, dans les systèmes de vie liés aux drogues. Donc quand ils disent “dans le système”, vous voyez ce que cela veut dire.
Là, j'ai commencé une enquête en population générale, dans les bistrots, les pharmacies, dans les dispositifs d'aide. Peu à peu, de proche en proche, j'ai rencontré d'autres types de familles en me disant ça doit être le type de passage. Puis peu à peu j'ai réalisé que c'était encore le même type de famille. Je me trouvais dans des situations où les économies familiales étaient complètement bouleversées où finalement je me trouvais toujours avec des mères. Il ne restait plus que les mères et les enfants. Il n'y a plus que les mères qui ont quelque chose à dire sur les conduites de leurs enfants. Mais où sont les pères ? Cela reste toujours une question parce que les pères ont une importance capitale dans les économies familiales avec lesquelles j'ai travaillé, mais en creux, ils ne sont plus là, ils ont disparu du décor. Où sont-ils, est-ce qu'ils sont devenus de grands célibataires qui ne croient plus à la famille, des SDF, ou est-ce qu'ils ont trouvé du sens ? Les femmes ont trouvé du sens dans l'appropriation parfois des enfants, dans l'éducation, dans la vie intérieure, dans les huis clos domestiques parfois très étouffants. Où sont les hommes ? Ce sera ma prochaine enquête.
Je vais vous raconter comment ces femmes, ces familles, ces soeurs, ces grands-mères voient les conduites à risques des jeunes. Finalement en croisant les récits, cela se croise sur des désordres énormes, sur le plan des économies familiales, sur le plan du social, du judiciaire, de l'économique, du scolaire. Finalement elles ne cessent de nous montrer comment ces conduites à risques et ces mésusages de drogues et ces activités liées aux drogues sont des conduites d'adaptation à un processus de socialisation particulier. Bien sûr tous les gens dans les quartiers ne deviennent pas des toxicomanes, c'est vrai. Les familles ne cessent de le dire. Nous ne sommes pas dans un déterminisme social. Donc elles se passent au croisement d'un processus de socialisation particulier et d'une histoire familiale et individuelle particulière. Vous pouvez penser que c'est propre à mon terrain et c'est ce qui est assez particulier. Quand on lit les travaux des autres, Werner, Comorff , on se rend compte que partout à la marge de l'économie de marché, il y a cette jeunesse qui engage de plus en plus de conduites à risques, qui se met en danger, des conduites d'auto destruction et nous sommes interpellés. C'est ainsi que peu à peu j'en suis arrivée à participer, par exemple à la réflexion qu'il y a ici, c'est-à-dire réfléchir à la mondialisation, à ses conséquences profondes, notamment sur le plan des processus de socialisation de la jeunesse.
Qu'est-ce que ces parents m'ont raconté ? D'abord ils m'ont parlé du processus de socialisation lui-même, en parlant d'abord des socialisations de quartiers. Je vous ai parlé de ces modes de vie dans ces clos. Les enquêtes amènent à être très pragmatique. Dans ces clos il n'y a pas de magasins, c'est exclusivement locatif, c'est du logement social. Les gens n'ont pas de véhicules, ils sont au chômage, au RMI, les revenus sont très faibles surtout que le RMI n'augmente pas en fonction du nombre d'enfants, cela vous donne un peu une idée des conditions économiques de ces familles. Elles n'ont pas de voiture et doivent faire un à deux kilomètres à pied pour trouver une grande surface. En plus c'est très violent dans ces quartiers, on n'est plus dans la solidarité ouvrière, on est souvent dans des histoires de lutte des castes, comme dans la société globale. La lutte des classes qui articulait les gens autour de solidarité s'est déployée en lutte des castes, lutte des places, disent certains. Il y a le racket, alors envoyer son môme à 2 kilomètres.. Alors ce qui s'est développé, c'est une économie de proximité, on pourrait dire illégale, on pourrait parler d'économie alternative, tout se vend, tout s'achète aux portes “tout ce qui est tombé du camion”. Tout le monde doit se débrouiller, la vie est chère. Tout le monde à Charleroi achète aux portes, c'est classique, cela fait partie des modes de vie. Pour les jeunes entrepreneurs, où est-ce qu'ils vont se créer des destins d'exception qui sont ceux d'un modèle culturel. Où est-ce qu'ils vont devenir performants, où est-ce qu'ils vont s'associer ? C'est dans l'économie souterraine, d'autant plus qu'il y a des produits qui se vendent chers, d'autant plus qu'on peut y faire de la “tune”. Où est-ce qu'on peut faire le plus de “tune” : dans ce qui est prohibé, donc dans les drogues illégales. Donc pour les jeunes des quartiers il y a là tout un espace de développement. Ces jeunes finalement se développent à travers ces pratiques souterraines. Grâce à ces pratiques ils se font valoir, ils protègent leur famille, plus ils ont de réseaux d'inter-connaissances plus leur soeur est protégée, plus leur mère est protégée, dans des systèmes de violence et de désordre où c'est la loi du plus fort qui compte, cela permet de “faire l'Américain”, cela montre la force de la mondialisation et finalement ces pratiques sont le miroir, peutêtre délinquant, mais le miroir de ce qu'elle propose.
Il y a évidemment de l'économie souterraine qui est gérée par les réseaux familiaux mais la plupart des familles assistent, impuissantes, à la socialisation des jeunes dans ces réseaux. Socialisation ne veut pas dire humanisation bien entendu. De toute façon on peut se poser la question de savoir si l'économie de marché peut humaniser la jeunesse, au niveau des quartiers. Est-ce que cette socialisation dans l'économie souterraine l'humanise ? L'humanisation c'est quoi ? C'est évidemment renoncer par exemple à la toute puissance, à l'instrumentalisation de l'autre. Je ne suis qu'au début du propos.
Je quitte les quartiers et j'entre dans les familles, simplement pour vous donner une vision de ce qui s'y passe. Dans les familles il y a des histoires familiales apparentées comme si dans le «vivre ensemble» des couples, la famille traditionnelle, la famille patriarcale s'était fracassée et que finalement les gens s'étaient fabriqué des vies de grands célibataires. Ces hommes ont disparu, ces femmes sont là. Ces femmes doivent être le père et la mère à la fois, comme elles disent. Certaines y arrivent, certaines n'y arrivent pas. Celles que j'ai rencontrées n'y sont pas arrivé. Finalement qu'est-ce qui s'est passé : il y a un des enfants qui a pris dans la famille une place qui ne lui revient pas. C'est tout le phénomène des petits hommes de la maison qui arrivent dans les écoles, des petits caïds dans les quartiers qui deviennent des petits hommes de la maison, qui essaient de soumettre la famille à leur loi, des tout-puissants finalement et qui peu à peu ont de grande difficulté aussi d'émancipation de leur mère. Ils sont dans des rapports extrêmement serrées, extrêmement proches où il n'y a plus de tiers, comme d'ailleurs dans l'économie souterraine, ce sont des économies qui sont duelles et où profondément il n'y a plus d'arbitre, plus de tiers. Dans les familles avec lesquelles j'ai travaillé, les choses se passent de la même manière. Et puis il y a les frères et les soeurs qui observent, ils voient qu'il n'y a pas le juste partage de l'affection, qu'il y a une relation trop serrée. Finalement eux aussi développent de multiples conduites à risques, des conduites d'appel pour que se rétablisse l'équilibre, la justice. Ceux qui sont mis à des places qui ne leur reviennent pas, à savoir les petits hommes de la maison, ils vont ailleurs s'associer. Ils cherchent de l'émancipation et souvent les toxicomanies et les conduites à risques sont une manière d'apaiser les séparations violentes.
Puis il y a l'école et la première conséquence du désordre, pour ces jeunes, on le voit au niveau des enfants, c'est le refus d'apprendre. Ces jeunes ne s'intéressent plus à l'apprentissage, ne s'intéressent plus au monde. Finalement ils sont mis dans des processus de sélection scolaire d'autant plus fort et d'autant plus vite qu'ils sont dans des processus familiaux et des processus sociaux de petits hommes de la maison. On voit comment les écoles tentent de trouver des équilibres entre la culture de la rue qui a socialisé les adolescents et puis la culture dominante que, eux, sont censés transmettre.
J'ai juste lancé quelques questions parce que je pense qu'à travers la marge et ce qu'elle produit comme rapports sociaux, comme économie familiale, on peut interroger la mondialisation. C'est une manière de l'aborder et une manière aussi de se poser la question de son sens. Est-ce qu'elle ne nous mène pas profondément dans une impasse, au niveau même des processus de socialisation qu'elle produit et de ceux qu'elle met en péril ?
Michael Singleton
Merci beaucoup pour ce témoignage de chez nous. Personnellement avant d'être anthropologue, ce qui est mieux, dans une autre incarnation, je fus théologien. On m'a toujours dit que dans le royaume des cieux et même dans les mille ans sur terre il n'y aurait plus de mal physique et encore moins de mal moral. Je me demande si dans le post-développement il y aurait encore place pour le péché, même le tout-petit péché mignon. C'est un peu farfelu, mais je dis le développé, à la limite, il s'est compris et se comprend par rapport au sousdéveloppé. Mais si dans le post développement il n'y a que des post développés, s'il ne traîne pas encore des ambidéveloppés, comme Bill Gates ou Bush ou s'il ne traîne pas encore des gens qui disent non au post développement, comment saura-t-on qu'on est post développé ?
J'ai entendu parler pas mal du darwinisme quand même ces deux jours-ci. J'ai quand même l'impression qu'on a falsifié en partie l'histoire. Je ne sais pas si vous vous rappelez ou si vous avez lu que dans les moments de grande extinction, ce sont globalement les plus faibles qui s'en sortent, c'est-à-dire que lorsque cela va très, très mal, ce sont les plus rusés, les plus petits qui s'en sortent. Il ne faut pas oublier cette histoire là, aujourd'hui le darwinisme n'est sans doute pas toujours et en toute circonstance la seule référence.
J'avais envie de vous amener dans mon autre chez moi, c'est-à-dire chez les Mossis du Burkina Faso, il y en a quelquesuns dans la salle, donc je fais gaffe à ce que je dis.
Globalement lorsque j'ai commencé à m'intéresser plus ou moins au développement, je n'avais pas de légitimité dans le village dans lequel j'enquêtais. Ils m'ont demandé d'écrire un projet de développement pour eux, un papier grigri comme ils disaient. Donc je me suis mis à écrire ce papier et en fait la plupart des gens m'ont fait une liste, ils m'ont dit “toi qui es vraiment très, très blanc”, ça c'est une première chose, ils m'ont dit, « on voit que tu tiens toujours un papier, que ta tête tourne et que donc comme tu connais ce qu'ils ont dans la tête tu n'as qu'à faire ça toi-même, mais nous on veut manger un peu du développement aussi ». Comme j'avais un peu de légitimité comme ethnologue, je me suis dit la moindre des choses c'est d'essayer de rentrer en commerce avec eux. J'ai fait un premier papier sur une page de papier ministre, ils me dictaient « du haut de votre haute bienveillance, monsieur le chef de la coopération au développement, je voudrais une rustine, trois boulons pour mon vélo, une pirogue, etc. et puis s'il vous plaît surtout de l'argent pour chasser les sorciers qui nous embêtent parce qu'ils nous obligent à redistribuer entre nous et on vous assure que c'est vraiment très difficile ». En gros c'était ça ma découverte du développement. Puis le plus terrible c'est que j'ai récris après le papier parce que ça n'a pas marché. Donc ils m'ont dit, débrouille-toi avec tes frères et tes gens, récris un papier lourd, comme ils disent, pour que ça fonctionne. J'ai récris un papier lourd et je vous assure que mal m'en a pris, vu que globalement grâce à leur premier papier ils touchaient bon an, mal an, une centaine de mille francs CFA, c'est pas grand-chose. Mais figurez-vous que mon papier a été récrit. Il a fait mouche dans une ONG, puis ils ont, tout d'un coup, eu sur un compte 80 millions de francs CFA. Cela a été absolument abominable pour moi, voire pour eux aussi. Donc je vais vous amener rapidement en deux, trois mots là-dedans, dans la complexité assez inouïe de ce village.
Premier point, ce qui se passe ces dix dernières années c'est un moment très particulier d'une transition sans aucun doute d'anciens modes de sécurisation, de vivre ensemble populaire, basés à la fois sur la confiance dans la parenté et le consensus entre les lignages. Le tout c'est de comprendre estce qu'on peut arriver au mode de vivre ensemble propre à notre manière à nous, c'est-à-dire la concorde civile avec l'espace public, les affaires publiques, la pluralité, les espaces privés, les espaces publics. Je fais vraiment l'hypothèse que c'est extrêmement complexe, voire vertigineux de s'imaginer que ce soit pensable en quelques mois, voire en quelques années.
Cette transition m'amène à un deuxième point, deuxième mot, désolé mais je ne théorise pas, je donne juste les mots. En quelques années j'ai constaté une forme de modernité aujourd'hui totalement insécurisée. Aujourd'hui, de cette société que j'ai connue il y a une quinzaine d'années, j'en arrive à une société de la peur, une société de la violence où je me retrouve dans une sorte de gangrène de l'empilement des normes, c'est-à-dire que c'est comme si nous ne savions plus, ou ils ne savent plus, à quel saint se vouer, littéralement parlant. Il existe en fait des normes coutumières, des normes religieuses, des normes importées par l'état, des normes liées aux coopérations, au développement et les uns et les autres tentent de se retrouver dans cette grande complexité. On en arrive donc à l'idée que l'insécurisation augmente ainsi que la peur, ainsi que la recherche de protection, on pourrait dire uniquement pour soi. On est dans un moment de crise sorcière. La sorcellerie est un moment de cette modernité ci, elle n'a rien à voir avec quelque chose d'ancien. C'est une sorcellerie de la sortie en fait de la société coutumière. Aujourd'hui tout se passe comme ci les laisser pour compte de l'ancien monde se sentaient, on pourrait dire, abandonnés par les gens qui ont réussi à économiser, à rentrer en capitalisme et que donc ils tentent d'atteindre par la sorcellerie ceux qui s'en sont sortis. Ceux qui s'en sont sortis ont très peur de la paysannerie, de plus en plus peur de ces masses paysannes qui les affectent. Donc les mouvements religieux qu'on observe aujourd'hui c'est dans cette mouvance là qu'il faut aller les chercher.
Point suivant, appel d'État, incontestablement un appel d'État . Ce sont les faibles qui appellent l'État, ce ne sont pas les forts. Les forts, on en parle depuis deux jours, c'est la rentabilité du capital en dehors des règles construites par les États. Je sens cet appel d'État dans les villages, par les mères, par les pères, c'est-à-dire une volonté en fait de se sortir de cette situation corrompue dans laquelle se joue un empilement de normes où plus personne ne se sent contraint, où chacun joue les normes de l'autre face aux siennes et donc chacun se retrouve dans une insécurité assez grande. Ici ce que l'on ne veut plus dans cet appel d'État, c'est une double mise à distance. Première mise à distance, ce sont les vieux habits, comme dirait mon collègue Niamba c'est à dire la société coutumière. Cette société là ils n'en veulent plus mais en même temps la société corrompue, la société de la ville en fait, apparaît comme une noirceur. Donc les gens se retrouvent dans une situation complexe.
Et alors, quatrième point, c'est que cette situation peut partir dans de multiples sens. Dans un sens, on pourrait dire plurivoque, dans un sens de pluricité, cité dans le sens de ville plurielle, multiple. Bien entendu, on observe la naissance de cité de nature théocratique, les cités inspirées. Vous voyez ça à Touba ou bien dans plein d'autres endroits en Afrique et ailleurs, donc des cités où finalement on tente de se sortir de cet empilement de normes et d'une zone corrompue pour inventer une manière autre de vivre ensemble.
Autre cité, l'immense cité de la violence, c'est une rigidification des coutumes de ceux qui ont réussi à se maintenir là-dedans. On trouve des villes qui se mettent en oeuvre sous cette rigidification. Autre cité, c'est la cité pluraliste, la cité par projet, la cité vertueuse que les occidentaux, entre autres, proposent, une cité civique, une cité industrielle pour reprendre les termes de Boltanski. Dans cette zone là de l'Afrique est-elle viable, est-elle tout simplement pensable ? C'est une zone qui est quelque part un parcours obligé pour les populations. Alors émerge dans cette circonstance là un personnage étrange que j'ai appelé très modestement le “big man” pour paraphraser des collègues. Le “big man” dans ces villes vertueuses émerge s'il est capable de se brancher sur des ressources et sur des rentes de la coopération ou du développement. A partir de là il irrigue des réseaux qui se sont transformés, d'anciens réseaux de protection qui étaient les zones de confiance de la parenté. Cette parenté se transforme, c'est devenu une parenté obligée. Cela n'a plus rien à voir avec les anciens réseaux, ce sont des gens qui vous sont collés, qui vous sont des obligés et en même temps dont vous dépendez. Ces “big men” on pourrait dire, irriguent à la fois des réseaux magico religieux, des réseaux politiques, des réseaux économiques. Et émergent évidemment dans ces cités vertueuses énormément de corruption et voire de réseaux maffieux.
Dans ces villes, la violence est de plus en plus grande mais pas forcément visible. Imaginez le champ de la coopération comme un grain de café. Vous voyez les deux sphères, les deux parties du grain de café avec un sillon au centre pour le dire comme ça. Alors ce sillon c'est, à mon avis, la zone d'impunité, c'est une zone où quelque part personne n'est capable vraiment d'imposer des règles, zone dans laquelle se situe la plupart des “big men” et dans laquelle une rente et une accumulation sont plausibles. Dans un entre-deux totalement entretenu pour pouvoir jouer avec beaucoup de ruse de l'accumulation illicite. Mais ce sillon est aussi un miroir. C'est un miroir étrange qui permet de refléter un projet et le seul projet plausible, à mon avis, pour l'occident et pour les promoteurs de projet ce n'est que le sien. Donc il y a une impossibilité totale de réfléchir à la construction ou aux évolutions dramatiques et rapides des sociétés locales ou plurielles, bien entendu.
Première idée, c'est que ce miroir permet simplement de renvoyer le modèle de la cité vertueuse, cette cité produite dans les dossiers de projets de coopération pour simplement rentrer en dialogue et que le décaissement soit plausible. Si vous dites la complexité de la situation dans laquelle vous êtes, vous n'avez aucune chance de rentrer dans les critères et donc vous n'aurez rien. Donc s'il vous plaît, mimez au maximum le projet de celui qui a des ressources et ça marchera. Derrière le miroir se trouve incontestablement l'omerta, la loi du silence, c'est-à-dire que la société locale se tait, affiche constamment le consensus, à l'image de l'occident et donc l'image, le reflet que nous avons ce n'est que le reflet de nous-mêmes. On a comme une adhésion, on a l'image d'une adhésion mais cette adhésion n'est que rusée, à mon avis cette adhésion à l'occident n'est qu'une adhésion à l'image de l'occident et en aucun cas à son modèle.
Débat
Un intervenant
Je voudrais savoir ce que vous appelez exactement un mouvement religieux ethnique et je voudrais savoir aussi s'il y a une autonomisation des nouveaux mouvements religieux par rapport à leurs initiateurs missionnaires, est-ce qu'ils se démarquent dans d'autres directions, vers des objectifs plus politiques. Est-ce qu'il y a une tendance vers cette voie là ?
Gilles Séraphin
Si j'ai utilisé l'expression mouvements religieux ethniques, j'ai dû faire une erreur. En fait il y a des églises indépendantes africaines, c'est peut-être à ça que vous faîtes allusion, surtout à Nairobi, à Douala il y en a quelques unes mais peu, alors qu'à Nairobi c'est à peu près un quart de la population qui sont dans ces églises indépendantes africaines. Parfois elles ont été fondées par un prophète africain qui a eu une révélation, certaines ont essayé de reprendre certains traits traditionnels, d'autres sont très fondamentalistes. Elles peuvent être indépendantes et africaines mais elles ont été influencées par les mouvements fondamentalistes, notamment Nord- Américains.
Il y a un foisonnement des mouvements religieux. Il y a plusieurs églises qui sont arrivées mais il y en a partout qui émergent, encore plus à Nairobi qu'à Douala. Je citais le recensement de 1986, il y avait déjà 320 églises pentecôtistes et 330, ou l'inverse, églises indépendantes africaines. Ca foisonne toujours, il y a des scissions, un leader fonde sa nouvelle église et se réunit avec d'autres. Quand on parle de mouvements pentecôtistes, en fait, il faut voir que c'est une nébuleuse, ce n'est pas une église pentecôtiste, le point commun c'est d'être en contact direct avec Dieu par le biais de l'esprit saint.
Quant à leur positionnement, soit elles ne s'occupent pas de politique, soit elles veulent influencer le politique sur des sujets moraux, par exemple sur la sexualité, le sida, etc. donc ce sont des mouvements qui sont en général d'une morale assez rigoureuse et ce ne sont pas des mouvements qui prêchent la révolte. Le salut ne peut venir que par l'individu, ça ne vient pas par le collectif. Ce ne sont pas des mouvements vraiment d'opposition politique, que ce soit à Douala ou Nairobi. En fait au niveau des religieux, aujourd'hui les églises qui s'opposent le plus au pouvoir sont les églises historiques, que ce soit le mouvement protestant ou l'église catholique.
Un autre intervenant
Ce que vous nous dites semble aller contre la crainte qu'on peut avoir d'uniformisation, d'occidentalisation du monde, mais néanmoins toutes ces nouvelles religions dans le cadre de l'Afrique gardent comme référent le christianisme, le protestantisme dont les socles culturels, historiques sont l'Europe ou l'Amérique du Nord. Quelle force et quelle place ont ces référents culturels historiques dans la représentation que peuvent se faire ces peuples du monde et de leur place dans le monde, du rôle qu'ils ont à jouer en tant qu'individus à part entière ?
Gilles Séraphin
Je n'ai pas une solution en disant non le monde ne s'uniformise pas ou s'uniformise. Je crois qu'il y a les deux ten- dances. Effectivement on voit qu'il y a une très forte influence et notamment, je parlais des mouvements pentecôtistes, etc. par le biais des églises Nord- Américaines. Oui je pense qu'il y a une occidentalisation du monde, notamment par rapport au référentiel bien / mal qui s'est imposé à Nairobi, qui s'impose dans d'autres pays africains, il y a un exemple qui est bien étudié, c'est le Ghana, J'ai essayé d'aller un peu plus loin pour dire qu'effectivement il y a une occidentalisation mais il y a aussi une résistance de ces sociétés. IL y a une localisation de ce mouvement. Il y a des choses qui émergent. Les sociétés ne subissent pas les choses comme cela qui viennent de l'extérieur, elles sont fortement influencées mais elles retravaillent, elles reconstruisent et c'est plus ce travail de reconstruction perpétuelle qui m'intéresse à étudier.
Un autre intervenant
C'est un peu le même sens pour ma question, l'aspect marchandisation des mouvements religieux. Si je me réfère au Brésil où j'ai pu voir les pauvres, ils n'ont pas beaucoup mais les mouvements religieux justement leur retirent le peu qu'ils ont.
Un autre intervenant
Le bien et le mal, je ne pense pas que ce soit une spécificité chrétienne alors ça me surprend un peu.
Gilles Séraphin
Certains de ces mouvements, notamment pentecôtistes, ont été accusés d'être un peu l'avant-garde des institutions de Bretten Woods et d'instaurer une sorte d'esprit capitaliste. C'est sûrement vrai dans le sens où l'individu s'affranchit un peu des liens communautaires par le biais des mouvements religieux donc il peut investir son argent dans ses modes de production, c'est un petit artisan, etc. ; il est plus affranchi des pressions communautaires donc cela influence cet esprit du capitalisme, l'esprit d'entreprise. A Nairobi c'est sûrement vrai, tan- dis qu'à Douala, l'ethnie majoritaire Bamiléké avait bien avant que le christianisme n'arrive. cet esprit d'entreprise. Il y a l'esprit d'entreprise dans les deux villes mais ce n'est peut-être pas automatiquement dû à l'influence de la religion. Audelà il y a aussi tout le business qui se fait autour des ONGs, notamment religieuses, et il y a aussi ces réseaux qui se font et effectivement il y a des mouvements religieux qui vivent même très bien. Dans certains, il y a aussi la dîme qui est prélevée, il faut donner 10% de ses revenus et 10% de ses revenus quand on n'a pas grand-chose, c'est beaucoup. Mais si les gens adhèrent à ces mouvements c'est qu'ils trouvent quelque chose et c'est justement cette recherche de sérénité, de guérison, de protection aussi qui est très importante.
La distinction bien / mal effectivement n'est pas une distinction que chrétienne mais elle pénètre et devient vraiment une opposition morale très influente et notamment à Nairobi ou au Ghana par le biais des religions chrétiennes. C'est toujours la lutte contre les forces du mal, on a entendu ça dans d'autres contextes avec le diable, il y a le chiffre de la bête, il y a beaucoup de références bibliques et aussi millénaristes par rapport à la fin du monde, etc.
Michael Singleton
Moi je crois qu'effectivement quand la situation devient apocalyptique on a une tendance à dualiser, peu importe sa religion explicite, il se fait que nos deux intervenants se situent dans le contexte chrétien, mais si vous pensez aux phalongans en Chine ou ce qui se passe au Gujarat en Inde actuellement ou dans d'autres coins de l'Afrique c'est au sein même de l'Islam qu'il y a ce foisonnement et ces préoccupations qui nous interpellent parce que nous avons un paradigme, satisfaire les besoins naturels et puis le surnaturel c'est le supplément. Ailleurs c'est presque le contraire qui se réalise. On se précipite vers la satisfaction des besoins qui nous paraissent supplémentaires, secondaires et superficiels et c'est le besoin naturel qui se satisfait en supplément. C'est assez paradoxal à ce niveau là.
Une autre intervenante
Oui je voulais dire qu'on peut faire pousser des pommes de terre en altitude, en Bolivie ils font ça très bien et je ne doute pas que les Hollandais y parviennent et payent la mafia pour pouvoir travailler.
Anne-Marie Vuillemenot
Je ne doute pas qu'on puisse cultiver de la patate à 3000 m d'altitude mais dans ce cas particulier géographique, c'est une aberration totale, d'autant plus qu'ils ont à leur disposition des kilomètres de steppe qui ont d'ailleurs déjà dans d'autre temps été irrigués de manière complètement anarchique par les soviétiques. On connaît tous le drame de la Mer d'Aral, qui est au Kazakhstan, c'est un des plus grands drame écologique contemporain. Pour rappeler quelques chiffres encore une fois, 70 % de la population autour de l'ex Mer d'Aral, c'est-à-dire du mini lac qui reste, est atteinte de cancer oesophagien.
Là aussi les bergers ont été complètement sacrifiés, non seulement leurs pâturages se sont vus petit à petit désertifiés mais en plus ils ont subi la pollution des sols, donc le lait maternel n'est plus buvable et des tonnes d' autres exemples que l'on connaît bien. Je n'ai pas non plus insisté sur la situation nucléaire dramatique du Kazakhstan. Le Kazakhstan est la poubelle nucléaire de l'ex Union Soviétique. Ils avaient 5 polygones nucléaires à ciel ouvert en ex Union Soviétique. Ils ont fait, et ça ce sont des choses que l'on connaît peu, des expériences nucléaires, à ciel ouvert encore une fois, en laissant des populations témoins dans les villages, donc en déplaçant des populations d'un village et pas les autres pour de voir. On a petit à petit des archives du KGB qui sortent avec ça. C'est édifiant, c'est terrifiant vraiment, c'est-à-dire qu'on a utilisé ces bergers absolument comme des animaux de laboratoire.
Un autre intervenant
Oui, vous avez évoqué le rôle de la mafia en compétition entre guillemets par rapport à des regroupements ou des mafias traditionnelles locales que vous citiez. Est-ce que vous avez d'autres exemples où il y aurait eu au contraire réussite des échanges premiers par rapport à la mafia, indépendamment de votre terrain.
Anne-Marie Vuillemenot
Il y a des tonnes d'exemples mais qui sont surtout liés en fait aux grands trusts qui ont accepté de payer. C'est-à-dire que si Elf Aquitaine, je cite Elf mais les Américains ou Shell c'est la même chose, ont aujourd'hui des terrains d'exploitation pétrolière au Kazakhstan c'est parce qu'ils paient 25 % à la mafia. Ce sont des choses qui sont excessivement courantes. Dans des exemples de petits projets plus locaux, j'ai rencontré un Anglais qui travaillait au nord du Kazakhstan à la frontière sibérienne et qui récoltait des vessies et autres viscères de moutons pour les cosmétiques anglais. Là aussi en fait il payait son dû à la mafia régulièrement. Cela ne semblait pas lui poser de problème de conscience majeur.
Un autre intervenant
Travaillant, par contre, pas dans le domaine des entreprises mais dans celui des ONG, j'ai un peu plus de mal, je travaille aussi en Europe de l'Est avec des population Rom, tziganes et on se rend compte que la mafia ce sont les représentants des ONG qui détournent l'argent de l'Union Européenne, il n'y aucun contrôle de tout cet argent et les premiers lésés c'est réellement les populations tziganes qui sont à la base. On se rend compte que tous ces représentants d'ONG sont complètement véreux, c'est là que j'ai un problème. Je veux bien comprendre en effet que Elf va payer 25 % mais que l'Union Européenne laisse faire ça, moi ça me pose plus de problème ça va dans le même sens de bonne conscience et de justification par rapport à tout le reste, on fait du développement, mais bon...
Anne-Marie Vuillemenot
Je ne suis pas politologue, mais je crois qu'on ne s'est pas du tout positionné au moment de la chute du mur de Berlin, tout le monde a attendu et l'occident a attendu. A force d'attendre on a laissé un certain nombre de situations se mettre en place là-bas et maintenant on est complètement dépassé comme les populations locales le sont aussi. Encore une fois quand on rentre dans une logique de tout s'achète donc tout se vend, on ne sait pas où s'arrêtent les choses. On parle souvent de trafic d'organes... J'ai assisté à des choses édifiantes, je ne suis pas ici, encore une fois, pour étaler des monstruosités mais au moment où j'étais au Kazakhstan, je crois que c'était en 97 ou quelque chose comme ça, il y avait un trafic de placenta qui s'était mis en place, c'était terrifiant, on retrouvait des cadavres de femmes éventrées un peu partout et des bébés à maturité en train de mourir dans le froid à côté de la femme qui avait été éventrée, on avait arraché le placenta. Cela paraissait dans les journaux tous les jours, c'était incroyable, ce sont des informations qui ne passent pas ici, c'est-à-dire que quand on rentre dans l'inhumanité, dans le système qui ne fait plus sens pour personne, où encore une fois même la marge ne fait plus sens, on ne peut même plus être marginal comme on a envie d'être marginal. On est obligé d'être marginal dans la norme, c'est-à-dire d'entrer dans la paupérisation et alors effectivement c'est la porte ouverte au tout et n'importe quoi et on n'a pratiquement aucun moyen d'action là-dessus. Mais oui toutes les couches de la société sont concernées, bien sûr. D'une certaine manière le cinéma kazakh contemporain néoréaliste témoigne pas mal de ça. Je sais qu'il y a toute une série de films kazakhs qui ont été projetés à Paris dans un certain nombre de cinémas et qui témoignent de cette espèce de désespérance, on est au milieu de nulle part, c'est un no man's land qui s'est instauré et on ne sait plus du tout par quel bout prendre les choses.
Mireille Dupuis
Merci de parler de trafic d'organes. Ma spécialité est la petite enfance et en même temps je suis rattachée à l'Etablissement Français des Greffes. C'est un établissement français, on va dire très propre. L'Etablissement Français des Greffes est vraiment nickel, sauf que l'année dernière d'éminents sociologues, lorsque nous avons évoqué le trafic d'organes, sont intervenus en traitant ce trafic en terme de rumeurs. Je voulais aussi simplement faire trois remarques.
A propos d'abord de l'échelle. Nous sommes à une échelle effectivement distendue entre le particularisme et l'universalisme. Il n'y a plus « d'entre deux », c'est-à-dire les paroles d'un individu, d'une personne peuvent avoir de très grandes répercussions face à quelque chose qui par ailleurs devient de plus en plus informel et cet entre-deux qui nous manque, vous l'avez très bien dit, très bien formulé les uns et les autres, c'est bien sûr le communautaire, c'est bien sûr la négociation, c'est-à-dire le frottement, plus de négociation possible donc plus de frottement et puis la solidarité, de totale à moyenne, elle est devenue considérablement légère et c'est vrai que c'est dans ce grand écart dans lequel nous sommes.
Deuxième point, Madame, quand vous évoquez le rat dans une cage électrifiée, je vous dirais que malheureusement nous connaissons bien les effets de ces cages, de ces absences de décisions et de repères, ça porte un nom, parce que quelque fois les choses deviennent innommables et d'autre fois la science s'arrange pour donner des noms, ça s'appelle la résignation apprise. C'est quand on ne sait plus quoi faire, quand on a été électrifié, électrocuté de partout, on ne prend pas les bonnes décisions. Malgré tout, ce qui m'épate et je vous pose à vous tous la question et aussi à la salle où il y a des personnes ressources, est-ce que tous les comportements deviennent mauvais ou bien, malgré le contextes de résignation apprise y a-t-il encore des comportements justes et sait-on encore trouver les bonnes réponses ? Pour ma part j'ai constaté que oui.
Enfin dernier point, vous parliez de la dette, je dirais une autre dette. Bien sûr qu'il n'existe jamais une communauté sans dette, vous le savez très bien, vous êtes issus de famille ou de communautés vis-à-vis desquelles vous êtes tous et nous sommes tous dans trois situations : la reconnaissance, la rancune ou la dette, sauf que cette dette aujourd'hui n'est plus de l'ordre symbolique, n'est plus de l'ordre du service et du comportement mais qu'elle est devenue monnayable, qu'elle est malheureusement sonnante et surtout terriblement trébuchante.
Un autre intervenant
Oui j'ai beaucoup aimé l'introduction que vous avez faite sur cette possibilité que les kazakhs ont de s'inscrire dans les mondes supérieurs et les mondes inférieurs, c'est-à-dire toute cette négociation qui est nécessaire pour eux pour exister et que je crois qu'en fin de compte, l'occidental est celui qui a une relation complètement autre à son environnement qui est un environnement de domination et ça depuis son origine. Chaque fois que l'occidental se trouve confronté à un problème il a immédiatement la solution. Il va y avoir des dégâts par ailleurs qui vont être énormes mais le danger de l'occidental c'est son efficacité. Hier il y avait quelqu'un qui disait : mais par rapport aux 800 millions de personnes qui sont au-dessous du seuil de pauvreté, qu'estce qu'on fait, moi je répondrais que dans la globalisation de ces problèmes on se retrouve confronté à notre réalité d'impuissance et de démobilisation. Ce que je voudrais dire, pour le vivre actuellement, je suis à la retraite mais j'ai quand même des engagements, cette réalités de dépossession des gens de leur destin, elle existe ailleurs, elle existe également chez nous, elle est peut-être moins visible, beaucoup plus culpabilisée puisqu'elle nous intéresse directement mais je crois qu'on est dans la même logique, c'est-àdire ce n'est pas la peine d'aller chercher les 800 millions de personnes qui sont dans la merde, ils sont chez nous à côté.
Anne-Marie Vuillemenot
Pour peut-être enchaîner rapidement sur ce que vous venez de dire, je crois qu'effectivement malheureusement les bergers kazakhs n'ont pas cette primauté d'être les seuls à être dans une situation aussi dramatique, ça c'est très clair. Je vais peut-être essayer de répondre rapidement à tout ce que vous nous avez dit avec une logique la plus kazakh possible, c'est-à-dire ma spécialité n'est pas nos sociétés ici, même si je suis issue d'ici. Je n'ai pas la prétention non plus de dire que je suis en train de devenir kazakh et que je suis une femme kazakh parce que j'ai entendu des choses édifiantes hier donc j'aimerais me positionner très clairement, d'accord ?
Quand vous dîtes qu'il n'y a plus d'entre deux c'est d'autant plus vrai au Kazakhstan que dans cette logique traditionnelle coutumière, justement tout se joue dans l'entre deux. J'ai parlé très très rapidement de cet axe des mondes et des différents mondes, je n'ai pas parlé de ces deux personnes essentielles qui sont les garantes de ces équilibres, d'un côté le chaman et de l'autre la belle-fille. Ces deux personnes, à la fois dans l'espace rituel, qui est l'espace du chaman bien sûr et dans l'espace quotidien, qui est l'espace de la belle-fille, ces deux personnes sont en charge en permanence dans leurs actes et dans leur mode d'être au monde de la garantie de ces équilibres. Bien évidemment, ce n'est pas ici le lieu pour commencer à vous parler de l'état du chamanisme au Kazakhstan, bien sûr il y a de plus en plus de chamans et de néo-chamans qui sont présents mais qui avec beaucoup de difficulté arrivent à maintenir cet entre-deux. La belle-fille, quant à elle, en perdant sa yourte parce que c'est elle en fait qui est en charge de la yourte, a effectivement perdu tout à fait son lieu d'entre-deux.
Le communautaire dans cette société pluri ethnique, le communautaire était un communautaire pluri ethniques et là aussi je voudrais bien insister sur ce fait là parce qu'on a tendance à nous faire croire que la plupart des guerres qui se déroulent en Asie Centrale sont des guerres ethniques. Je voudrais quand même mettre le doigt sur le fait que, au moment des indépendances, toutes ces ethnies, bon an, mal an, vivaient excessivement bien ensemble. Cela ne posait pas de problème majeur. On était tous de citoyenneté soviétique et tous de nationalité Kirghize, Kazakh, Ouzbek, Turkmène ou autres et en effet, dans les villages, c'est le lieu que je connais le mieux mais j'ai pu assister à ce genre de chose en ville aussi, finalement la solidarité, la négociation et le communautaire se vivaient de manière vraiment inter ethnique, c'est-à-dire que quand on tuait un mouton et que la voisine russe qui était seule et sans enfant avait besoin de viande, on allait lui porter un morceau de viande, sans faire attention au fait qu'elle était Kazakh ou pas . Aujourd'hui cette solidarité et ce communautaire potentiels ont petit à petit disparu, tout simplement parce qu'on ne possède plus de mouton à partager et que quand on arrive à payer pour un morceau de viande, souvent il ne suffit pas à nourrir la famille qu'on a déjà à la maison.
La résignation apprise et le comportement juste, j'avais tout une part de mon intervention aujourd'hui qui parlait plus en profondeur de ces bergers avec lesquels j'ai vécu et que j'ai laissée tomber, tout simplement par faute de temps et peut-être parce que ce n'est pas le lieu, mais je peux dire qu'effectivement j'ai eu la chance d'être avec ce que j'appelle des justes, c'est-à-dire des gens en équilibre à la fois dans leur milieu, dans leur famille, dans leur lignage et dans leur société et en équilibre écologique aussi, j'insiste là-dessus. Je ne vais pas vous parler des chasses et du reste mais il est clair que ces gens vivaient un équilibre écologique très fonctionnel à la fois dans les montagnes et dans les steppes, c'est-àdire sans déchets plastiques et autres qui sont apparus avec les marchés et le reste. On n'allait pas au marché avec un sac plastique, maintenant tout le monde se ballade avec des sacs plastique, ça se vend relativement cher. Si vous avez envie de faire fortune, rassemblez les sacs des supermarchés ici, allez les vendre sur les marchés d'Asie Centrale, vous allez ramasser beaucoup d'argent, c'est quelque chose de délirant mais ces sacs plastique se retrouvent à traîner dans la steppe.
Oui, ce sont au départ des justes, qui sont dans une explosion de repères mais pour ceux que je connais et qui survivent encore aujourd'hui, qui restent dans la justesse de leur devenir et de leur avenir, qui sont dans une recherche du plus d'équilibre possible.
Je n'ai pas parlé non plus de ceux qui ont complètement basculé, c'est-à-dire qu'en l'espace de trois ans, j'ai assisté à un taux de suicides parmi les hommes qui est pharamineux, quelque chose d'absolument épouvantable, dans le sens ou n'ayant plus de lieu, tout simplement cela n'avait plus de sens de vivre. Je parle des hommes jeunes qui étaient bergers mais j'ai assisté aussi à des suicides collectifs de personnes âgées. Dans les villages pluri-ethniques où ils étaient plus ou moins présents entre les transhumances, il y a 5 babouchkas, 5 grandsmères, chacune d'une ethnie différente, qui se sont un jour prises par la main et qui sont rentrées ensemble dans le lac du village, on n'a pas réussi à les sauver parce qu'on s'en est rendu compte trop tard. Ce type de comportement extrême et plus que désespéré, dans la désespérance absolue, est quelque chose d'excessivement fréquent.
Peter Hesse
Je suis allemand. Ce que vous avez décrit est un exemple parfait de micro conclusions, je vais inventer ce mot, que le développement qui est certainement fautif dans beaucoup d'endroits dans le monde, d'une façon peut-être pas identique mais comparable, parce qu'il y a manque d'ethnologues. C'est une chose qui est depuis longtemps nécessaire dans le développement d'avoir plus d'ethnologues. C'est en même temps symbolique pour le problème de toute cette conférence. Le fait qu'il y ait des problèmes dans le monde, dans ce que les gens appellent le développement, leur permet de jeter tout à la poubelle, y compris tout ce qui marche et qui doit marcher. On pourrait plutôt voir les problèmes, qui existent et qui sont bien montrés ici, comme un challenge. Moi je trouve qu'il y a tellement de mauvaises directions dans ce qu'on appelle le développement des finances et de l'industrie, et je suis industriel moi-même en même temps alors je dis ça avec bonne conscience parce que c'est un fait. Mais je me défends vigoureusement contre le fait d'essayer de mettre tout le développement à la poubelle. Il faut évidemment définir les mots, d'abord le développement c'est un fait qui existe. Tout se développe. Tout dans le micro et macro cosmos est en permanence en train de se développer. Nous les hommes, sur le plan international, nous mettons une mauvaise direction dans certains développements. C'est à voir et à corriger. Mais qu'est-ce qu'il se passe avec les décalages grandissants dans le monde, avec la différence qui s'accroît entre ceux qui ont, qui peuvent, qui savent et ceux qui n'ont pas de chance d'avoir, d'apprendre, de devenir. C'est incroyable, ce n'est pas possible. La grande majorité du monde n'est pas ici dans la conférence et ceux qui utilise mes arguments, à savoir lutter contre ce qui ne marche pas, mais promouvoir ce qui essaye d'être mieux, ne sont même pas accepté à la conférence Les gens comme moi ne sont pas invités mais je viens quand même parce que ce n'est pas acceptable. Je suis d'accord avec la tendance générale qui se montre maintenant à Porto Alegre, où j'étais comme membre d'un parti conservateur, je vous choque encore plus en disant ça mais c'est la vérité et j'y tiens, dans un parti en Allemagne, pas en France, pas besoin de vous inquiéter. A Porto Alegre j'ai beaucoup appris, c'est une tendance formidable. Il y a des gens dans tout le monde qui se cassent la tête, je crois que c'est du bon français n'est-ce pas, pour trouver des solutions. Mais en même temps tout jeter à la poubelle, je crois que c'est un mauvais signal pour la politique parce qu'il y a beaucoup de gens qui ne veulent pas dépenser pour améliorer le monde, qui cherchent des arguments comme ça. Je crois que c'est même un peu du chauvinisme de ceux qui vivent bien. De ça il faut prendre garde. Il faudrait plutôt travailler avec ceux qui ont des idées, qui ont vraiment le coeur ouvert, avec les ethnologues, en détail, avec ce qu'on appelle, je ne sais si ce mot existe en français, subsidiarity principles, le principe de subsidiarité. Il ne faut jamais régler en haut ce qui peut l'être en bas. Si on prend ça au sérieux, on arrive à régler beaucoup en bas et à résoudre d'après les situations, régionales, locales, familiales. Mais il y a aussi des problèmes dans le monde, si vous pensez à l'environnement en général, l'atmosphère, qui ne peuvent pas être résolus au village. Il faut quelque chose comme les Nations Unies, s'ils n'existaient pas ils devraient être inventés mais évidemment mieux fonctionner que maintenant. Ceux qui s'intéressent à comment les “Nations Unies” pourraient être, j'ai un petit papier là-dessus, c'est très personnel mais c'est venu de mon coeur, il fallait le dire parce que je n'étais pas invité mais je suis quand même là.
Michael Singleton
C'est bien parce qu'il faut une brebis noire pour que les brebis blanches se reconnaissent comme plus blanc que blanc.
Un intervenant
Je voudrais répondre à ce monsieur bien que je ne sois pas du tout un white sheep.
D'abord tout se développe, mais non il y a des choses qui ne se développent pas. Michael nous a dit, je crois avanthier, que dans l'art on ne peut pas parler de développement, voilà une chose qui ne se développe pas. Je sais aussi que dans Mein Kampf, excusez-moi de citer cet abominable livre, Hitler disait les vagues de la mer écrasent les bateaux, les montagnes s'écroulent, pourquoi est-ce que l'homme échapperait à cette loi de la force ?. Effectivement on pourrait dire la même chose du développement si tout se développe, l'homme échapperait à cette loi de la croissance et de la concurrence darwinnienne. Il faut affirmer avec quelques personnes pleines de foi que l'homme doit résister avec force et puis c'est tout ! Et moi j'étais tellement sensible, bouleversé par ce qu'a dit cette dame sur ces crimes que je me dis : ou bien nous regardons effectivement ce qui marche ou bien nous regardons ce qui ne marche pas et nous sommes décidés à dire non à ce qui ne marche pas. Nous n'avons peut-être pas assez de notre vie pour résister à ce qui ne marche pas. Personnellement j'ai plutôt choisi ce parti de résister et d'ouvrir les yeux sur ce qui ne marche pas. Il y a beaucoup de choses encore qui m'échappent dans ce domaine là.
Une autre intervenante
Je voudrais dire, à propos du premier intervenant, à quel point on est formaté dans nos esprits pour dire que le développement c'est inéluctable, c'est comme la pluie. Or pas du tout, c'est parce qu'on est formé pour penser comme ça. Je disais hier que c'était aussi dû à nos traditions. La pensée judéochrétienne, l'homme peut disposer de la terre, il peut tout faire avec. A côté de ça effectivement une pensée animiste va situer l'homme différemment dans la nature au milieu des autres espèces et au milieu des autres forces naturelles. Non tout n'évolue pas, monsieur a raison, non tout n'évolue pas, il y a des coutumes qui sont là depuis longtemps effectivement, des gens en parleraient mieux que moi, et depuis des millénaires et qui étaient très bien là comme ça. Notre pensée occidentale nous amène à modifier tout, mais de quel droit ? On fait plus de dégâts qu'autre chose et je crois qu'effectivement maintenant on est incapable de dire ce qui va marcher ou pas. L'enfer est pavé de bonnes intentions mais en attendant on fait énormément de dégâts avec les meilleures intentions du monde. Il faut peut-être se méfier aussi maintenant de nos bonnes intentions. Non personne n'est capable de dire ce qui va marcher ou pas alors il faut être prudent, par principe de précaution.
Un autre intervenant
Vous avez dit que les pères partaient, je reviens à votre débat, vous disiez que les pères étaient absents dans les familles. J'aimerais savoir pourquoi, parce que je pense que la réponse amène déjà un peu la solution à tous ces problèmes.
Pascale Jamoulle
On est dans la marge mais on est aussi dans les familles en crise, donc ce n'est pas toutes les familles. Je ne veux pas dire que les pères sont absents par- tout, par exemple dans la classe moyenne, il y a les nouveaux pères, les gens se bricolent des identités. Donc je replace le cadre où les pères ont disparus du décor. Où est-ce qu'ils sont ? Justement je voudrais bien le savoir, moi. Je sais qu'il y a eu des guerres énormes sur le plan du couple dans les familles où j'ai travaillé. Certains ont été vraiment complètement désespérés de voir les systèmes de pouvoirs patriarcaux qui se cassaient la figure dans les familles, de voir ces femmes qui revendiquaient d'autres modes de vie, d'autres styles de vie. Ils se sont rigidifiés avec énormément de violence, cette violence est apparue dans mes quartiers mais quand on lit d'autres bouquins, par exemple à New York on retrouve les mêmes processus de violence comme si quand la famille patriacale allait trop vite et que les gens n'arrivaient pas à se bricoler du sens autrement, ça devenait vraiment des univers de violence importants. Parfois il y a eu des pères, je présuppose (c'est ma prochaine enquête, il ne faut pas avoir trop de chose dans la tête avant d'avoir rencontré les gens) mais je présuppose qu'il y a une vulnérabilité très, très importante des hommes qui n'ont plus un statut de travailleur dans mes quartiers où qui sont dans l'économie souterraine parce que c'est une économie pleine d'accélération avec plein de moments où on est au top et puis on est plus rien après, on tombe en prison. Vous voyez un peu les modes de vie extrêmement chaotiques. Donc je fais l'hypothèse qu'il y a une partie de ces pères qui ne pensent plus qu'ils puissent apporter quoi que ce soit à leurs mômes et qu'autant essayer de laisser les femmes se débrouiller seules. Voilà j'ai des hypothèses par rapport à tout ça. Mais ce qui est sûr, c'est que les adolescents mettent les familles en crise, ça c'est clair et que ces familles commencent à bouger.
C'est sûr qu'il y a aussi quand même des hommes dans ces familles. Il y a quelque chose qui est en train de se construire. Ces femmes arrivent parfois à faire la paix avec des amis. Par exemple quand elles se rebricolent du sens dans des groupes, par exemple des groupes religieux, ou les cagnottes ou les gunes chez les turcs, enfin quand elles se rebricolent du sens autour de support communautaire et qu'elles l'investissent ; elles ont des amitiés là. Et au moment où leur famille évolue et que les conduites à risques de leurs mômes diminuent, à ces moment là elles font revenir les hommes dans leurs univers mais sous une forme plus pacifiée, c'est un ami de toujours, c'est mon frère.
Un autre intervenant
Pour revenir un petit peu sur le thème de l'atelier tel qu'il est annoncé dans le programme, vous avez dit tout à l'heure que ces jeunes se construisaient des codes de conduite dans l'économie souterraine qui étaient très proches des valeurs de l'économie de marché et qui étaient très loin des valeurs des travailleurs sociaux et très loin aussi, à la limite, des nôtres. La question que je pose c'est : quel regard ils portent, quelle représentation ils se font de ces valeurs, de leur universalisation possible, de leur durabilité. Quel « potentiel de changement » il y a du côté de ces jeunes là et du côté du fait qu'ils adoptent ces valeurs qui leur sont imposées par un modèle culturel et qui, en fin de compte, arrivent quand même à les détruire, soit eux directement, soit leurs familles, soit leurs camarades, leurs copains qui n'arrivent pas à s'y conformer, n'arrivent pas à devenir les plus forts, n'arrivent pas à rentrer dans le bizness et tombent dans la toxicomanie ou dans la grande délinquance. En fait, quelle marge de changement, de progrès il y a avec ces jeunes là, avec ces populations sur ces valeurs de l'économie de marché dont on voit qu'elles sont les base du modèle de développement et que c'est ce modèle de développement qui pose des gros problèmes aujourd'hui ?
Pascale Jamoulle
Je pense qu'ils poussent au plus loin, donc vraiment ils nous poussent loin dans l'individualisme post moderne. Pour vous donner un exemple dans la génération précédente, on ne se balançait pas entre soi. Dans cette génération ci de la jeunesse, donc les 15 - 17 ans, on se balance. Vraiment c'est l'histoire, ils nous poussent vraiment de plus en plus vers la compétition, vers un monde de compétition parce qu'il s'agit de s'arracher à la cité. Vraiment ils sont dans la force de caractère comme ils disent. Oui il y a des caractères forts, donc il faut prouver qu'on a un caractère fort, donc on s'essaie sur toutes les conduites à risques pour, par la pratique, se mettre à l'épreuve. “La came est dangereuse, l'héroïne est dangereuse mais moi je vais la maîtriser et je m'essaie sur l'héroïne”.
C'est dangereux de verser loin dans l'illégalité, “je m'essaie et j'ai le kik”, c'est-à-dire je montre devant les autres que je maîtrise la peur et je fais l'Américain. Vous voyez, ils nous poussent, ils sont vraiment le miroir de ce que nous leur proposons. Ils sont comme dans la pub, la pub nous propose ça. Voilà ce dans quoi ils sont. Mais à un moment donné de leur vie, ils sont dans une impasse, on ne tient plus dans ce genre de système. D'ailleurs parfois je me demande si notre monde ne va pas aboutir à une impasse à nous pousser aussi loin. Eux ils vivent en micro ce que peut être notre monde va vivre.
Alors qu'est-ce qu'il y a moyen de faire avec ces jeunes là ? Déjà il faut aller vers eux, il faut développer tout un travail de proximité et se mêler à leurs pratiques ; évidemment les valeurs de ces jeunes sont incontournables, si on a quelque chose à leur proposer, c'est à travers ces valeurs, par exemple à travers la micro entreprise, à travers tout ce qui est les politiques de dépassement de soi, comme les sports à risque, des tas d'éléments comme ça. Il faut partir de leurs systèmes de valeurs pour les capter et reprendre place en tant qu'adultes dans leur socialisation.
Une autre intervenante
Nulle part je n'ai entendu parler de la communication écrite ou de la communication orale.
Pierre-Joseph Laurent
Je ne sais pas tout-à-fait ce que vous voulez amener par-là. Bien entendu en 10 minutes ce n'est pas simple. La communication par l'écrit c'est globalement l'histoire du blanc, pour le dire comme ça. Dans les villages où je travaille c'est impensable, donc cela se passe par l'oralité, évidemment. Il y a une déqualification d'office lorsqu'on impose l'argumentation par écrit. Avec une série de critères, forcément vous déqualifiez les populations cibles, pour utiliser un mot abominable.
Un autre intervenant
J'ai eu l'impression, quand vous avez commencé à parler de l'Afrique, qu'il y avait comme un petit sentiment d'attendrissement. On parle aussi du bricolage des Africains qui sont capables, ils ont leurs traditions, si on les laisse tranquille ils trouveront eux-mêmes. Chez nous vous avez parlé, en fin de compte, d'économie souterraine et d'économie parallèle. J'ai l'impression qu'en effet c'est une partie de notre Afrique qui est là et j'aimerais savoir, par rapport à ce miroir que les pays en voie de développement nous renvoient, que nos jeunes de nos cités nous renvoient, est-ce que justement par rapport à ce retour, on laisse chacun faire de son côté. J'aimerais savoir par rapport à votre expérience en Belgique et justement par rapport à ce sentiment que l'on a de l'Afrique, que fait-on de notre Afrique chez nous ?
En résumé, on parle d'économie souterraine chez nous avec des jeunes qui veulent s'en sortir et qui ont trouvé une autre manière de réagir et quand on parle de l'Afrique on dit, « ils ont leurs propres bricolages et leurs propres traditions ».
Un autre intervenant
J'ai un élément de tentative de réponse. Je crois qu'aujourd'hui la mondialisation se traduit par le Nord qui est au Sud et le Sud qui est au Nord. La coupure Nord-Sud a changé de nature le jour où le concept de développement est devenu obsolète. Cela remonte déjà à quelques années, on en reparlera demain pour la mise en bière ou pas. Néanmoins, ce que disait la collègue Belge en terme d'exclusion et de production d'exclusion, l'exclusion ce n'est pas seulement un discours électoral pour campagne présidentielle, l'exclusion c'est un processus avec des procédures, l'exclusion planétaire et l'exclusion urbaine sont de même nature, c'est des changements d'échelle. La globalisation c'est une machine à éjecter, c'est comme une centrifugeuse, ça largue à l'extérieur et ça prend à l'intérieur des gens dans des fictions de centralité et puis le jour où ils ne servent plus on les balance à l'extérieur à nouveau. C'est-à-dire que c'est un flux permanent qui aspire ceux que les néo libéraux appellent les gagnants de manière caricaturale et passablement débile et ensuite ça les éjecte à l'extérieur. Je pense qu'il faut réfléchir, et c'est un élément de réponse à l'Afrique chez nous. Les gens exclus, les banlieues en sont le symbole mais il y a des exclusions qui se situent ailleurs, ce sont les exclusions qui sont les plus exploitées politiquement en terme de sécurité, les exclusions de périphérie, mais la notion de périphérie elle est partout, la mondialisation est une machine à faire de la périphérie et de l'éjection. A partir de là il est bien évident que le Nord est dans le Sud et le Sud est dans le Nord. Il est encore plus dans le Sud et dans le Nord mêlés que vous savez très bien qu'aux bordures de l'espace Schengen une foule de candidats à la migration attendent et sont traités comme chacun sait. Il y a une sorte d'imbrication et on continue de gérer la fiction que le Sud et le
Nord sont séparés mais la mondialisation les emboîte l'un dans l'autre avec tous les effets pervers que nous avons évoqués.
Pierre-Joseph Laurent
Merci beaucoup, j'ai en plus eu le temps de réfléchir. Globalement dans ce à quoi je pousse les collègues ou les gens avec qui je boulotte, c'est actuellement dans des zones, excusez-moi d'être un peu trivial, non touchées par la coopération. C'est très intéressant d'aller aussi là-dedans, de voir les manières dont les populations, les groupes de personnes s'organisent. J'en veux pour preuves deux groupes qui, pour le moment, sont ceux dans lesquels nous investissons. Ce sont les ceintures de maraîchages autour des villes moyennes et tous ces périmètres qui se mettent en oeuvre pour alimenter les populations urbaines. Des paysans qui se retrouvent dans une situation de devoir produire de manière tout à fait différente, une zone de culture beaucoup plus intensive où des nouvelles règles de vivre ensemble, des nouvelles zones de création d'une confiance, de négociation se trament et se mettent en oeuvre. C'est passionnant de voir que des pouvoirs, des contre-pouvoirs existent, que des sociétés et micro sociétés se reconstruisent.
Autre domaine, c'est une autre partie de mes travaux, les nouveaux mouvements religieux qui sont des lieux aussi d'invention de modus-videndi, de vivre ensemble, d'apaisement des relations à l'autre qui ne sont pas du tout à sousestimer dans la création d'un ailleurs, d'un au-delà du développement.
Atelier 7: Survivre au développement
A côté du rouleau compresseur de la mondialisation, souvent de façon tout à fait invisible et silencieuse, des gens s'organisent dans l'urgence et la débâcle. Peu à peu des stratégies de survie se concrétisent, des systèmes informels se mettent en place, des pratiques vernaculaires sont remises au service de la collectivité, des bricolages permettent de s'en sortir, la débrouille supplante les « programmes de développement »… Hors cadre, c'est un peu la vraie vie ! « Des alternatives qui s'ignorent » dirions-nous ? Peut-être ferions-nous mieux de nous taire et, d'abord, de les écouter.
Smitu Kothari (Lokayan, Inde) -
Introduction
Hassan Zaoual (Université du Littoral, Maroc-France)
- La fin de l'occidentalisation du monde
Dipak Gyawali (Nepal water conservation foundation) - The World Bank Arun 3 project in Nepal
Claude Llena (Bidon 5, France) - L'économie populaire à Cochabamba
en Bolivie
Suleymane M'Baye (Sénégal) - L'échec du développement
Rajagopal(Ekta Parishad, Inde) - Luttes en Inde
Introduction
Smitu Kothari (Lokayan, Inde)
My name is Smithu Kothari, I'm from India. Welcome to this session on surviving development. In many ways I can promise a very exciting session because, seating here with me, are people who have - for decades now - been engaged on the ground in actually dealing with the consequences of development. And struggling to defend alternatives to the system not just conceptually, not just intellectually but in practice. How do you actually engage communities, how do you engage the state, how do you engage the representatives of international financial institutions ? How do you engage the institutions and networks of private business, how do you defend in practice the process to which people can empower themselves ? How do you build and create the shields that people must have to defend themselves against these multiple onslaughts ? We come from a context that, as all of you know, is extremely grim for centuries now, first with colonization and in the Indian subcontinent for two centuries of colonization, in other parts of the world much longer,India became independent in 1947, in other parts of the world independence came at different points of time in the post world war II period. For two hundred, 250-300 years we have faced multiple onslaughts on our communities, on our cultures, on our identities, on our natural systems, on our knowledge system, on our cosmologies.
These onslaughts have been sustained, it was understandable, when it came from the colonizers because they had a political agenda to extract as much profits and surplus that they could from the natural resource systems of our countries and from the people. When we became independent we had enormous expectation on our regimes that they will build a system that would follow the aspiration of the majority of the population, had to build a just, an equitable society. Unfortunately in the post independence period in most of our countries, particularly those countries that had militaristic or authoritarian governments, most countries adopted a system of industrialization and modernization. That retained, that maintained the institutions that the colonizers had left behind, that maintained the legal and administrative structures that had been defined for empire and for the purposes of the empire. As a consequence the British Empire for instance could pillage, extract from all over the world to sustain its industrialism.
In India, post-independence, the government retained the same policies of development, the same practices of economic development, there was no re option but to colonize internally. Vast areas of the Indian subcontinent of Africa or Latin America have continued to witness new forms of colonization. We had also an enormous expectation from the democratic institutions of the state. There was a belief that the judiciary, the executive, the various arms of the government would be to some extent at least accountable to the democratic process, accountable to those who had been historically victimized and this victimization is not small, all of you know it, it has been discussed in this meeting and for any of you who have traveled out to our part of the world, you know the nature of this victimization.
In India alone, since the independence, since 1947 in India alone, 25 / 30 million people have been forcibly displaced by development projects and this is not just a number, this is communities cultures, system of knowledge, system of knowing and being and relating. I'm not romanticizing community in history, they were internal systems of exploitation and extraction, they were problems relating, in many communities, to the position of women. But there is not question about the fact that we have witnessed, on a scale that is very difficult to me and to many of us to even share with you, a victimization that's been so massive but it has also been a victimization of the plurality of life.
The Indian subcontinent for instance had hundred thousands varieties of rice a century ago. Every ecological niche where rice was grown evolved historically. Today in 70% of rice growing area there are only 7 varieties, transnational corporations control 4 of the 7. There has been a profound lost of control. Not just of local farmers and fishing communities and on production system of this innocent people, but of entire nations. I ask a question sometimes in our discussion with peasants in India. Who decide on what price the green must be bought in the market when you go to sell it ? It's the trader. But it is no longer the trader. By 1970's it was the national government that have take this decision on defining a procurement price, the price at which you would buy the green. And by the 1980's as we all know it was the faceless bureaucrat's seating in Brussels or in New York who had been deciding this price.
And that's just a small illustration of this profound loss of control; a producer, a primary producer can no longer have control of what should be grown, how should it be grown, who should it be sold to, where should it be better and then traded, and then shared, who must benefit from it. We are here not to talk about what is going wrong, we are here to share with you what we are involved in and what movements and communities and groups are involved in our parts of the world as a response to theses onslaughts. As a response to this victimization, as a response to defend ourselves from these onslaughts and there a significant lesson that had come from the movements, that had come from communities acting on a daily base, the every day form of resistance. Equality forms of resistance, the more visible and the not so visible, and the invisible in which people has defended what is valuable to them, that value is not a commodity, is not something that can be traded in money. I'm sure, in a group like this, you will understand a very different, very profound meaning.
The first lesson has been the need to seeds control, to the accretion's control of the productive natural resources. This is not easy. For very long now states have maintained that they know best how to manage theses resources. They've looked on our communities with suspicion, the dominant knowledge system of managing natural resources has created a whole infrastructure in our countries, they come and tell you « we know how to manage theses resources » and that is therefore not surprising that all of Indians forest or all forest are controlled by the state not by the communities. So the first significant strategy has been to recover and restore and reassert control all of the water system, of the forest system, of the land that we are the primary producers. If our subsistence is dependent on the sustainability and viability of these systems, who are you, government, company, trader or landlord, who are you to tell me what I should do? And as you can imagine, given the inequitable national and global world that we lived in, that is not easy. There have been firings, massacres, hundreds and hundreds of thousands of people who have gone to jail, and some are still in jail. But the struggle continues, because there is a strong belief, as Rajagopal said on the first day, that for people to satisfy their physical and spiritual needs, you need very little, you don't need to have, to consume the way you and I do. Your real needs are very little and this earth has enough to provide at the real needs of at least 8 billions people.
The second significant lesson is that representative democracy has significantly failed us. How can 5 hundred and 42 people seating in Indian parliament represent 1 billion people belonging to almost 20 languages, 5 thousand dialects, thousands of thousands of knowledge systems, in the most amazing diversity of ecosystems. How can 5 hundred 42 people decide policies for us. And therefore what we are witnessing is control of productive resources and control of the systems of governance, exercising direct democracy, in certain autonomy. In many of our villages now, people are putting a stone at the entrance saying our rules in our villages, and when the government officer wants to come he has to take permission of the village. Otherwise you cannot come. And villagers have become very smart, they know it will take 3 hours for the person to come from the district office. So they will have the meeting at 6 o'clock in the morning. There are many here who will be sharing with us ways in which people are taking control of the economy, of re-establishing networks, of trading, reorganizing people to people trade without the, in some cases, 15 different levels of middle men between the producer and the consumer. But also the believe that state ownership cannot be people's ownership. And we have faced a brunt of this, because they have told us in so many occasion, when we have take in order our marches and our protests, that you're anti national if you're protesting against the dam or protesting against the power plant or the missile base, because the missile base and the dam and the power plant have been build in a national interest. And so if you protest against these you are anti-national. Who decided what is the nation? Who's nation is it?
Third, redefining production, and this is not easy. The entire world's production system as we know has been redirected to meet the consumer needs of the elite and of the west. There has been a complete significant orientation, hundred's of thousands if not millions of hectares of our lands are today growing crops for export, when half the country is starving. And we need to rethink production, market, who controls it. How can individuals families and groups control the means of production, political question that is now manifesting more and more in the struggles that are emerging all over the world. And therefore the most important part of what we do is how do you facilitate a process a community can recover self confidence from the kind of multiple level of dependence that has been created by the dominant system of development. How do you recover that self-confidence, how do you build systems of interdependence, self-reliance, locally, nationally and globally. Some other things are extremely important in the lessons that are coming.
One of it is the continuous needs of demystification of this concept and these institutions. We have been imposed, brutally imposed on us all these strategies that have come from the development institutions of the west. Every year or two, sometimes every six months there is a new concept. The task of continuously demystifying these things that come in the name of poverty eradication and development has been a very difficult task. And the process has just, in fact I would said we're going on for 14 years, it has just began. But most importantly I think is the recognition that without resistance, mass organization, militant collective action, non violent militant collective action, the system will not change. And we need it also in Western Europe or in North America. We need you to struggle in your own societies, with your own governments and institutions so that they do not pulverize us, but it is also to work out in which we can defend ourselves, and our cosmologies and belief systems, with legitimacy. Because what we need now more than anything else is a people's world and it is not going to be easy. We are struggling the backlash and the many sophisticated ways in which the dominant system manage us, and sometimes development institutions and donors and NGO's give more to these sophisticated ways of managing, of managing us, when in fact they should be working to help realize our dreams and what is implicit in the struggles. This is why we reject the international financial institutions and their prescriptions of the development institutions. This is why we believe that we must share science and technology. And it is that struggle that my friends here are engaged in, that we are all engaged in. And it is that voice and that spirit and that determination that we will survive and not just survive but succeed.
We have here P.V. Rajagopal, who for the last 40 years now has been a banner in the struggle of peasants and some of the most discriminated and exploited people in India. He initiated the mass organization called Ekta Parishad unity association. And has bannered also in the last two years the popular praxis of Gandhi of the Padiatra, a collective walk of hundreds of miles stopping every few kilometres wherever they're human communities and having spontaneous meeting or plant meeting creating awareness of the kind of issues that I was sharing with you.
On his right is Hassan Zaoual, from Morocco. He's a professor of economics, in the university of Lille. He also has a network, a South North network of culture and development. He's doing some absolutely amazing work.
Dipak Gyawaly is from Nepal. Dipak is an old friend and comrade in south Asia, he has been another « banner » of both struggling against the dominant water Mafia, nationally and globally, who wants to colonize our water systems and manage those water systems primarily for urban and industrial consumption, but also « banner » in strengthening the network where people are recovering control of their traditional resources and water systems.
Claude Llena teaches economics in France, he works in establishing and popularizing the popular economy.
Souleymane M'Baye, from Senegal, is also a teacher of economics and has been looking critically at the dominant economic system, but also at alternative to the dominant economic system.
Comme on ne parle jamais de nulle part et qu'on n'écoute jamais de nulle part, il me semble important que je puisse me situer par rapport à votre expérience. Je suis universitaire, je dirige un laboratoire à l'université de Lille et à l'université du Littoral de Dunkerque. Ce laboratoire travaille sur les économies locales, c'est le Groupe de recherche sur les économies locales. Mais j'essaie de ne pas être seulement universitaire et pour cela je suis en synergie avec de nombreuses ONG. D'autre part, je suis administrateur d'un réseau international le Réseau Nord-Sud, culture et développement situé à Bruxelles et relié à des bases continentales en Amérique latine, en Asie, en Afrique, en Europe.
Ceci permet de mettre en place des pédagogies d'échange international, d'expériences locales en mettant l'accent sur la dimension culturelle. J'ai rédigé un texte intitulé : « la fin de l'occidentalisation du monde, de l'unique au multiple ». Ce titre fait une transition avec ce que disait Smitu Kothari, quand il parlait de diversités, de démystifier les concepts. Il parlait aussi du rêve. Or le rêve est important, y compris en économie, puisque les économistes les plus clairvoyants découvrent que les phénomènes économiques sont des prophéties autoréalisantes et, dans ce processus, les croyances sont importantes.
Un imaginaire conquérant
Nous ne pouvons plus raisonner avec l'ancienne épistémologie parcellaire héritée de la culture des Lumières. Si nous voulons bien comprendre la nature profonde du développement, il est nécessaire de remonter à la Renaissance italienne et surtout au siècle des Lumières, ce siècle où l'Europe a connu un cataclysme culturel qui a vu émerger une volonté de puissance. Le développement peut être identifié comme une volonté de puissance, d'autant plus que Descartes lui-même, en tant que philosophe, disait que la connaissance nous rendrait maître et possesseur de la nature. Francis Bacon, le père de l'empirisme, s'exprimait de la même manière. Le 18 siècle apparaît en Europe comme un siècle qui a inventé une culture qu'on pourrait gratifier de culture du développement et qu'on pourrait codifier comme un complexe mythique de domination et d'exploitation de l'homme et de la nature. D'ailleurs, dans cette perspective philosophique, la nature est perçue comme un réservoir d'énergie exploitable à merci. C'est cet imaginaire conquérant qui est à la racine du développement économique.
Nous ne pouvons pas occulter cette idée. C'est pour cette raison que le socialisme a échoué. Le socialisme de Marx ou le capitalisme ont la même culture, ce sont les deux facettes d'une même civilisation. Seulement la civilisation matérielle est beaucoup plus compatible avec le capitalisme qu'avec le socialisme, d'où son échec. Même le matérialisme historique de Marx, il faut « l'historiciser ». C'est un produit de l'histoire comme l'est l'économie politique.
L'histoire de l'économie politique nous apprend que la culture des Lumières a dessiné l'homme des Lumières, l'a défini comme centre du monde. Elle a détrôné les religions et elle a substitué aux religions la raison. Nous postulons que l'homme peut maîtriser la nature. En conséquence, nous avons introduit une espèce de culture de coupure entre l'homme et la nature puis entre l'homme et lui-même, puisqu'il se fera déposséder de lui-même par un ensemble de disciplines comme le droit, l'économie, la politique, la psychologie, la sociologie, etc…Nous avons alors affaire à un homme en miettes et c'est à l'intérieur de cette vision que nous allons isoler l'homo economicus, qui est le postulat fondamental de l'économie.
Le « développement transposé »
Le développement qui est exporté vers le Sud dérive de ces postulats. Nous allons imaginer qu'il existe un territoire, celui de l'économiste, qui est gouverné par des lois naturelles. Or ces lois naturelles sont aussi des lois culturelles, d'autant plus qu'elles ne sont même pas fidèles à la nature puisqu'elles reposent sur quelques principes de base, à savoir que l'homme est rationnel, qu'il suit son intérêt, est calculateur et égoïste. Dans ce cadre, le marché est le seul mode de coordination entre les hommes et une structure autorégulatrice. La seule structure qui socialise l'homme à l'intérieur de la société. Or, maintenant, les économistes découvrent que même le marché ne fonctionne pas, ne pense pas. Il est producteur d'incertitudes, d'entropies et de désordres. C'est ce qui explique que les économistes les plus clairvoyants s'intéressent aux normes, aux conventions, aux institutions. L'économie est myope, elle produit de l'incertitude et face à cette incertitude, il est nécessaire de trouver d'autres modes de coordination extra économiques. Au moins en termes de règles et d'institutions pour créer des repères collectifs. L'incertitude est le premier ennemi de l'économie. Mais ce ne sont que des critiques uniquement internes, même à l'économie.
En ce qui concerne la relation Nord-Sud, globalement nous sommes restés disciplinés et fidèles au découpage de l'homme des Lumières en isolant un domaine et en élaborant des modèles. Sans entrer dans la fausse diversité de ces modèles, constatons que l'économie se présente comme une science physico-mathématique. Et à travers des modèles, nous pouvons stocker des corrélations, des relations, des fonctions, des causalités, en partant du principe que les mêmes causes produisent les mêmes effets. À partir de cette conception, nous avons construit l'économie du développement et transféré des modèles du Nord vers le Sud. J'appelle cette pratique le « développement transposé », c'est l'isolement de l'économie du reste de la société, en faisant abstraction de la diversité et, notamment, de la diversité des contextes. Or, il me semble important de mettre en relations les contextes et les textes. C'est ce qui explique que le catéchisme de l'économie pure est en crise puisqu'il raisonne avec des lois uniformes, globales, dé-situées, en terme d'espace, en terme de temps et en terme de sens.
Ces modèles transposés dans les pays du Sud génèrent exactement le contraire du développement puisque, avec le temps, c'est une économie de rente qui émerge. Les économies formelles que préconisent la Banque mondiale, le FMI, les gouvernements, apparaissent comme une espèce de panse. Cette économie n'a qu'une fonction de digestion des paquets de développement clé en main, clé en tête, puisque tout est transféré : les concepts, les institutions, les technologies… Estce autre chose que du développement gratuit financé par l'aide internationale et par les ressources naturelles ? Cette économie formelle finit par produire de la dette et de l'endettement. Nous pouvons donc dire que le développement fonctionne comme un débouché, d'autant plus que le capitalisme du Nord a besoin d'étendre indéfiniment les marchés.
Le développement est finalement un marché de dupes. Et toutes les techniques qui seront appliquées, comme l'ajustement structurel, ne peuvent pas changer ce mécanisme fondamental. Même en dégonflant le développement artificiel ou en réduisant la dette, le même mécanisme va revenir puisque c'est une greffe qui ne prend pas. D'ailleurs, lorsqu'un jour je demandais à un expert éthiopien de représenter un projet, il a dessiné un missile. Ce n'est pas un hasard que l'on parle de populations cibles. C'est-à-dire qu'on traite les populations du Sud comme objets et non comme sujets. Nous sommes dans une épistémologie de chasse prédatrice de ressources naturelles, prédatrices de diversités et prédatrices des hommes. Ainsi l'économie occidentale est une économie violente, violente envers l'homme, violente envers la nature, violente envers l'homme occidental qu'on a découpé en tranches.
Le développement crée de l'endettement et des trous noirs, comme dans le cosmos, où il y a à la fois un désarroi économique, politique et symbolique, donc une destruction des cartes mythiques locales. Or, constatons que le développement repose sur un mythe. À preuve que lorsqu'un Africain est sollicité pour définir le concept de développement, il répond : « le développement, c'est le rêve de l'homme blanc ». L'Africain n'a donc pas de rêve de développement. Et quand on n'a pas le rêve de sa pratique, ça se transforme en cauchemar. Un cauchemar parce qu'il concentre l'innovation, la créativité dans les pays du Nord et la stérilité dans les pays du Sud. Qualifions les élites qui gouvernent les pays du Nord d'élites stériles puisqu'elles ne créent pas de nouvelles conceptions. Cette absence d'éthique, c'est comme des trous noirs. Comme les sociétés locales ont horreur du vide et elles le compensent par l'informel. Ce qui marche dans les pays du Sud, c'est ce qui n'a pas été assisté, ce qui n'a pas été financé et ce qui a été créé par les exclus du développement local.
Pour cadrer mon propos, je présente un paradigme capable de le décoder sur la base d'un ensemble de quelques principes : principe de précaution, principe de singularité, principe de prudence. Dans cette optique, j'ai construit un concept : le concept de site symbolique. En conséquence, dans chaque région de la planète, l'homme a besoin d'un site symbolique d'appartenance. Un espace cognitif, symbolique, qui guide les actions. Il existe donc une relation entre les croyances, les connaissances et les comportements. Imaginons trois boîtes : une boîte noire, une boîte conceptuelle et une boîte à outils. Ces boîtes sont parcourues par le sens commun que produisent les hommes d'un lieu donné de la planète. Le concept peut s'adapter à une entreprise, à une organisation, à un territoire, à un village, à un quartier. D'où ma proposition de remplacer l'homo economicus par l'homo situs, l'homme de la situation, multidimensionnel et intégrant la relation à l'écologie, au temps, à l'argent, à l'entreprise, etc…
C'est un homme varié et variable puisque, vu par la base, la planète apparaît comme une mosaïque de sites et chaque site est enchevêtré, imbriqué sur les autres tout en étant singulier et ouvert. Le site est dynamique et indéterminé. Ce qui m'a permis de construire un concept de rationalité : le concept de rationalité situé qui vient remplacer la rationalité économique.
The World Bank Arun 3 project in Nepal
Dipak Gyawali (Nepal water conservation foundation)
Development, in much of the south I think, has to be approached as a religion. Such as a religion, it has it's church, a room located in Washington DC 1818 street, it has cardinals, priest, missionaries. It's got holy book and most tragic for the third world, most third world governments and heads of governments, Prime ministers, have become like parish priests, no more, in the hierarchy of development. To the people, at the village level, the kind of people that Smithu described struggling and surviving the word development is translated as « big cash» with etymological implications of development and growth and all that, but to the people at large « big cash » development really is a gift. A friend of mine was working in the district of Nepal called Mustang, a desert mostly where yaks pasture, it is a very remote village, and while talking in the evening the headman said: « in our village they're two « big cash », two developments ». So my friend thought maybe a water place, maybe a school… Next morning he woke up and this village headman took him to a field, took him to one corner where there was some kind of a fruit tree planted there, and took him to another corner and showed another one and these were the two « big cash », the two developments in this village. They were probably given to him by some development agency as a training gift, when he had gone down to the low altitudes for training and yet came and planted this trees in this field. They were probably the wrong kind of trees for that area, they were not growing, in the wrong ground, but the village headman was very happy. He was happy that he has got development to his village, because his village was now on the development map, base of the saved world. What this kind of development is doing? This gifted development which has killed himself-help and all sense of self-respect. It is debasing the efforts that the people themselves have made and their struggle in very heroic conditions, Mustang is a state almost 3 to 4 thousands miles off the sea level and to survive there is heroism. It does not need external gift to make it more romantics. I would like to tell a story briefly about a major development intervention in Nepal called Arun 3. It is either a major failure or a major success depending on which side you come from. It's a hydroelectric project that the World Bank was promoting in about for ten years and spending on to twenty million dollars in the study alone. In the process of studying this project it had gone to the government of Nepal to agree with its conditionalities among which were that no other project would be studied even by the government until Arun 3 was finished. Now you know that Nepal is a mountainous country very rich in potential hydropower but there was the World Bank which has said here is a 2 hundred Megawatt project and that is the only project the government can pursue. There was tremendous opposition to this project, by activist groups. Who did not attack this project on environmental or social equity grounds, they attacked it on economics. They took apart the WB equity program pixel by pixel and should look at the many assumptions that had gone to make this project visible. The most important think they demonstrated to the World Bank was that the project was costing 5 thousands dollars a kilowatts, when the private sector in Nepal and in Indian Himalaya will build in similar projects for 1 thousand to 12 hundred dollars for kW. I'm talking of 4 to 5 times cheaper, not 4 %, 14 % but 4 hundred % cheaper. That was what the government of Nepal with the WB and 7 donors, major international donors and I'd like to say here including France, were proposing and to prove that Arun 3 was the best project for Nepal the WB managed to have that major institution in France called Electricité de France, which I'm told is an empire by itself, write a report reconfirming that Arun 3 is the best thing in Nepal since the invention of the fire.
There was a bunch of Norwegian missioners in Nepal that were building a small 5 MW project at 9 hundred dollars a kW, and here was the WB coming and saying at five thousand dollars this project was the best thing, the cheapest that Nepal could have and it was confirmed and reconfirmed by EDF. Well, the activism will have no effect, EDF or WB or Finish government, Japanese government, Nation development bank... they said we don't believe you and went on with their own analysis and agitation and ultimately the WB in 1995, after ten years, had to pull out with the new president James Wolfenson. They had to pull out because it was demonstrated to them, on their own theology, that they were doing bad economics. And telling the WB that it doesn't know good economics is like telling a Taliban mullah that he doesn't know his Koran. And this is because the WB had to pull out. Why the thing is important for many activists in the third world is that sometimes you have to engage the devil with his own ascription. And what is important is that after the WB pulled out of this project, in the same valley, a Nepal entrepreneur has managed to get a group of other entrepreneurs to build a 3 MW project which, by the laws of economics, should have been more expansive on a per kW base, but this Nepalese project is going to be on line at 12 hundred dollars a kW in may,after only a two years construction period, and with no foreign high currency involved. So we have all the proof we want that the WB was wrong but they would not admit it.
There is a very interesting story associated with this project in Sweden. Sweden pulled out of Nepal aids consortium in 1960 when the King of Nepal dismissed the parliament, because the prime minister of Nepal was a good friend of Olaf Palmer, a democratic socialist. Sweden stead out of Nepal and came back after 30 years only in 1990. First thing that Sweden did after coming back to Nepal was to come and sign on, I forget how much, even million dollars to this project of the WB. And it was really amnesia from Sweden because just about 2 or 3 years before, in 1997, Sweden has built in Sri Lanka a project called Kutmalay high electric project, at 1/5 the cost that the WB was proposing in Nepal. Interestingly Kutmalay was the exact size and nature as Arun 3 in Nepal. Now why would Sweden, coming after 30 years into Nepal, gift money for this project, which was 5 times more expansive than the one they had themselves done? Why this question was not even asked in Sweden? After the collapse of Arun 3 the government of Nepal and the Americans and the British and the European government really went to push in more multinationals into Nepal including Enron. The current prime minister of Nepal has gone on record saying that people like me who opposed granting licenses to Enron are dangerous anti development, anti democratical elements.
The leader of the opposition, who was the communist party president of Nepal, stated in Parliament that if anybody try to stop giving license to Enron he will start a Jihad. This is perhaps the first instance of a major Marxist leader arguing in favor of multinational. Now what lessons are there for post development in all these kinds of experiences ? I can go on and on with this pathology,with development examples in water supply, in irrigation... but Arun 3 is a good example. Some of the major lessons of this and I try to finish very fast.
First we are all in a sense of the same sort of belief but one thing we have to realize as a view from the south is that the religious part of development will not go away that easely. Those who want to talk about alternative development are tremendous minority facing tremendous hordes. We have to face prison charges in our countries. I was told by the current financial minister in the parliament «who are you to oppose Arun 3? After the WB and EDF and all that have said this is a good project?» And I had to tell him like God to Moses in the Bible, «I am who I am».
I would oppose WB and EDF and whoever as long as they're doing something wrong. You can talk to the government secretary who wants to invite Enron to take over the power system. And they will talk of participation and of consultation and of people decentric development I'm afraid I'm one of those who think that the word development should be completely dropped in all our discussions and a lot of people would not agree with me on this.
Then two more points. We have to challenge what I call the divine right of capital. In the middle ages we used to talk of the divine right of kings, we seem to have with development in the third world right now the divine right of capital.
I would like to close of this, that we all talk after September 11 about the collapse of the towers, but I think the collapse of Enron is far more important to the 3rd world because it now provides us the questioning of the legitimacy, the hegemony of these large multinational American companies. So this is more important to pursue than to worry about the collapse of the twin towers.
L'économie populaire à Cochabamba en Bolivie
Claude Llena (Bidon 5, France)
Je voudrais prendre la parole au nom des exclus du développement, des exclus de la planète. Dans un travail de recherche, j'ai passé quatre mois avec les acteurs de l'économie populaire dans la ville de Cochabamba en Bolivie. J'y ai rencontré Patti, l'anticucherra la plus connue de la ville de Cochabamba. L'anticucho est une brochette de coeur de boeuf que les Boliviens adorent consommer en fin de journée. Installée sur un trottoir de la ville de Cochabamba, elle compte parmi les gens que j'ai pu enquêter durant mon travail de recherche.
Son originalité est qu'elle avait conservé la raison dans un océan de rationalité. Elle déposait des cartons sous son grill afin de rendre le lieu propre et, quelle que soit son activité, laisser aux passants un trottoir toujours intact pour d'autres activités nocturnes. Il faut dire qu'elle s'activait entre 1 heure et 3 heures du matin, chaque soir de la semaine.
Elle avait un tel succès que les Cochabambinos n'hésitaient pas à faire la queue afin d'obtenir l'anticucho de fin de soirée. Un jour, je lui suggérais : « avec le succès que tu as, tu pourrais accroître ton activité et développer par exemple tes activités en journée ou bien agrandir et prendre un magasin ». Elle me répondit : « mais tu n'y pense pas ! Si je fais cela, que deviendront mes enfants, que deviendra mon mari et, enfin, à quoi cela servirait !». Elle avait donc mis la raison au centre de sa préoccupation et non la rationalité de type économique sur le modèle occidental.
Autre exemple : un soir, je voulais la retrouver mais elle était absente. Le lendemain, je la revois et je lui dis : « tu ne t'es pas rendue sur ton lieu de vente hier ?” Elle me répond : « les coeurs que j'avais trouvés sur le marché ne me convenaient pas, ils n'étaient pas de bonne qualité et j'ai donc suspendu ma vente pour la journée suivante. » Dans ce cas-là aussi, la qualité prévalait et servir convenablement ses clients était pour elle un honneur. On assiste bien à une autre pratique, à une autre idéologie, celle du refus de l'accumulation et du travail uniquement pour satisfaire ses besoins, une logique tout à fait raisonnable.
Je vais présenter ma réflexion autour de quatre grands points :
- premier point : le cadre théorique de l'économie populaire -deuxième point : la zone d'étude, c'est-à-dire Cochabamba en Bolivie - troisième point : la méthodologie - quatrième point : les résultats
Dans un premier temps, je parlerais de l'économie populaire en disqualifiant le concept de travail au noir. Quel est ce système qui s'attribue le privilège de blanchir l'argent et de noircir le travail ! Voilà un système capable de négativiser des activités qui naissent dans une sphère positive puisqu'il s'agit en effet d'individus animés par le souci de retrouver leur dignité, leur activité, alors que le système même les a exclus ! Si nous disqualifions le concept de travail au noir par évidence, qu'en est-il du secteur informel ? Depuis le fameux rapport Keys Heart en 1972 rédigé par le Bureau international du travail, nous avons l'habitude d'utiliser le concept de secteur informel. En économie, un secteur est un groupe d'activités homogènes. On sait ce qu'est le secteur primaire, le secteur secondaire, le secteur tertiaire. Mais les activités informelles se répartissent dans des secteurs très hétérogènes. On trouve à la fois les activités de l'agriculture, de l'industrie, de l'artisanat et les activités de service. Donc, parler de secteurs ne convient pas. Parler d'informalité, c'est qualifier négativement, par rapport au formel, des pratiques véritablement enracinées (enchâssées comme aurait pu le dire Polanyi) dans les pratiques sociales, donc disqualifier par rapport au modèle dominant. C'est donner peu de sens à des pratiques qui occupent, dans la ville de Cochabamba, 80 % des activités de la ville. Le concept de secteur informel est donc insuffisant pour décrire une réalité sociale riche et puissante.
Dans les années 70 apparaît en Amérique du Sud un concept nommé economia popular et qu'on peut traduire en français tout simplement par économie populaire. Cette économie populaire a l'avantage de présenter et de repositiver ces pratiques. En effet, il s'agit d'activités réalisées par le peuple et pour le peuple. En conclusion : l'adjectif populaire se greffe parfaitement à la réalité économique de ces activités.
Déplorons que la pensée néo-classique passe ces pratiques à la trappe pour ne s'intéresser qu'à la production de la synergie État-marché. Ces deux systèmes, ces deux secteurs d'un développement formel avancent de manière tacite et de manière rapprochée. Historiquement, jamais l'État n'a fait de politique défavorable aux marchands et, de tout temps, les marchands se sont montrés les alliés de l'État. Même s'ils s'en défendent de manière assez fréquente, il n'y a qu'à écouter le discours du patronat français dans notre pays pour s'en rendre compte. Ils sont toujours les premiers à demander l'aide de l'État lorsque la situation devient difficile. Nous constatons l'ambiguïté évidente des liens existant entre l'État et le marché.
Constatons effectivement que, à l'opposé de la pensée néoclassique, l'économie est plurielle, non monolithique. L'économie est cette science qui s'organise pour produire des biens et des services nécessaires à la satisfaction des besoins d'une population. La réponse peut être apportée de manière domestique, dans la réciprocité, d'où l'appellation d'économie de la réciprocité, dans le don contre don, c'est-à-dire dans l'échange. Le choix est de pratiquer cet échange de manière marchande ou non marchande. En résumé, nous constatons que la complexité du domaine économique est souvent ramenée au modèle marchand par les néo-classiques.
Un laboratoire de la post-modernité
Passons au deuxième point : la zone d'étude. Cochabamba représente la ville idéale pour mon travail de recherche dans la mesure où 80% de l'activité provient de l'économie informelle. Cette ville, située à 2600m d'altitude, présente les caractéristiques idéales pour travailler sur l'économie populaire.
Dans un troisième point, je présenterai ma méthodologie bâtie autour d'études qualitatives qui m'ont permises de rencontrer les acteurs de l'économie populaire, à l'instar de Patti.
Quant au résultat, mon quatrième point, l'économie populaire m'est apparue comme un véritable laboratoire de la post-modernité. En effet, se mettent en place des formes de solidarité mécaniques entre producteurs et consomm'acteurs, c'est-à-dire avec des individus conscients de la nécessité de fonctionner avec des productions capables de générer de la qualité à des prix raisonnables. Ce secteur est générateur d'innovations sociales, de flexibilités qui permettent de grandes facultés d'adaptation à la demande de la population locale. C'est un véritable réseau. Et cette économie de réseau permet à la demande locale de trouver satisfaction à ses besoins. Le respect du client nous conduit donc à penser que nous sommes dans une approche raisonnable.
D'où l'ambition de l'économie formelle de mettre la main sur ce secteur si important à Cochabamba, une véritable récupération. Prenons l'exemple de la firme Manaco, une entreprise de chaussures qui emploie des milliers de salariés. Après le licenciement de centaines d'entre eux, elle leur annonça : « ce n'est pas bien grave, la machine sur laquelle vous travailliez, vous allez la prendre chez vous et, tous les vendredis, on viendra vous acheter, à un prix vous permettant de vivre, les chaussures que vous fabriquiez dans l'entreprise ». Mais seulement, on ne vous paiera plus les charges sociales et vous perdrez vos protections santé, maladie, retraite. Voilà donc comment le formel a récupéré les activités de l'économie informelle. Ainsi se sont multipliées les familles-ateliers où, à côté du lit, les machines à coudre fonctionnaient et où l'ouvrier, qui avait formé ses enfants, travaillait 14 heures par jour pour le compte de la firme de chaussures.
Michael Singleton disait que l'autre nous donne à penser. Après avoir côtoyé les acteurs de l'économie populaire à Cochabamba, j'ose dire qu'ils m'ont donné à penser que si nous savions remettre en question notre ethno-centrisme occidental, nous pourrions enrichir nos pratiques de gestion de crise. Ces exemples et d'autres, en provenance des pays du Sud, nous renvoient en quelque sorte l'ascenseur à condition que nous ouvrions les yeux sur leur réalité sociale et leur réalité économique.
Je terminerai par l'enquête que j'ai entreprise avec Ramon. J'ai rencontré Ramon dans une chicheria, lieu de consommation d'une boisson populaire, la chiche. Cette boisson appartenant au peuple des Andes est une bière de maïs. Ramon me dit : « il ne faut plus rien attendre de la municipalité. Cela fait des années qu'ils nous promettent l'eau, des écoles, un plan d'infrastructures indispensables. Parce que nous en avons assez d'attendre, nous avons créé une association entre voisins pour nous prendre en charge ». Ils se sont rencontrés le soir, les week-ends, pendant leurs congés, se sont organisés collectivement pour satisfaire leurs besoins. Le résultat est qu'ils ont construit une école communautaire et ils ont installé l'approvisionnement en eau, opération très délicate dans une ville où cet approvisionnement est problématique. Ils ont su effectivement s'organiser. A ce niveau, les peuples de Sud nous montrent l'exemple et prouvent qu'avec une capacité collective à nous organiser, nous pouvons contrer les solutions imposées par le modèle.
Je terminerai par cette phrase de Jean Bredin : « si les richesses ne vont pas aux hommes, les hommes iront aux richesses ».
L'échec du développement
Suleymane M'Baye (Sénégal)
Je vais poursuivre les témoignages de l'échec du développement et aussi de la manière dont les exclus (les perdants du développement) se réapproprient le quotidien. Ce colloque concrétise la prise de conscience de personnes qui se rendent compte qu'on va dans le mur. Dans les années 1960, l'écart entre riches et pauvres était de 1 à 30, aujourd'hui il est de 1 à 80. Et même dans les pays dits développés, nous trouvons le quart-monde. Il y a bien quelque chose qui ne va pas.
Assurément la prégnance de cette rencontre est réelle. Cependant, il y a moins d'unanimité quand il s'agit de refaire ce monde sans le développement. Gilbert Rist nous dit que ses confrères sont étonnés d'apprendre sa participation à un colloque qui prétend défaire le développement. Dans cette salle même, à part ceux qui partagent la vision des pays du Sud où le développement a fait tant de ravages, des personnes restent certainement encore sceptiques. Hassan Zaoual a montré pourquoi cette religion est liée à l'omniprésence de l'économique dans notre imaginaire. Pour cette raison, j'ai apprécié la métaphore de Serge Latouche à propos du marteau économique. Ce développement, sorte de transformation économique et sociale, est une façon de modifier les relations entre les hommes eux-mêmes ainsi qu'entre les hommes et la nature. Le développement a fait des ravages en Afrique parce qu'il a détruit les modes d'existence entre les individus.
Il existe une proportionnalité entre la religion du développement et l'omniprésence de l'économie dans nos mentalités. Historiquement, l'économie s'est autonomisée de la politique, de la religion et cette autonomisation s'est accompagnée d'un envahissement des valeurs marchandes dans toutes les sphères de la vie. En conséquence, cela a entraîné la délégitimisation de tous les modes d'existence. La définition du sous-développement serait le processus d'affaiblissement de toutes les capacités de création des situations existantes. En travaillant sur le secteur informel en Afrique, j'ai essayé de voir comment ceux qui sont exclus du développement trouvent un sens à leur existence. Et de cette manière, comment ils nous montrent la voie vers une alternative à ce développement.
Puisqu'il s'agit de défaire le développement, mettons en cause le concept et constatons aussi son échec dans la pratique. René Dumont, dans les années 1960, parlait de l'Afrique comme d'un continent qui est mal parti. Mais au sein de cette Afrique, le Sénégal était considéré comme un pays mieux loti que ses voisins. Capitale de la FAO, Dakar possédait d'importantes infrastructures. Après s'être lancé dans l'aventure du développement, au bout de vingt ans, on s'est aperçu que les modèles mis en oeuvre produisaient le contraire, l'appauvrissement. Alertés, les experts du FMI ont prétendu expliquer l'échec du développement d'une part, à cause d'une mauvaise application par les acteurs économiques et d'autre part, en raison d'un manque d'ouverture au marché. Ces experts ont alors proposé la politique d'ajustements structurels. Résultat, 54% de la population du Sénégal vit dans l'extrême dénuement. 61% de la population se dit pauvre parce que dans l'incapacité de se définir par rapport à eux-mêmes. Au sein de cette population, les acteurs du secteur informel essaient de trouver des voies de sortie de cette pauvreté.
Allant à la rencontre et partageant la vie des exclus, j'ai étudié leur façon de se réapproprier le quotidien et j'ai analysé leur enseignement. Par exemple, dans le quartier Raï de la banlieue de Dakar, après la disparition d'importantes industries, de nouveaux modes d'organisation leur permettent de gérer leur approvisionnement en eau, de créer des écoles, les artisans se regroupent pour produire des biens satisfaisant la demande de la communauté. Ce qui est fondamental, c'est la manière dont ils gèrent leurs activités. Par exemple, un menuisier va évaluer son prix en établissant, dans sa transaction, un niveau inférieur au prix du marché, créant une dette sociale avec son client. En conséquence, il va favoriser la réciprocité. La relation marchande est phagocytée par le lien social. C'est donc une pratique alternative au développement.
Luttes en Inde
Rajagopal (Ekta Parishad, Inde)
Je présenterai quelques exemples de luttes en Inde.
Tout d'abord, examinons la situation d'un village dans l'État de Madhya Pradesh, au centre de l'Inde. On constate que les ouvriers des carrières sont exploités par les patrons regroupés en système mafieux. Les ouvriers veulent s'organiser pour lutter contre ce système et refuser l'oppression des patrons. L'association Ekta Parishad accompagne les ouvriers dans un autre État pour rencontrer des villageois qui se sont organisés pour résister à la pression des mafias locales. Après deux ans de lutte, les organisations d'ouvriers ont obtenu officiellement de l'État l'autorisation d'exploiter les carrières dont la conséquence a été le retrait des mafias. Nous constatons que lorsque les ouvriers s'organisent pour obtenir plus de justice, le gouvernement ne s'y oppose pas.
Dans le même État de Madhya Pradesh, l'association a organisé en 2000, une marche de 3500 km pour se porter à l'écoute des préoccupations des paysans sans terre. Cette forme de lutte non-violente a utilisé différents moyens, comme l'expression théâtrale. Cette mobilisation, d'une durée de six mois, a contraint le gouvernement à attribuer des terres aux paysans. On constate là aussi que la volonté de s'organiser déclenche une attitude digne de la part de l'État qui satisfait aux revendications des exclus.
Au cours de ces dix dernières années, nous avons parcouru les pays du Nord pour exposer la situation de l'Inde et pour obtenir des soutiens à notre action de la part de petits groupes, de syndicats ou d'associations. Nous avons créé en Europe un réseau de solidarité. En France, nous avons obtenu 4000 lettres de soutien à notre action. Nous avons tous besoin de nous former à cette forme d'action qu'est la solidarité entre le Sud et le Nord. Nous, Indiens, nous devons nous prendre en charge, être volontaires pour changer la situation comme participer aux travaux dans les carrières, dans les forêts, dans les champs. Nous creusons des canaux, construisons des barrages. En Europe, les gens accèdent à une culture de loisirs. On observe une société du spectacle et si on ne s'amuse pas, il n'y a pas de mobilisation. En Inde, au contraire, nous mobilisons les jeunes pour agir.
Si nous pensons que les petites exploitations ne sont pas rentables et que nous devons, comme vous le faites au Nord, voir grand, il faut être prudent et certainement reconsidérer nos façons de faire. Les petites actions que nous menons et notre autonomie sont deux choses importantes. Les ONG qui interviennent dans les pays du Sud doivent dialoguer avec nous, être à l'écoute des besoins des populations pour travailler efficacement ensemble.
Débat
Jaime Alberto
Je suis argentin, de Grenoble. Je suis d'accord avec Gandhi : « Nous irons vers la fin du développement pour expérimenter les réciprocités, les enrichissements mutuels ». Il ajoutait : « Ce que vous faites pour moi, si vous le faites sans moi, vous le faites contre moi ». Donc tous les projets gouvernementaux ou des ONG, qu'ils soient caritatifs ou solidaires, sans participation des gens, se font contre eux. Je voudrais défendre le marxisme et les marxistes parce que depuis hier soir José Bové et d'autres attaquent le marxisme. Le marxisme est une culture, un patrimoine de l'humanité comme le bouddhisme ou le catholicisme. Et n'oubliez pas que ce qui s'est battu et a résisté au libéralisme, au capitalisme, à l'exploitation des femmes, au colonialisme, c'est le marxisme. Toutes les résistances contre la mondialisation comme celle de José Bové sont déjà contenues dans la pensée de Marx. Le marxisme, c'est une philosophie humaine comme toutes les religions. Donc, pour libérer le monde, le marxisme peut encore nous guider et ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain.
And also I would say that Marxism have not failed everywhere. If he had failed in this moment in Morroco, it is because some years ago the king of Morroco and the secret service of France have made disappeared Ben Barka in the middle of this city of Paris and till now we don't know where he is. So, be more respectful for people that are trying to change the world and have taken many risk and danger just to do so. And then we know other places of the world (like China) in which the principles of Marxism, but very well mixed and adapted to the local culture, have produced the only alternative development model to the western and liberal capitalistic system. This system is now very dangerous, because it needs to do war everywhere and it is now in a dynamic of oppression that we don't know where is going to stop and we have to stop it.
Un autre intervenant
Est-ce que la construction intellectuelle très intéressante que nous a présenté Hassan Zaoual pourrait se poursuivre par un exemple pour nous guider vers des questions plus réalistes, des perspectives concrètes ?
Hassan Zaoual
Je peux aussi essayer de répondre à ce qui a été dit par rapport au marxisme. De toute manière, la formulation d'un paradigme alternatif à la mondialisation présuppose aussi un travail de décryptage de tous les apports intellectuels quels qu'ils soient. Donc, le statut de la pensée de Marx, l'analyse de Marx, je le vois comme une très bonne approche endogène des contradictions du capitalisme.
Pour pouvoir formuler un nouveau paradigme, nous sommes obligés d'assimiler l'ensemble des influences intellectuelles et de ne pas nier la portée des idées de Karl Marx, du point de vue interne. Mais je ne peux pas le concevoir comme une alternative, compte tenu des échecs des pays de l'Est. Et, a fortiori, venant du Sud, je ne pense pas qu'elles puissent être un élément fondamental de l'alternative, c'est pourquoi j'ai posé le problème en terme de civilisation. Actuellement, le problème se pose en terme de civilisation et je pense que le capitalisme est une civilisation particulière, puisque on peut en intégrer les multiples dimensions culturelles, politiques, économiques etc…
Pour illustrer le concept de site symbolique, confrontant les expériences de nombreuses ONG de terrain avec mes propres observations, je décrirai celles vécues au Maroc. Des micro-dynamismes informels se constituent pour remplacer le vide de l'économie formelle. Voyons l'exemple de l'ethnie Soucie. Vous savez, nous ne pouvons pas faire un bilan totalement négatif de l'Afrique, des communautés de fait ou des groupes ethniques réussissent. Les confréries Mourides ont leur propre économie populaire qui fonctionne très bien. Il existe aussi le groupe des Bamilékés au Cameroun et le cas des Soucis dans le Sud marocain. Ils ne fréquentent ni les écoles de commerce ni l'université et pourtant réussissent en affaire. Décrivant leur situation en terme de culture néo-tribale d'entreprise, je démontrais que ces personnes vivant dans le Sud marocain semi-aride ont une tradition migratoire et créent des entreprises dans les villes côtières, surtout dans la distribution, à partir du modèle d'origine, l'épicerie. Maintenant, ils sont dans plusieurs secteurs, les transports, le tourisme, l'hôtellerie, etc… Mais ils gèrent leurs affaires économiques à partir de leurs sites symboliques, à partir de leur culture, à partir de la cohésion de leur groupe dans lequel existe un autofinancement important. Il y a des règles, des valeurs qui font qu'ils réussissent puisqu'ils n'importent pas un modèle de gestion.
Car même dans la gestion, qui se veut une science appliquée, on découvre maintenant la culture d'entreprise, la relativité du management, l'importance des croyances, l'importance de l'éthique de l'entreprise et de l'identité. Et ça se voit dans les pratiques informelles, les tontines, c'est la même chose en Afrique noire. Toutes ces organisations informelles, qui viennent soutenir et qui permettent aux gens de vivre, ont des racines, ont des éléments du site local. Donc, sans site, impossible de se développer, nous sommes « dé-situés ». Et c'est pour cela que je dis qu'il n'est pas possible de séparer la technique de l'éthique - donc l'économie de l'éthique. Une technique sans éthique, c'est le chaos technique et le site devient alors un amas de « tiques », fragile et non consistant en terme de réalisation économique. L'économie a besoin de ce qu'elle n'est pas.
De nombreuses micro-expériences répondent à cela. Quant au micro-crédit, il ne peut pas fonctionner sans intégrer le site, c'est-à-dire le contexte des acteurs auxquels sont destinées ces opérations qui relèvent de la micro-finance ou du micro-crédit. A ce niveau, le rôle des valeurs est important parce que le site permet de réduire l'incertitude.
Un autre intervenant
Vous avez abordé le siècle des Lumières de façon tout à fait intéressante. Je voudrais parler en même temps du premier exposé sur le colonialisme et sur ce qui est aujourd'hui très douloureux sur le plan international, puisqu'on cherche à exporter une sécurité internationale au nom des grands principes qui justement ont fondé aussi les Lumières. Est-ce que le problème de la mosaïque tel que vous l'avez présenté ne pose pas le problème aux Occidentaux d'avoir eu l'illusion que, comme ils sont allés voir ailleurs, ils pouvaient donc poser des principes généraux à tout le monde ? Vous dites qu'on ne peut pas poser de principes généraux puisque n'étant pas du site, on ne connaît pas les règles et les valeurs si on ne les a pas étudiées soi-même. Ce concept d'aller voir ailleurs, qui aurait pu être bénéfique parce que l'ailleurs est différent, est-ce que c'est normal par rapport à ce que nous appelons la raison ? Est-ce qu'il ne faut pas imposer de grands principes généraux ? C'est quand même bien ceux-là qui sont dans les grandes institutions internationales et qui justifient des guerres soit-disant au nom de la sécurité !
Un autre intervenant
Quelle est l'attitude de la municipalité de Cochabamba face au développement des activités du secteur informel ?
Claude Llena
Il n'y a pas de réactions de la municipalité de Cochabamba face à l'emprise du secteur informel. Elle est dépassée par les évènements. Évidemment, comme les recettes fiscales ne sont pas perçues du fait de l'importance de l'activité informelle ou populaire, la municipalité n'a pas véritablement les moyens financiers d'agir. Pour cette raison, se sont multipliées les pratiques de ce type dans les quartiers où elle était impuissante à assurer le bien-être de chacun.
La palmeraie de Tozeur dans le Sud tunisien est un autre cas d'étude. Tozeur est un lieu favorisé par la nature. On y trouve deux cents sources qui irriguent une palmeraie de plusieurs hectares. Dans ce lieu exceptionnel, depuis les années 90, se développe un tourisme de masse. Comme les hôtels paient au prix fort l'eau de la palmeraie, les agriculteurs ont perdu la propriété des sources et donc la possibilité d'exploiter la palmeraie. Ils ont trouvé une activité dans les grands hôtels, soit dans leur construction, soit pour leur fonctionnement. Mais n'étant plus cultivée, la palmeraie recule progressivement. On constate ici les effets du développement sur des équilibres fragiles. Enquêtant sur le terrain, je n'ai pas décelé une véritable volonté collective de s'organiser. Reste l'amer constat d'une société déstructurée, passive et attentiste envers la seule ressource disponible, le tourisme. Mais dans les hôtels, on ne propose que des contrats limités dont la durée est fonction du leur taux d'occupation. Pire encore, la prochaine mise en service d'un golf va contribuer davantage à la destruction du lieu. Comment envisager un golf dans une région où il fait 50° à l'ombre ! C'est bien un cas où on a abandonné la raison.
Un autre intervenant
Merci pour la description de ces expériences. D'un autre côté, le conflit dans le rapport de force avec les grandes entreprises du paradigme du développement présuppose la formulation d'une théorie. Je verrais une convergence avec la théorie des sites. Comment feriez-vous des liens entre les deux exposés ?
Claude Llena
Le lien est direct. Nous découvrons des individus multiples. Des homo-situs capables de s'auto-organiser et de répondre à leurs propres besoins. Le grand intérêt de votre approche est de pouvoir mettre des mots sur des réalités constatées sur le terrain et, pour cela, je vous en remercie.
Une autre intervenante
J'ai côtoyé une ONG mexicaine qui travaille en auto-organisation. Je suis d'accord que ce n'est pas le rôle des Européens de les aider à se structurer. Mais maintenant qu'ils ont recensé les domaines à développer (actions culturelles, économiques), ils sont demandeurs d'un soutien, pas pour leur présenter des modèles mais plutôt un soutien sous forme d'une aide financière.
Claude Llena
L'important est de prêter un oeil observateur et de se garder d'intervenir. Au contraire, j'ai davantage participé à des actions qu'ils avaient décidées euxmêmes. La meilleure aide à leur apporter est de travailler la terre avec eux, dans des collectivités. Quant à avoir une analyse intellectuelle sur leurs pratiques, je la garde pour moi ou j'en parle le soir venu. Mais dans la journée, je suis dans l'action.
La même intervenante
Je m'inscris davantage dans une action participative et je ne souhaite pas renouveler les erreurs commises depuis 20 ou 30 ans consistant à imposer des modèles. Dans la participation, nous allons, sans les influencer, apprendre de leurs expériences.
Claude Llena
A Cochabamba, je voulais être un chercheur-acteur et pratiquer avec eux, dans une volonté participative, partager leurs efforts. La réflexion émergeait dans la journée et son expression s'élaborait tard le soir, parce qu'ils sont sensibles au politique. Nous vivions un véritable plaisir d'entrer dans l'analyse des pratiques, mais après avoir partagé la vie manuelle et laborieuse du quotidien. Voilà ce qui est important !
Hassan Zaoual
J'ai parlé de missiles parce que les projets peuvent devenir des projectiles. Nous avons tendance à transposer nos visions alors qu'il serait préférable d'adopter une pédagogie d'accompagnement. Ce serait le signe d'une modestie à la fois culturelle et scientifique. Une autre nécessité s'impose, c'est la pratique de l'immersion, la tolérance. A ce niveau, la connaissance a besoin de l'ignorance. C'est l'ignorance qui pourrait aider la connaissance au moment où nous abordons une situation dans laquelle nous essayons de ne pas avoir d'a priori. D'autant plus que les concepts sont liés aux croyances et les pratiques sont liées aux concepts. En fait, on observe ce qu'on pense et ce qu'on pense, c'est ce qu'on croit.
Une autre intervenante
Je remercie Rajagopal pour sa brève intervention. On aurait pu aussi développer et parler d'autres luttes en Inde. Notamment celle contre les brevets sur le vivant. Les États-Unis voulaient obtenir le brevet sur une culture traditionnelle. La mobilisation populaire relayée par l'État a été telle que cette entreprise a été annulée. D'autres luttes fabuleuses en Inde rappellent celles organisées par Gandhi. Un jour, 100 000 personnes se sont regroupées devant le Parlement qui venait de prendre une décision injuste. Elles se sont assises et se sont mises à rire avec tellement de conviction qu'au bout de plusieurs heures les parlementaires, trouvant insupportable cette forme de résistance, sont revenus sur leur décision. Je remercie les Indiens pour leurs magnifiques façons de lutter, en décalage par rapport à nos pratiques occidentales.
Je trouve également exemplaire la résistance des Zapatistes pour survivre au développement. Leur entrée en scène, l'occupation symbolique de quelques villes par les guérilleros, date du 1er janvier 1994, jour de la mise en application de l'ALENA, l'accord de libre échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique. Nous connaissons tous les résultats d'une situation qui consisterait à mettre un renard dans un poulailler. Comparons la liberté du renard avec celle de la poule. Nous en voyons les effets désastreux en Amérique du Nord : appauvrissement du Canada, aggravation des conditions de vie et de travail des salariés aux États-Unis, multiplication des maquiladoras à la frontière avec le Mexique.
Les Zapatistes ont été les premiers, par leur insurrection, à dénoncer cet accord de libre échange. Fox, le nouveau président mexicain avait promis de régler le problème de la misère et du sousdéveloppement du Sud du Mexique et faire la paix avec eux. Une fois élu, il a envoyé des missions de développement dans les communautés indigènes, prétendant qu'avec une télévision, une petite voiture et une maison pour chaque famille, ils allaient se calmer. La réponse des Zapatistes a été d'une grande dignité. Ils ont répondu n'avoir rien à faire de ce développement ! Ce qu'ils souhaitaient, c'est le respect de leur dignité, de leurs droits, de leur culture, de leur organisation sociale et politique. Les Zapatistes, pour élire leurs chefs, choisissent souvent les personnes les plus riches avec l'idée qu'ils vont dépenser leur argent pour le bien de la communauté (à l'inverse de ce qui se pratique en Occident ou en Afrique où les hommes politiques s'enrichissent). Une fois élu, ils allument un brasero sous leur chef pour bien lui montrer qu'il ne restera pas toujours au pouvoir. Et si l'élu ne correspond pas aux intérêts de la communauté, il est destitué et remplacé. A méditer pour nous Occidentaux.
Aujourd'hui les Zapatistes doivent subir un autre projet du gouvernement mexicain en provenance des États-Unis, le plan Puebla Panama, qui consisterait à développer le Sud du Mexique et le Guatemala par le creusement d'un nouveau canal. Les Indiens n'ont pas de chance, ils sont tous assis sur des richesses. Les Zapatistes ont également reçu la visite de trente conseillers de la Banque mondiale pour étudier des projets de développement dans cette région.
Les Zapatistes sont exemplaires par l'affirmation des valeurs de leur culture et de leur communauté. Ils ont réussi à rassembler cinquante peuples indiens du Mexique, qui pratiquent chacun une langue différente, dans un forum qui a fédéré toutes ces communautés indigènes. Le mouvement Zapatiste est exemplaire aussi dans sa dimension mondiale. Ce mouvement indigène, mais qui n'exclut personne, a reçu des délégations du monde entier dans le village de La Realidad. Leur souhait est de promouvoir un monde où tiennent tous les mondes.
Un autre intervenant
Je souhaiterais apporter une autre réflexion. Je ne crois pas que nous puissions nous abstenir d'avoir des relations avec les autres peuples. Ce qui ne signifie pas que nous devons exporter nos modèles de développement. Et ce n'est pas en nous repliant sur notre monde occidental que nous résoudrons les problèmes mondiaux. La globalisation n'est pas un mal en soi, le problème est plutôt dans le manque de relations équitables dans un projet global. Par exemple, quand l'Argentine a libéralisé son marché face aux importations des produits nord-américains, pour autant les frontières nord-américaines s'étaient bien protégées des produits exportés par l'Argentine. Nous devons aussi être vigilants par rapport aux flux migratoires. Je souhaiterais que vous clarifiiez votre position par rapport à cet aspect des choses. Personnellement, je considère que les populations issues de l'immigration constituent une richesse énorme pour nous tous et, dans la perspective de la construction d'une société globale interculturelle, cette attitude doit être perçue comme un objectif important. Évidemment sans oublier aussi que ce qui produit aujourd'hui l'immigration, ce n'est pas la recherche de projets de vie individuels mais l'inégalité et l'absence de redistribution des ressources. Aussi, si chaque population se replie sur ses propres valeurs culturelles, sociales et économiques, nous courons le risque de nous enfermer dans un dangereux discours réactionnaire.
Atelier 8: Retrouver le sens de la mesure
Remettre en cause le développement c'est d'une certaine manière remettre en cause nos besoins «illimités», nos désirs «démesurés», nos utopies «éternelles» et nos aspirations «universelles»... Pas difficile à franchir pour nos sociétés qui s'imaginent déjà mortes si elles ne croissent pas chaque jour. Interrogeons-nous donc sur ces notions qui nous sauveront peut-être: les limites, la durée, le provisoire, l'aléatoire, le temps humain. Soyons plus modestes. Devenons raisonnables. Retrouvons le sens de la mesure.
Jacques Grinevald (IUED, Genève) - Introduction
Marie Dominique Perrot (IUED, Genève) - De la démesure ordinaire à la démondialisation nécessaire
Samuel Sajay (Docteur en administration des affaires, Inde) - Development was a success
Frédérique Apffel-Marglin (Smith College Northampton Etats-Unis) - The origins of the lacks of limits: Anthropocentrism and its Cure
Wolfgang Sachs (Wuppertal Institut Allemagne) - The Abolition of Measure
Matthias Rieger (Musicologue) - Olympus and the Art of Proportionality
Introduction
Jacques Grinevald (IUED, Genève)
Un de mes maîtres, Nicolas Georgescu-Roegen, était un épistémologue qui à remis en question les fondements de la science économique en partant précisément de la mesure. Il a rappelé quelque chose de tout à fait élémentaire en épistémologie, c'est qu'avant de mesurer un phénomène, il faut définir le phénomène, mais comment définir le phénomène indépendamment de sa mesure ? Autrement dit, il y a une dialectique entre la grandeur ordinale du phénomène que vous voulez mesurer et sa mesure qui sera de l'ordre cardinal. Blaise Pascal l'avait compris lorsqu'il opposait l'esprit géométrique et l'esprit de finesse. Georgescu-Roegen disait « il y a des choses que l'on peut faire sans les mathématiques, sans les nombres et il y a des choses que l'on ne peut pas faire sans les nombres ». Alors j'introduis là un premier paradoxe pour lancer le débat : comment se fait-il que c'est notre époque, caractérisée par cette volonté de tout mesurer très précisément, qui a perdu tout sens de la mesure ?
De la démesure ordinaire à la démondialisation nécessaire
Marie-Dominique Perrot (I.U.E.D. Suisse)
Retrouver le sens de la mesure, l'expression pose un premier problème, par l'usage du singulier. Est ce qu'il y a une seule mesure ou bien différents rythmes, différents tempos ? Il ne faut pas retomber dans les mêmes ornières qui consisteraient à définir une seule mesure pour tout le monde.
Cette question de la mesure peut s'envisager dans plusieurs domaines : philosophique, politique, économique, épistémologique, etc., c'est un peu vertigineux, nous ne pourrons pas tout aborder.
La démesure, puisqu'il faut commencer avec elle, existe dans toutes les sociétés, il n'y a pas de sociétés sans démesure. La première démesure qui fonde la société est celle de la dépense, c'est à dire satisfaire à la triple obligation de donner, savoir recevoir,savoir rendre. Cette démesure positive qui crée le lien social se traduit par exemple en français par les expressions « claquer du fric », « se saigner aux quatre veines », « faire la fête », c' est le monde de l'excès, plus ou moins flamboyant, plus ou moins théâtral, on détruit ou on consomme ou on donne des biens pour créer du lien, mais sans calcul. Cette démesure est nécessaire et indispensable. Repenser la mesure ne signifie pas simplement retrouver un bon sens de la mesure un peu étroit, un peu étriqué et être très raisonnable dans le mauvais sens du terme, repenser la mesure ne signifie pas abandonner la démesure qui est nécessaire pour créer le lien.
La démesure économique est une médaille à deux faces. Sur la première face, il y a la démesure du manque, dont on a beaucoup parlé et dont on continuera à parler, la destitution économique qui a pour conséquence d'anéantir le lien social, qui aggrave la destruction de la nature et toutes ces destitutions et destructions sont articulées les unes aux autres, se renforcent. Sur l'autre face, il y a l'overdose productiviste, consommatoire, l'extraction systématique de la valeur, la planète Terre qui est un vaste chantier, en état de surexcitation permanente, un sorte de champ de bataille où le plus, le trop s'est installé de façon semble-t-il définitive, et d'ailleurs toute la question est de savoir comment s'extraire de ce chantier. D'un coté, trop de dettes, de difficultés financières, de soucis de survie, de l'autre coté trop de biens, de pouvoir, de mobilité. D'un coté survie, surendettement, surcharge, ,de l'autre coté surchauffe, suralimentation, saturation.
Qu'avons nous comme critère pour penser la mesure ? Nous avons d'abord l'homme, qui a beaucoup été mis au centre de développement, développement pour l'homme, par l'homme etc., mais est ce que l'on peut faire confiance à l'homme comme mesure ? Avons nous été trop loin dans cette mise au centre de l'homme ? Je laisse cette grande question ouverte, je me référerais seulement ici au mythe de Prométhée et à un très bel article de Roger Bastide, un anthropologue décédé il y a quelques temps déjà, qui s'appelle Prométhée et son vautour. Prométhée a volé le feu aux Dieux et il a permis aux cultures de se créer, en quelque sorte, grâce à ce feu, par la cuisine, la technique, la guerre, toute une civilisation, selon le mythe, mais son acte démesuré a été puni, il a été condamné à avoir son foie mangé par le vautour. Je crois que nous sommes aujourd'hui, comme le disait Bastide, dans l'ère du vautour. Notre civilisation occidentale prométhéenne s'est crue longtemps à l'abri du vautour, nous voulions la croissance économique sans la pollution, tous les avantages de la démesure économique mais sans les inconvénients.
Le monde comme mesure
C'est la mesure que l'on nous propose avec la mondialisation, tout devient mondial, nous allons avoir une éthique mondiale, une culture mondiale, nous avons déjà une économie mondiale, il y aura une gouvernance mondiale peutêtre. Le monde devient une sorte de sujet virtuel, inédit, mais qui n'est pas un véritable sujet car il n'a pas de vis à vis, c'est un monde tautologique qui se parle à lui-même et sur Internet, notamment, il y a toutes sortes de prophètes de ce monde mondial, qui nous disent que l'on pourra avoir accès à tout et que c'est la première fois que l'humanité se fait face à elle même, dans un mouvement de miroir que je trouve effrayant. Ce monde mondial s'est un peu Narcisse comme modèle.
La justice comme mesure
La balance est un des symboles de la mesure et surtout de la justice. La justice doit être rendue. Après que l'on ait reçu et quoi que cela ait pu être, on doit rendre. Dans le cas qui nous occupe, il s'agit de justice sociale. Je citerais un philosophe allemand, Peter Sloterdjick, qui écrivait «La modernité, c'est le renoncement à la possibilité d'avoir un alibi », être moderne c'est être sur le lieu du sacrifice. La justice consisterait déjà à prendre conscience des sacrifices anonymes, c'est à dire des sacrifices où ceux qui sont sacrifiés sont les autres, pas des sacrifices au sens originel du terme où l'on sacrifiait une part de soi pour rentrer en contact avec les Dieux. Là, on sacrifie la Nature, on exporte les déchets, on rend abstraits les dégâts du développement parce qu'ils se passent ailleurs, c'est le sacrifice exigé par la logique du tout économique.
Comment passer du plus, du trop, au moins ?
Je parle ici de l'Occident, bien sûr.
Le plus et le moins sont réversibles, on pourrait avoir plus de ce que l'on a moins et inversement. Que donnerait moins de temps passé devant les écrans, moins d'information en temps réel, moins de communication interactive mais alors plus de rencontres, moins de transparence, moins d'accès, moins de liberté, moins de nourriture, cela pour tous ceux qui, de toute façon, possèdent déjà tout cela. Il ne faudrait pas qu'il y ait d'ambiguïté là dessus, retrouver le sens de la mesure pour qui, de quoi, avec qui etc.. En essayant de pratiquer le moins et le plus différemment, en voyant en quoi ils sont réversibles, on découvrirait que la liberté peut aussi être fatale, comme le disait Fellini dans un film; que l'abondance des choix, définition du développement par le P.N.U.D., peut entraîner un surcroît d'embarras et d'obligations; que le droit peut être injuste, inéquitable, cruel ou méprisant; que les informations en continu suscitent l'hébétude et non pas le savoir ou la connaissance; que trop de communication tue la conversation; que trop de rapidité abolit le temps etc.
Tout ces domaines du quotidien pourraient être investis pour retrouver la mesure. Il s'agit de prendre le contre-pied et de s'allier à ceux qui ont déjà réfléchi à ces questions là, je voudrais citer Ivan Illich, bien sûr, et sa notion de seuils au delà desquels on bascule dans la contre-productivité, dans le négatif, Le principe responsabilité et l'heuristique de la peur de Hans Jonas, l'éthique de la sauvegarde de Michel Lacroix, la notion de pédagogie des catastrophes de Denis de Rougemont, toutes ces notions peuvent nous aider à cultiver une précaution infinie à l'égard du fini, puisque le développement propose l'infini alors que ce qui est donné est fini.
Development was a success
Samuel Sajay (Docteur en administration des affaires, Inde)
I want to suggest what might be an unpopular thesis or what might certainly be unfamiliar. That development was a success. And that post-development might be. Development was a success because it succeeded in universalizing the idea of the human. That we are all human. Integral to the idea of being human is that we live in a man-made world. Post- development might fail because it will reinforce the already existing certainty that we live in a man-made world. And it might therefore inaugurate the age of management and administration - pure administration. This is the thesis and I will beg your indulgence, I will try to do this rapidly but it is a slightly complicated argument. We go about remaking the world by rediscovering a sense of proportion, a sense of measure. The sense of proportion of what is fitting, appropriate, the good, cannot exist in an unnatural world. If the world is made then it will not be natural, that is to say, given. It is difficult to elaborate on the sense of what is given in a short span of time.
I think I can give you two examples and my friend and colleague - with whom I have worked for a long time - will elaborate on the sense of proportion.
It is well known for example in South India that you don't drink cold water when you have a running nose and that a running nose expresses an excess of cold. It is cured by warm pepper water. In the present time in South India, when a young man brings home his bride for the first time she must step over the threshold of the house with her right leg, to be yoked with a gold chain to the house by her mother-in-law. By just the right step she releases the appropriate measure of good fortune on the household. Doubtless a wrong step, a lesser step, would be catastrophic.
A sense of proportion, then, which I have tried to illustrate with examples, presupposes the world as given. It follows that a world can only be made disproportionately. I'd argue that, as a consequence, I think it would be appropriate to leave out the sense of proportion or just measure in the remaking of the world.
When Truman opened the development era, he implied that human development entailed developing humans. The idea that humans can be developed also meant that human development is a manufactured, shall we say, man-made process. Things that are manufactured do not develop naturally.
Aristotle says death follows birth naturally, in a cycle. Man- made and unnatural development trades, exchanges the many varieties of nature's rhythms for the modern and uniform processes and crosses nature's thresholds of legal limits. No wonder then that parenthood is planned no less than a vacation is planned. It is reasonably well-known by now, especially among people who are familiar with the arguments against development, that development programs have failed. Failed to vanquish what Truman called ancient enemies : hunger, misery and despair.
Whether in the industrialized North or the less developed South the so-called war on poverty has been decisively lost. One example should be sufficient and even that perhaps is unnecessary. In India, as Arundati Roy points out, large dams were built to generate electricity by up rooting people from the soil and putting them down into slums. The uncertain generosity of the sun was replaced, traded in for the certain monopoly of stolen electric lines by slum landlords.
But I have argued that development was a success. In what sense do I mean this ? Latouche points out that development expresses the westernization of the world. He is certainly right on this and perhaps it is worthwhile running over the central question of what does it mean to be human from the point of view of modernity.
One way of doing this might be to go through a careful textual elaboration of philosophers on modernity - Hobbes, Locke, Rousseau, Gassendi, Descartes - and then go through the different shades and accents of the different enlightenments - French, German, Scottish - even American. I avoid that for the purpose today. I think I will take a simpler route and one more convincing because we are all kind of familiar with it. What does it mean to be human ? I think the American phrase is very telling : “You can be anything you want to be.” All American children are told in one way or another, sooner or later, that you can be anything you want to be.
Now what does that mean ? What does that sentence mean ? How do we understand it ? First, it means I am what I have made of myself. John Locke in the 17th century said it better : “Man makes himself.” Modern man is he who makes himself. In Locke's case, through labour. Second, it means that I am free of all constraints. I, the human, am free of all constraints except those to which I consent. If it is too hot, get an air conditioner - free of nature's constraints. If my parents are too demanding, move out into a different house - free of ancestral constraints. From Hobbes to Rousseau and so on, all moderns would say that only consent binds men to one another. Modern law and modern society is made, not given. You make the law just as you make up society.
Third, anything and everything is changeable. Of course everything is changeable, from the senses I mean You can be anything you want to be implies that everything is changeable - and you can change yourself. Where everything is changeable only because man has no nature there is no such thing as nature for modernity, for modern philosophy, for modern political thought. Again, I can call up Locke, who says nobody knows what substance is, against the Aristotleans, and man is a substance so no-one knows what man is. I don't want to elaborate, I think you can get the point. Fourth, that since everything is changeable how does it become changeable because we cannot change it ? Talking about experimental science, Thomas Hobbes says we only know what we make. Modern experimental science, modern technology and the institutionalization of morals is based upon this little precept. It was a famous statement in the 17th century and it animates a lot of discussion and thinking. We can only know what we make. You make the institutions - you know it. You make science - you know nature. You make technology you understand it. So the consequences of this are fairly clear. A twofold result and I don't want to get into the details, of course we all know it already : uprooting from nature, uprooting from tradition.
To escape the sometimes kind and sometimes cruel vagaries of nature, to increase man's estate, to guarantee his easy living, modern man made the world through science and technology and I don't use the word “made” lightly. That's the term that Hobbes would have used, that's the term that Descartes used. The modernization of men, women and children as humans consists of forcibly uprooting them from nature, which also means excluding them from the commons as, whether through the market or the State, more housing, more electricity, more and more of everything is delivered to transform what is free into what is less. To escape tradition and custom, on the other hand, because man is free - to be human is to be free of all constraints which means to escape tradition and customs. Modern man therefore destroys his milieu through science and enterprise. He replaces traditional bonds with engineered social, duties with rights, obligations with a return of a seat. Modern man is the sort of person who does not like to receive a gift because he might have to return the favour. And this process of uprooting is especially intensified in the late 19th century through experts who transformed the common milieus of people into social problems : prostitution, urban design, unemployment and sickness benefits - the list is endless. Experts of every stripe define the very problems they would solve, rationally reorganizing everyday life. And since social problems are handled expertly ordinary people could rest at ease in their indifferent to each other. In fact one might say that humans who make the world are necessarily estranged from each other. It is because humans are strangers that they are related by need rather than what is due, rather than what is obliged.
There is a lovely line from Shakespeare. King Lear was horrified that his daughter would ask him the following question : “Tell me what you need and I will give it to you.” King Lear replies : “Need ? What need do I have of need ? Give me what is my due.”, expressing the distinction between what is owed versus what is given as a consequence of need. So the modernization of men, women and children as humans also consists of scientifically removing them from their milieu and replacing what people are owed by giving them what the need. But this is all old history. Nothing new.
This double uprooting is the very definition of the long history of development and development and progress. It does not define what post-development is but if the ubiquitous prefix “post” is to mean anything - it must mean something - we might ask what has changed with the symbolic success of development. Now, just as it would be absurd to think that the symbolic success of development was a total victory, so also it would be unreasonable to speculate on the future. The technical failure of development was however matched by symbolic success. The goal to develop humans was a resounding success. People all over the world now believe that they are human.
It has been said that the messianic seal animating the development era has grown weary from its failures. It ought to be remembered that sometimes the well-earned rest from successful labour can be mistaken for weariness.
To restate the central argument, development has fulfilled its symbolic link, we are all human now, no savages, no primitives, we are only less or more developed. For example, I occasionally - when bad luck strikes - teach management and management economics, where we do a lot of scenario building. I don't want to do scenario building, I want to speak about the present. Development is not a total success, that goes without saying. It would be too much to make that up. After all, in South India the Goddess of good fortune still responds to the right set of stimuli. But nevertheless I think we can understand something of post-development by looking at what happens now in the West. If development was the westernization of the world we can understand something of post-development by looking at what is happening right now in the West - no scenario building. I stated earlier the end of development could be understood as the worldwide development of humans. To become human, men, women and children have to be extracted from their natural milieus. The different ways, extraordinarily rich ways of inhabiting the world by expecting what was given, have to be transformed into what was made. But for the very reason that man is modern leaves him unsatisfied because to be modern means to be free, to be free means to be without constraint. To be modern is not to know what man is, because man has no nature.
But he is uneasy. This continued unease compels him now to remake what he has already made. Modern man, with Hobbes, Locke, attempted to wipe out the distinction between what is natural and artificial by making the world himself. The contemporary proposals to remake the world only reinforce the modern certainty that man has made the world, that we live in a man-made world, which is the inheritance of modernity. To state this more clearly, remaking the world takes for granted that there is no distinction between what is man-made and what is natural. It takes it for granted. Humans seeking to remake the world reside in a world that they know they have made. I would love to say that they think they know they have made, but I fear that they know they have made it. Because it goes without saying that humans also know that the world they have made is not good, or at least entirely good - ask any environmentalist - which could be another reason why they want to remake it. It is because man remakes the world and no longer can make it - having already made it once, he can only remake it. The grand narrative of progress and development went hand in hand with the man who made the world. Now that we can only remake it, we speak of management. Management is a technique of optimization, of doing what is feasible. Management is not creative, not as creative as making. It is closer to a remaking or rearranging of what is given. But what is given to management is what has already been made. This is why management has become a universal term, from self-management to global management : all of these refer to remaking the world that is known to have been made. Perhaps then management is the consequence of successful development : humans who remake the world that they made. That is a mouthful.
I'd like to offer one little truth. Contemporary taste for identity politics, for life-style choices, is one proof that the notion of remaking wipes out the distinction between what is man-made and what is natural. When the distinction between the natural and the artificial is forgotten, all ways of life become a choice of life. A life-style choice. Remaking the world seems to lead into a world in which all life-styles can flourish for anyone. This or that is precisely its most dangerous and seductive call. Ways of inhabiting the world are now being understood as different ways of making the world. Of course it is true that in a world where people are taken to be so developed that whatever they do is a life-style choice, despair, misery and hunger are meaningless. It may well be the case that those who fight the westernization of the world in the North as some simple souls do, do so to protect themselves from this kind of management. In a man-made world that has been remade it maybe inappropriate to speak of those efforts in terms of proportion, of just measure, for proportion in a man-made world will inevitably become human proportion. It was Corbusier who dreamed of designing cities around human proportions. And systems theorists speak of fitting people into ecologies. It is a short step from Corbusier and ecological designers to cities designed to be human friendly, to life-styles that have a low ecological footprint. Therefore perhaps the intent to rediscover the sense of proportion, of fittingness, of appropriateness, of what is good, must be tempered by knowing when the sense of proportion is disproportionate. It is true that the excesses of development must be repaid in the ancient coin of social justice. That ancient coin cannot be coined, for as Socrates told, to produce justice is to bring it about so that, according to nature, the constituents of the soul hold firm and be held firm by each other.
We modern cosmopolitans, heirs to the scientific revolution and to the Enlightenment are like abandoned children. We have lost the safety net of a web of extended relations and human community and find ourselves increasingly on our own, competing with others like us for the social space and the rewards that make us feel we really belong, we really exist, we really matter. These feelings are no longer our birthright: they have increasingly to be won through tough, solitary elbowing. This social aloneness, however, does not begin to match a vaster, deeper and more radical abandonment.
Before the triumph of modernity - sealed in Western Europe of the 17th century by the advent of the scientific revolution many of us lived in intra-actions with a host of beings, powers and spirits who tricked us, protected us, quarreled with us, guided us, taught us, punished us, conversed with us. We were wealthy in our human and more-than-human communities. There was an abundance of life, of beings, to accompany us in our earthly journey. We were never alone, never abandoned. The multifarious beings of this world taught us to share the crops with them; they taught us gestures of reciprocity; they taught us to fear greediness and accumulation. They taught us that the wealth of the plant beings, the tree beings, the water beings, the soil beings, the mineral beings, was not only ours, was not there for the sole purpose of satisfying our needs. They had their own reason for existing, their own requirements, their own agency. We needed to ask permission, to share, to give back, to give thanks. These very gestures made us aware that we were only one strand in an immense tapestry that wove the pattern of life on this earth.
And then, out of the interminable religious wars pitting two equally dogmatic versions of Christianity against each other, triumphed the scientific restoration of certainty. Europe exhaled a collective sign of relief when the One Truth re-emerged, Phoenix-like, from the ashes of the witches and other heretics burning stakes and the bloody battlefields of the 30 Year War. Europeans had become addicted to certainty through a millennial and a half of church-certified sureties. With the advent of the Reformation this surety became sundered in two, each side claiming the possession of the One indivisible Truth.
The success of the new certainty was in no small measure due to the fact that it was careful not to compete with religious truths. Protestantism had paved the way for the creation of boundaries between matter and spirit, which the scientific revolution enshrined as Reality. God, the angels and all non- visible powers were relegated to the sphere of the supernatural. From then on science would deal with the realm of materiality, and religion with the realm of the supernatural. Peaceful coexistence required such fence building on the collective turf. With Descartes cogito, the mind also completely departed from matter, transmuting the body and the world into soul-less mechanisms, transforming us into the only observers of an inert material reality: we, the humans, alone amongst ourselves, abandoned by all the other beings of the world.
Yes, we could continue to have resort to God and His heavenly retinue, but we had to keep it to the privacy of our own heart and soul and try not to mix logic and rationality into it. Reality, we had to bravely face it, unaided by any other powers save that of our own minds. The very act of knowing became an estrangement, a distancing, a controlling of matter. Knowledge became power - naked, unrestrained by sentiment or by ethical strictures or by beauty.
Where were the voices to tell us to share the bounty of this world? With whom were we now to reciprocate? To whom were we to ask permission to partake of the wealth of the world? The powers and wealth of this world became voiceless, bereft of their old agency. We gave them a new name; we called them natural resources, meaning agency-less and mindless things lying around just for us to use. The limits, the restraints, vanished like starlight in the dawn.
God of course never lost His supreme agency but somehow the new material reality progressively escaped His jurisdiction. In this new material world we humans became indeed the masters. But how effectively could power substitute for our newfound aloneness? It promised fulfillment through the assurance of progress : things would get ever more convenient, ever more comfortable. They would surely comfort us amidst our immense loss. We would have more things, ever more things and they would surely satisfy us; they would surely fill the terrible emptiness. The bottomless hole carved by the silencing of all these voices, all these presences, was to be filled by a mountain of money and the goods they would purchase. Our desire for these became defined as infinite. Desires as bottomless as our aloneness amongst our kind. ** ll of this was trumpeted as a great advance of Mankind; the loosening of millennial shackles of superstition, ignorance and darkness; the dawning of an era of great light, the great light of Rationality that would enlighten the whole world. We were enraptured by our escape from the endless conflict. We were enthralled by the restoration of certainty. Certainty emerged fortified by its redefinition on a new secular basis, its opening to constant contesting, its safeguard lodged in methods of investigation rather than in dogma. The old certainty had somehow proven vulnerable to making the word of God accessible to individual interpretation. The new certainty would require the contesting of individual investigators. In due time we came to view religious certainty as a matter of faith, a matter of the heart, of the soul. Matter was another matter. We named these views discoveries. We felt emancipated, even liberated, from the obscurantism of the ancient regime.
The radical materialism and thoroughgoing mechanicism of the new secular reality is what created a sphere protected from religious conflict which at the same time was a sphere free of all restraints, all limits. Truth, now freed from ethical, aesthetic and sentimental constraints, could be pursued into what one university calls its innermost recesses. This freedom, this lack of restraints, has unleashed an uninterrupted stream of ever more powerful technologies. The effect of these technologies on the human and the more-than-human world falls outside of the purview of the new knowledge. Such considerations, if made part and parcel of the pursuit of knowledge would hobble the pursuit of truth wherever it may lead and that would be a sacrilegious stance.
In any case, all these ever more powerful, ever faster, ever better, technologies confirm what we always knew: that this new method of obtaining certainty, of obtaining truth, is not just one more method, one more philosophy, one more cosmology, one more ontology and epistemology, among the many existing in the world, but the mirror of nature itself. Proof patent that we have not invented this agency-less this mindless, this mechanical natural reality. We have triumphantly shown the world how it works, what it is made of, what its laws are, in reality. We are its manipulators, we know how to make it do our bidding, ever more so, for ever and ever. We have become the Lords of Eternity. And if on the way we have made the air, the waters, the soils, the seas, the atmosphere toxic; if on the way we are rendering dozens of species extinct by the day; if on the way our bodies as the bodies of our animal companions also become toxic, well, we are confident that the new technologies our frontier knowledge delivers to us will take care of these unfortunate but tolerable side effects. In any case, growth, development and globalization must not be allowed to slow down, we are after all on a victorious march to economic and technological salvation.
The skeptics, the doubters and the resisters are but romantic dreamers, refusing to see Reality as it Really Is or else perverted persons who out of sheer envy and incomprehension want to tear it all down. But we are patient and generous. We will open more schools, more universities, more technological institutes. Then we will make this accessible to a greater number of persons so they too can become literate and enlightened; so that the scales can fall from their eyes and they can finally see Reality for what it truly is and stop confusing their imaginations with it. We are well on our way to globalizing this cosmopolitan knowledge, this enlightened education so that all the world can enter the 21st century and become denizens of the modern cosmopolitan world.
I want now to speak about something that has been happening in Peru. A friend, Grimaldo Rengifo, with whom I have been working for the last eight years has created an project called children and biodiversity which gives a completely different look at reality. And I shall show you one or two pictures and give you a couple of quotes.
We are now entering the Andean world. This is a drawing by rural Andean children, Quechua-speaking children living in the highland Amazon tropical region. The rain forest is Pachamama. She is the Being and many trees have spirits. The children have drawn the spirits of the trees and I will very quickly read some quotes from Andean women, campesina women:
When at night one goes out to walk and sits next to the bushes amidst the trees or on a stone, one hears the conversation among all the brothers and sisters who at night like to walk around: over there the frogs have singing tournaments, the trees speak with the wind, waving their branches and leaves, the birds send their messages to the yaquis (the humans) who are sleeping.
For us all, all who live in this pacha (world) are persons : the stone, the soil, the plant, the water, the hail, the wind, the diseases, the sun, the moon, the starts, we are all a family. To live together we help each other. We are constantly in a continuous conversation and reciprocity.
This project, created by Grimaldo Rengifo, who is the director/founder of the Peruvian organization PRATEC, is called children and biodiversity. It looks on the children who are forced to go to school nowadays as the bearers of wisdom and practice, rather than considering them as lacking, as being illiterate. They are oral, they come from an oral culture and orality is not a lack of literacy. Orality is an alternative way of being in the world. The project is to learn to establish mutual learning between the literate denizens of modern cosmopolitanism and the oral children, their families and communities, and not to see them as lacking but rather as rich, rich in wisdom.
So it is an alternative, it is a proposal for which this world has a great need, to teach us denizens of cosmopolitan modernity.
The Abolition of Measure
Wolfgang Sachs (Wuppertal Institut Allemagne)
I would like to continue the conversation in my own way, although I shall try and insert myself into the train of thought that has been presented here so far. As I understand it, all those who have spoken before me were concerned with the back stage of history, in the sense that they were showing us the large picture, the big narrative that lies behind the everyday historical actor. I will try to move a little more on to the front stage and reflect a little more closely on everyday people and actors. In particular, I would like to begin my reflection on measure and on limits at a different historical point.
My story would begin at the moment when the disenchantment of nature had already been going on in European history for some time. However then what happened - and I would like to choose that as my entry point today - was the fossil revolution, in the decades around the turn of the 18th to the 19th century, when the steam engine began to dominate people's minds. Why is that important to me in this issue of limits and measure?
It is important to me because if you look, for instance, at somebody like Adam Smith, he had no notion of an infinitely growing economy. If you look at any of the classical economists, at least those who wrote up until 1830, there was no notion of an infinite growth of the economy. Why is that? Because the world of classical economists was still populated by trees, corn and animals. In other words, they lived in a world which was dominated by biological resources. It was a world that was dominated by regenerative cycles. The economy was built on having trees growing, having corn growing, having animals growing. Now if you are in a situation where this is the world you are in, of course there is a truth there. And the truth is that any economic activity is constrained by, or if you want, linked to the regenerative cycles of nature. Now once you are in that situation you know, without even knowing explicitly, that you are linked to processes of maturation, of rise and decline and that everything and anything has to recover again.
In this situation is is almost impossible to conceptualize an infinite process of the economy. But that changed the moment the steam engine entered on the stage of history. Because suddenly what happened is that it seemed as if a certain power of production could generate things in an almost infinite fashion.. And in fact I would submit for discussion here that fossil fuel, or fossil power, started at the moment that mankind, or rather, the English economy dug into the crust of the earth and pulled out power that had accumulated there for millennial and was able to turn these powers into labour power. That was a very decisive moment in the history of the abolition of measure. Because now the idea of the man-made world took a decisive leap. Fossil fuels made it possible to eliminate biological limits.
Now let me just make a second point to broaden this idea. Because what happened then, in the last 200 years, if I may try to arrange the story that way, is that basically fuel-powered modality became able to overcome three basic constraints : the constraint of time, the constraint of space and the constraint in making things. And you can see the last 200 years as a period when ever more potential was developed to overcome these constraints. Let me give you one little illustration.
Take time. It is certain that transferring power from the crust of the earth into machines of acceleration has immensely changed our relationship to time. So the enormous infrastructure that industrial society has put into place to accelerate us without our trying, using ever speedier vehicles. From trains to cars to airplanes and so on. That is obvious today and indeed, if I might just repeat what I was saying earlier about the steam engine, if you go back and read about people's first perceptions of the train, you see the sudden awareness, nervosity, even shock, that now a train is not like a horse any more. Because a horse changes hooves, a horse gets tired, a horse has to eat all the time. Now look at the train which is running at an accelerating speed. It is only at that moment that an idea of history as one of infinite progress could be born.
A second constraint is the constraint of space. Sure, it is the other side of speed, the idea that place does not matter, that place matters ever less, that distances become flexible, that distances become challenges to be overcome, that distances shorten until they reach zero like today real time. This is largely due to the industrial powers that were available. So the entire history of the reach across the globe is fuel-powered. Today globalization rests on the expectation that transport won't cost anything because otherwise it would not be worth splitting up production chains across the world. Even now globalization depends on the assumption that transport costs are reaching zero.
As for the scope of making things, the scope of economic activities, still around 1800, I would say, there was a basic perception that human things were very few in the world and natural things were very many : that the world was empty of humans but full of nature. This brought into being a type of technological and economic progress that tried to put all the emphasis on labour productivity and technical productivity and didn't care about nature. So that forgetfulness of nature in economic theory, in economic practice, has to do with that deeply-ingrained notion that we humans are few, it is only minuscule the scope of human activity and that natural activity is a lot. Now today this situation has turned around and we see the world full of humans' economic activity and nature ever receding. The entire logic of progress is changing.
Now I don't go any further into that but I would just to finish up with a third and last observation, which comes back to the various discussions about where we stand at the present time. The point I would like to make here is that the question of proportion, the question that less is more, comes up in a very particular way today and I would like to speak about it now on a more subjective level, not on the level of planning. I speak only about affluent societies, because there is one dimension left that has still not really been modified by the aspiration to make things. It is the fact that the day still has 24 hours. In other words, time is limited. And the fact that time is limited opens up a tension, which is with us every day and which forces us and that's my hypothesis - forces us to reconsider questions of proportion, of balance in our own personal lives in particular.
Because of the particular contradictions of a multi-option society, a society that has many things, many goods, many appointments, many services, the problem is how to fit all these shiny offers into the 24 hours. And for that reason, of course, the characteristic of our society is shortage of time, it's scarcity of time, it's nervousness, it's haste, and all of that.
This has even increased now with the Internet. The Internet, whatever else it is, is another explosion of options. Now how do you integrate this explosion of options into your apparatus of experience and perception? It is impossible. I guess that what I want to say to you is that an affluent society is not confronted with poverty, the question is not shortage of something, but the real troubling question is excess of something. So it is not the lack of things that characterizes the dilemma of today, but it is the confusion arising from the excess of things.
Now in that situation, what do you worry about?In order to keep your own life as a person, in order to be faithful to what every one of us wants to do?
There is no other choice but to exercise some form of frugality if you are to survive in a multi-option society. In particular in order to survive in an internet society there is one quality we must cultivate assiduously. That is the capacity to say “No” to many things. You have to choose them off, you
have to click them off. So in a very paradoxical way, the question of proportion and limits comes back in the middle of affluence
Olympus and the Art of Proportionality
Matthias Rieger (Musicologue)
It is a great honour for me to take part in today's workshop on proportion; I appreciate Dr. Rahnema's courage in proposing that I, as a musicologist, be given the opportunity to address a meeting that discusses ways of going beyond development and this after half a century of development has squashed the sense for what is fitting, what is appropriate or what is good. What at first seems puzzling begins to make sense if you look into the history of music. From Pythagoras until well into the eighteenth century, music was played and listened to as an echo of an ethos, which means the gate of a particular place.
The disciplined training both in the theory and the practice of music was meant to foster the art of proportionality (yes, the art!) : music inculcated a sense of moderation. Music tuned the student's synaisthesia. It refined the coordination between hearing, gaze and touch that recognizes what is considered as graceful and good by the community, the polis. Once you think of it, it becomes evident that a sense for proportionality is essential for any pre-or post-development reflection on how a good society could blossom.
When I first glanced at this programme, my heart sank. The motto of this meeting gave me the feeling to be invited to an international gathering of gods (to an anti-Olympus, but a Olympus all the same). I said to myself, only in Olympus, could these two ideas be conceived: the idea of ‘RE-making the world' and that of ‘un-DOING development'. I have to admit that, at first, I was afraid of disappointing my hosts. Being a drummer and a musicologist, I just could not come up with correspondingly Olympian notions. I am unwilling to explore how development can be replaced by a newfangled score, a scenario for a better world. Equally I can't offer engineering solutions for technical or social problems. All I can do is to emphasize what, for me, is crucial : I want to point out that any reflection on proportion must be guided by the awareness that a radical break has occurred in the meaning of that word.
In these times of global economy and global pop, where values count that are measured along standardized scales - be it the value of the euro or of the standard pitch -, proportions are something established; they are the result of calculated decision. In a world where beauty and good were illuminations of a harmonious order, proportion meant something that could not be compared with the situation today. For me, post- development has a taste of hope: and my hope is emphatically neither a return to the past nor a re-making of the globe.
I began to delve into the history of proportionality in music I was driven by the idea that going back into the past would enable me to find a key for deeper insight into society. I wanted to escape the regime of modern certainties that cannot but thwart any critical distance from modernity.
I started by asking what ‘proportion' could have meant for my ancestors. How did it affect their daily lives? Reading historical sources on the theory of music, I began to smell a rat. I realized that the modern musicological certainties, which at the University had been drummed into me, could not but frustrate my search for the place of ‘proportion' in the theory and the practice of music.
‘Non-musical' friends who, like myself, are set upon shedding their paralyzing certainties were crucial to my search. Until I met Samuel Sajay I took the passage from the reign of the fitting and good to the regime of values to be an issue for musicologists only. It was Sajay who opened my eyes to the implications of this issue on political history, the wide variety of resonances that ‘harmony' or ‘consonance' have outside the sphere of music. From Aristotle on, so Samuel claims, there is a strong tradition of writings in which the authors discuss the question how a government could fit its polis. When Aristotle writes “The only stable principle of government is equality according to proportion, and for every man to enjoy his own” he refers to the necessity that a good government be attuned attuned! - to the citizens. This concern for fitting the statesman, literally «attuning» him, comes from Plato and Machiavelli, right into the eighteenth century. It was only David Hume who introduced the idea that all men are equal, equal however in a new way that made it impossible to talk about the proportionate dissimilars. You, Samar Farage, opened my senses, yes, my innards to a ‘proportion' that was obviously felt before physicians asked patients to adopt their views of themselves. Samar introduced me to the works of Galenus for whom ‘health' was the feeling of an harmonious mixture of body humours.
From the medievalist Ludolf Kuchenbuch I learned to crawl backwards into the past with my eyes remaining focused on the receding certainties of my professors. I was set on finding the watershed, beyond which the past of music lies. It was Hermann von Helmoltz, the German scientist of the nineteenth century who with his Sensations of Tones combined the concepts that are not only trivial in musicology but also mirror those axioms of economic thinking that my economist, Samuel Sajay, tries to de-trivialize.
Helmoltz was convinced that the time had come to reject the millenary notion of music as the enjoyment of perceived proportion. Like Galileo he had constructed the necessary instrument to measure (operationally to verify) the acoustic parameters of each sound (frequency, tone colour) and reduced the human ear to registering device for frequencies between 30 and 16.000 oscillations per second. As Galileo is called the father of modern astronomy so Helmoltz is often called the father of acoustics. To him it was obvious that the grounding of music on the notion of proportionality had lost its validity.
Sound up until then was the name for a sense perception; the fit between the ear and the sounding flute. A sound independent from a listener's ear the ear attuned to the speaker a sound which was not the proportion between flute and ear was something unheard of until then. With his “Sensation of Tones” music was transmogrified into the name of a physical phenomenon that is independent from the presence, and even from the existence, of an «audience», so actually I don't need you to speak here.
Step by step Helmoltz convinces his readers that their understanding of music as an arrangement of harmonious sounding proportions is utterly wrong, that he can train them to enjoy music as a combination of values which have each been calculated and measured separately, even to the inherited ear the combination of any two sounds is slightly off-key.
So here I am, a musicologist. I daily drums two hours under Ali's guidance and then I perform for belly dancers in Bremen, northen Germany. Ali woke up my hearing of proportions, a hearing with the belly as much as with my ears, but I learned at the University that after Helmolz turned music into a score of esthetically managed values, I had better not try to discuss what I do when I drum.
I talk to you as a musician. Alí nurtured my sense for harmonies. Two hours of daily drumming synchronized me to the certainties Plato held about proportions. And, further, I do care for those German housewives who imitate their Turkish neighbours. But, at the same time, I am keenly aware that I live 150 years after Helmoltz: that sounds no more require the complement of a listener.
I have no intent to unmake the development of acoustics, nor do I propose to remake music.
Débat
Simon Charbonneau
Chez les Verts ou au sein du mouvement Attac, il y a une carence totale d'une politique de décroissance, alors qu'il devient urgent d'anticiper l'effondrement du système, en particulier au Nord. Nous parlons ici beaucoup de l'impact du développement au Sud, mais il me semble plus important de parler de décroissance au Nord, d'une politique de décélération qui pourrait être fondée, non pas sur le concept de développement durable, très bien ridiculisé ici, mais sur le concept d'équilibre durable, le concept d'équilibre me semble tout à fait opposé au concept de développement.
Il faudrait travailler aussi à la reconnaissance de nouveaux droits fondamentaux, comme le droit de moratoire, le droit aux racines, ce serait une nouvelle génération de droits de l'homme qui iraient dans le sens de la mesure, c'est à dire ramener l'homme à sa vraie dimension, qu'il renonce à cet « hubris » prométhéen qui est proprement suicidaire.
Bernard Dangeard
J'ai deux questions à poser à Wolfgang Sachs.
La première, comment pensez-vous que l'appel à la frugalité puisse être entendu ?
J'explique un peu d'où je parle. Je sors de 25 années de frugalité, d'agriculture biologique avec des chevaux, en groupe et depuis deux ans je suis en phase de réflexion. Mon expérience dit que c'est très dur, que c'est épuisant voire décourageant. Alors quelle perspective pourriez-vous donner, qui ne soit pas un regard vers le monde d'avant la révolution industrielle, mais qui regarde l'avenir à partir de notre monde tel qu'il est ?
Et la deuxième, au nom de quoi accepter aujourd'hui les limites, les frontières, puisqu'elles sont dépassées, transgressées chaque jour ? Je lis aujourd'hui à la une du journal « Le Monde », « jusqu'où iront-ils », à propos d'une transgression de frontière dans le domaines des bio-technologies. L'article fait référence ensuite à la Genèse, or une des caractéristiques de ce texte c'est de dire que l'homme a été mis dans un jardin avec des limites à ce jardin, notre monde lui transgresse sans cesse ces limites, alors au nom de quoi peut-on dire qu'il y a des limites à ne pas franchir, car sinon nous allons à la catastrophe ?
Wolfgang Sachs
What I have tried to indicate is that, yes, today, in the present, an unspoken and implicit curiosity for frugality might be growing and I said that I do believe that there is in our experience a contradiction growing between in one side affluence of things and services, on the other side the limitation of time. That contradiction is giving birth to a curiosity for frugality, for looking for a new balance, for keeping our own identity by saying no. So I rooted my argument in a diagnosis of today.
Jacques Grinevald
Je voudrais dire un mot sur la deuxième question, en tant qu'historien des sciences. Il y a une énorme littérature qui montre que les fondements de notre science moderne, que l'on croit laïque, sont profondément chrétiens et dérivent de la théologie naturelle médiévale, le mythe de la création au XIIe- XIIIe siècle va fonder cette orientation, et ce n'est pas par hasard si la nation qui domine la science moderne est profondément biblique. Notre civilisation judéo-chrétienne a inventé cette science moderne, il y a une responsabilité collective de cette civilisation, et Wolfgang Sachs nous a expliqué qu'elle était liée à la puissance que nous avons pu développer à partir du pétrole. Nous sommes les héritiers d'une révolution stato-militaro-scientifico-industrielle.
Un autre intervenant
Je fais partie du mouvement « Avec Cela », nous encourageons la mise en place de communautés villageoises intentionnelles qui cherchent à s'autonomiser, à vivre d'une économie paysanne pluri-active. Nous sommes surpris de constater qu'il y a peu de passages à l'acte, peut-être est ce dû au sentiment diffus de manque qui empêche de s'intéresser à l'appel à une austérité joyeuse. Tant que l'on n'a pas pris conscience que le téléphone portable ne permet pas une meilleure communication, ou que la voiture ne permet pas forcément d'aller plus vite, l'alternative n'apparaît pas clairement.
Alain Gras
Il faut bien situer, comme l'a fait Wolfgang Sachs, l'origine de notre société dans la machine à vapeur et le moteur, comme machines à bouffer la planète. Mais il faut situer cela dans le contexte historique, et la question que je voudrais lui poser, c'est de savoir si, pour lui, la machine à vapeur est un accident de l'histoire, une bifurcation tout à fait inattendue et catastrophique ou bien si elle est le produit d'une histoire intellectuelle qu'elle prolonge en matérialisant des idée qui étaient bien plus anciennes qu'elle.
Wolfgang Sachs
If you look into the history of increasing measurelessness, there are many ruptures and many watersheds. Taking a retrospective view, you can identify many small rivers which lead into the big river, into the stream. I have taken one rupture, however, as you say, that rupture has been prepared, and it has been prepared, in connection to what Frédérique said at the beginning, by the shift from animated beings to natural resources, that shift precede of course the fossil fuel shift. Today, when everybody knows that the fossil fuel age is over, you will have to face this question : what kind of performance, what kind of achievement can be maintained only with renewable resources ?
Jacques Grinevald
Je crois que le problème de l'ère des combustibles fossiles est double. Il y a la question de l'accessibilité, du stock de ces ressources; mais nous brûlons ces ressources et la matière ne disparaît pas, cette matière que nous avons pris dans la lithosphère, dans les entrailles de la terre, elle se retrouve dans l'atmosphère. Et aujourd'hui l'une des graves contraintes, c'est l'excès de matière que nous avons mis sous forme de gaz carbonique , etc. dans l'atmosphère, cela perturbe très gravement l'équilibre écologique de la planète.
Et là, nous avons un nouveau sens de la mesure, le monde est réellement le monde aujourd'hui, autrement dit, ce n'est plus seulement le monde entre nous, dont parle le journal « Le Monde », « Le Monde » se moque du monde, « Le Monde » parle très peu du monde au sens premier du terme, nous sommes en train de passer, comme Michel Serres l'avait très bien dit dans « Le contrat naturel », de la terre à la Terre. De même nous passons de la biosphère, qui veut dire pour les scientifiques la masse de carbone stockée dans les êtres vivants, à la Biosphère, qui est la sphère à la surface de la terre fabriquée par quatre milliards d'années de co-évolution entre la vie et la Terre. Nous sommes à un carrefour aujourd'hui, nous avons le problème de l'alimentation de la machine économique, mais aussi le problème des rejets de cette machine économique dans le monde. Je crois que c'est aussi cela l'après-développement, notre conquête du monde nous est retournée comme un sorte de boomerang.
Samuel Sajay
In response for the question of the floor on legal limits. In standard economical analysis, the mathematical apparatus used to understand economic phenomena is constrained optimization, you recognize a constraint then you optimize. The recognition of global constraints will lead to global management. Rights, legal rights must necessarily address themselves to humans, not to you and me. Post development is the recognition of constraints, and is the recognition of the optimization of constraint, and it is the recognition that this constraints can only be optimized trough legal rights. We are in the age of global human management.
Marie-Dominique Perrot
Il y a une distinction à faire entre la planète Terre et la Biosphère, qui sont préexistantes et le monde mondial construit idéologiquement, traversé par une sorte de néo-eugénisme technicofinancier.
Pierre Johnson
Je crois que nous sommes tous convaincus ici qu'il faut retrouver la mesure, mais comment y arriver ? Nous avons vu les origines, Wolfgang Sachs nous a donné à ce sujet des idées très intéressantes, complétées par d'autres, mais maintenant que nous sommes au bord de la catastrophe, comment allons nous arriver à retrouver la mesure ? Allons nous y arriver par la somme de choix personnels ou par une gestion globale comme vient de le dire Samuel Sajay ?
Est-ce que ce sont les mouvements sociaux qui vont y arriver ? Je voudrais avoir votre réponse de chercheurs, de personnes qui ont réfléchi à cela, comment l'humanité va-t-elle retrouver le sens de la mesure ?
Un autre intervenant
Pour moi la mesure peut avoir deux significations, l'unité de mesure, je mesure un mètre cinquante ou bien, comme le dit Robert Hainard, en parlant de la sculpture, garder de la mesure, ne pas aller trop loin. Nous devons donc prendre la précaution de définir notre vocabulaire.
Il y a aussi la question de l'échelle. Quand on parle de l'homme, est ce que l'on parle de l'individu ou bien de l'espèce ? On ne peut pas toujours dire que ce qui est favorable à l'individu est favorable à l'espèce, ou que ce qui est favorable à l'espèce est favorable à la vie sur la planète dans l'ensemble.
Une autre notion à définir c'est ce que l'on appelle la réalité ou les réalités, c'est très relatif la réalité, si je vous montre cet objet et que je demande « qu'est ce que je tiens ? », certains diront un morceau de métal, d'autres une pièce ronde et un économiste dira une pièce de un euro. La société actuelle crée des quiproquo, nous ne savons plus de quoi nous parlons.
Une autre intervenante
It is a question for Matthias Rieger. He was talking about the two sides of how you can understand proportion, the philosophical side, and the musician side, by drumming. He formulated a fundamental criticism to this kind of conference, saying we are sitting here and talking and I don't know if people talking here have the other side, namely something that they do, and can know about not in their head but in their fingers or feet or belly.
So I want to ask you if it is your hope that people don't talk any more, but maybe learn dancing or make each other dancing ?
Matthias Rieger
I tried to discuss this with my drumming friends. They asked me “What's people doing there ?”, and I said they will discuss the state of the world. So they answered me “Don't they have anything better to do ?” And another friend from Africa was very upset, because people from all over the world will talk about him without knowing him. So they were not delighted that I came here today, but for me it was a good experience...
Ivan Illich
J'entends deux musiques, l'une est jouée sur le piano tempéré, l'idéal de la société dont parlait Wolfgang Sachs, au XIXe siècle dans chaque maison d'industriel il y a un piano et de l'autre coté je vois un flûte et un tambour. Le piano, je l'ai appelé tempéré, je passe à l' anglais un moment, the piano is tempered and it produces temperedwith sounds. Ce sont des notes que l'on a aménagées, on ne pouvait pas le construire avant d'avoir les instruments mathématiques pour établir ces sons. Sur ce piano, si Rieger a raison, on ne peut pas reproduire des harmonies, Helmoltz le savait, il disait qu'il faut apprendre les relations entre sons qui sont à peu près harmoniques. Il faut un nouveau sens de l'ouie, pire, l'oreille doit être transformée, comprise comme instrument de mesure de cette gamme extraordinaire de laquelle il peut écouter seulement une partie de ces sons artificiels. De l'autre coté je vois le monsieur avec son tambour qui me dit qu'il n'écoute pas des sons mais des harmonies. Je lui dis que ces harmonies sont locales, inévitablement, et le monsieur sur le piano me dit moi je peux te jouer n'importe quoi sur le piano, parce que je n'ai pas besoin des contraintes que le joueur de tambour m'impose.
Je parle de deux cotes, des deux modes, pour parler de deux visions de la mesure, la mesure comme « operational verification » et la mesure comme proportionnalité.
Pour revenir sur la question de la frugalité, posée tout à l'heure par Bernard à Wolfgang Sachs, on peut poser cette question sous deux formes.
Je peux parler de ma frugalité, alors je parle d'ascèse, non pas comme un descendant d'Adam au paradis, mais d'Ève, hors du paradis, dans un monde écologiquement brisé par cet homme, qui n'est pas adapté, il n'a pas la pelure, il n'a pas de griffes, alors Dieu, pour compenser, lui à donné la capacité technique.
Mais dès que je parle de votre frugalité, « soyez frugal ! », je deviens quelque chose de bien pire que ce que j'ai appris à appeler un fasciste. Vous m'excuserez, mais je vois dans le mouvement de ces journées, auxquelles Majid m'a invité, le grand danger que l'on soit, tous ensemble, des collaborateurs à l'imposition de la frugalité.
Il y a deux voies : que nous soyons les promoteurs de quelque chose de bien pire que le fascisme, ou que l'on soit très humble, que l'on joue de la flûte, du sourire, de la danse et que l'on abandonne cette terrible idée de la responsabilité qui n'est que l'envers d'un sentiment d'omnipotence.
Atelier 9: Se réapproprier l'argent
Alors qu'une tendance à considérer l'argent comme « l'instrument du diable » a toujours existé dans les milieux « alternatifs », cet atelier confronte expériences et théories autour de la monnaie remise à sa place d'un outil au service de l'homme. Comment détourner l'argent, l'utiliser et le considérer autrement ? Sont appelés à témoigner et à confronter leurs pratiques et leurs points de vue les Sels, les financements alternatifs, les expériences de micro-crédit, les monnaies fondantes, etc.
Tonino Perna (professeur à l'université de Messine, Italie) - Le « veau d'or » et l'avenir de
l'humanité
Serge Latouche (professeur à l'université de Paris XI La Ligne d'Horizon, France) - Se réapproprier l'argent
Alain Bertrand (Sel'idaire, France) - Le SEL et sa monnaie
Heloisa Primavera (Red global de trueque, Argentine) - Les réseaux de « troc » en Argentine
Maurice Decaillot (expert agréé en économie sociale, France) - Se réapproprier l'argent, l'échange, le financement
Paolo Coluccia (Banche del tempo, Italie) - L'illusion et la chance ; une philosophie pour les systèmes d'échange locaux
Le « veau d'or » et l'avenir de l'humanité
Tonino Perna (université de Messine, Italie)
Je vais essayer de faire une synthèse de l'histoire sociale de l'argent.
Voici une légende tirée de la Bible : la constitution du Veau d'or. La formation de la première forme d'adoration de l'argent, par la construction d'une statue en or, est très intéressante. Alors que Moïse tardait à les rejoindre, les Hébreux demandèrent à Aaron : « Construis-nous un dieu pour nous guider puisque nous ne savons pas ce qu'est devenu celui qui nous a conduit hors d'Egypte. » Aaron leur dit : « Prenez les anneaux en or que vos épouses, vos fils et vos filles portent à leurs oreilles et portez-les-moi. » Aaron les fit fondre et coula la statue d'un veau en or. Il leur dit : « Voici le dieu qui vous a fait sortir d'Egypte. » La suite est connue.
Réfléchissons sur cette histoire exemplaire : le peuple d'Israël a perdu l'espérance, il n'a plus de direction, de sens à donner à sa propre errance. Moïse ne revenant pas, le peuple n'a plus de guide, n'a plus de ligne d'horizon. C'est un peuple nomade, comme les migrants contemporains qui fuient les guerres, les persécutions, les catastrophes encore d'actualité sur notre planète. Les peuples nomades, sans fils de référence, doivent emporter le strict nécessaire. Ils ne construisent pas de statues, n'utilisent pas de peintures ou de bas-reliefs. Ils emportent seulement des bijoux en or et en argent. Toute l fantaisie créatrice était concentrée sur les petits objets transportables, légers et précieux. Souvent remplis d'une valeur symbolique importante.
Le Veau d'or est la première oeuvre que nous a donnée l'Histoire. C'est symbolique de la sédentarité réalisée par le peuple d'Israël avant d'arriver dans la terre promise. Ils la construisent en se dépouillant de leurs propres biens les plus précieux, les plus intimes. Les anneaux donnés à Aaron sont liés à des évènements importants comme le mariage, la mort d'un conjoint et sont des biens qui n'ont pas une grande valeur sur le plan économique, mais qui contiennent une grande valeur affective. Les hébreux se défont de quelque chose de très personnel, des morceaux de leur propre identité, pour construire un veau en or. Comprenons l'importance de cette situation : le moment où un peuple entier se met en adoration devant un objet que lui-même a créé. Pourquoi ce peuple qui avait pourtant vu la puissance du Seigneur toucher du doigt son projet de libération, demande-t-il à Aaron de lui construire un dieu pour les guider ? Comment est-t-il possible qu'un veau d'or, un objet construit de ses propres mains, puisse être objet de culte et d'adoration ? Cela semble n'avoir aucun sens alors que, inversement, aujourd'hui cela paraît extraordinairement plus vrai qu'à l'époque de Moïse.
Mais, avant de proposer une réponse à cette question, essayons de reconstruire l'histoire de la monnaie. Considérant la situation actuelle des États occidentaux, nous avons fait une synthèse. Nous savons, en effet, qu'il y a différents types de monnaies et différentes façons de les utiliser, alors qu'aujourd'hui nous n'avons qu'un type de monnaie pour toutes les formes de relations. Par exemple, il existait chez les Juifs une monnaie, le sicle, qui se présentait sous deux formes : le Kadosh Israël, Saint d'Israël, qui possédait toute forme de change symbolique religieuse et un autre sicle utilisé pour une autre forme de change, de commerce, en dehors du temple sacré de Jérusalem. L'anthropologue et économiste Karl Polanyi a beaucoup écrit sur l'histoire de la monnaie. Il affirme que la première utilisation de la monnaie n'était pas pour le change. Dans les ouvrages d'économie politique, de Paul Samuelson jusqu'à Irving Fisher, l'histoire de la monnaie est expliquée sous cette forme : au début, il y avait le troc, après, le troc étant insuffisant, est arrivée la monnaie qui a matérialisé les échanges. Cette histoire est totalement inventée parce que la monnaie n'a pas été utilisée pour l'échange commercial mais pour payer les mariages, les sacrifices ou la liberté des prisonniers.
Nous avons eu une métamorphose de la monnaie. Pendant son histoire, sa forme a changé. Et si nous voulons comprendre une société, nous pouvons affirmer au sujet de sa monnaie : « dites-nous comment vous utilisez votre monnaie, nous saurons dans quelle société vous vivez » ! Elle est la forme la plus évidente du changement social. Malheureusement, elle est surtout étudiée par les économistes, non pas les économistes critiques ou hétérodoxes, mais par les économistes orthodoxes. Considérons que, à l'origine, existait une monnaie pour laquelle les valeurs de change et les valeurs d'usage étaient égales, son poids en or ou en argent égalait sa valeur. La différence entre la valeur d'usage et la valeur de change date de la première forme d'altération de la monnaie par l'État. Surtout en Europe, on trouvait de bonnes occasions pour résoudre les premières dettes extérieures en pratiquant une modification nominale de la monnaie. Par exemple en disant qu'un euro égale un euro. On a prélevé de l'argent ou de l'or dans la monnaie et l'on a réintroduit la monnaie plus légère avec la même valeur nominale. Apparaît alors ce que Simmel, le grand spécialiste de la monnaie, nomme le processus de spiritualisation de la monnaie, comme nous le montre l'histoire du dernier siècle. Si Simmel affirme cela pour le XXe siècle, c'est évident pour nous qu'il existe une monnaie spirituelle dans les États occidentaux, une monnaie virtuelle qui change le sort du monde parce que son impact est très fort sur la société, chose presque incompréhensible pour la plupart des gens. En effet, la question financière est tellement compliquée pour la majorité des individus, surtout les plus désespérés, comme le peuple argentin. Les Argentins ne comprennent pas que le pays qui a connu le plus fort taux de croissance dans les années 90 (5 % par an), soit aujourd'hui la première faillite internationale d'un État moderne. Le processus de spiritualisation est passé à travers le papier-monnaie. À ce propos examinons l'apparition du papier dans l'histoire : le premier État a l'avoir utilisé est la Chine. Puis elle l'a abandonné pendant trois siècles. Il n'y a donc pas de mouvement linéaire.
Aujourd'hui, nous vivons donc un processus de spiritualisation de la monnaie. Le grand changement dans la valeur de la monnaie est bien daté. C'est la décision de Richard Nixon, en août 1971, de couper la relation entre les valeurs d'usage et les valeurs nominales : alors qu'auparavant la référence était toujours par rapport à l'or, il décide que la valeur du dollar, c'est la valeur du dollar, il n'y a plus de référence. Il n'y a plus de lien matériel qui nous laissait la possibilité de dire : « Si je n'ai plus confiance, je demande autre chose à la place. » D'ailleurs le jour où De Gaulle a sollicité Nixon : « Je voudrais changer mes devises de billets verts en or », en refusant, Nixon a changé le monde ! Nous pouvons affirmer aujourd'hui qu'il existe une nouvelle connexion entre la terrible économie de guerre qui nous attend et la cotation du dollar. On peut démontrer sur les vingt dernières années que, en cas de guerre comme la guerre du Golfe, la valeur du dollar augmente. Depuis, il descend et il faut à nouveau une guerre. Il existe une relation presque statistique. La valeur du dollar est une valeur de prestige des États-Unis liée à un problème mondial de confiance. Pendant la guerre, le dollar va être réévalué parce qu'il devient la monnaie refuge. Alors qu'auparavant en temps de guerre, on achetait de l'or, maintenant on achète de l'argent. Tout le monde fait cela. Ceci est la première connexion.
La deuxième connexion est la situation paradoxale du monde dont nous sommes témoins : la majorité des gens doit inventer une autre forme de monnaie, une autre forme d'utilisation de la monnaie courante. Le plus bel exemple, en ce moment, de l'utilisation d'une monnaie locale est l'Argentine. Presque deux millions de personnes vivent avec des formes de troc, mais une forme différente du troc. C'est autre chose que les SELs ou la Banque du troc en Italie. Cela provient de cette aberration, la monnaie circule dans le monde mais pas pour les gens. Jamais nous n'avons accumulé une aussi grande quantité d'argent. Des milliards circulent et la majorité des gens n'ont pas accès à cette monnaie pour acheter le nécessaire.
Alors nous avons deux expériences dans notre débat sur les alternatives concrètes que les gens mettent en pratiques au Nord et au sud. Tout d'abord la Banque éthique en Italie. Cette banque normale a une organisation très différente des autres banques et des autres formes de financement éthique. À ce propos, osons faire la critique de l'usage et de l'abus du microcrédit comme solution des problèmes du tiers-monde. Il nous faut être à la fois théoriques et concrets pour comprendre que la monnaie est un signal fort pour étudier la manière dont les populations résolvent leurs problèmes quotidiens. Aujourd'hui, la majorité du monde a la nécessité de se réapproprier ce symbole pour vivre et pour échanger. C'est pour cette raison que nous recherchons d'autres formes sociales.
Se réapproprier l'argent
Serge Latouche (La Ligne d'Horizon, France)
La pensée alternative hétérodoxe a toujours eu quelques problèmes avec l'argent. Dans l'État et la révolution, Lénine dit que, dans l'État socialiste, l'or, qui était alors monnaie internationale, servira à paver les pissotières. Nous n'aurons donc plus besoin de l'utiliser, nous en aurons fini avec la monnaie. Poursuivant cet héritage, quand on demandait à Staline ce que deviendra l'argent qui est la source du capitalisme, de toutes les injustices et aussi du dépérissement de l'État, en bon réaliste il répondait : « en ce qui concerne l'argent, dans le système socialiste, certains en auront, d'autres n'en auront pas. » Derrière la plaisanterie, on découvre tout le malaise de la pensée alternative vis-à-vis de l'argent comme aussi vis-à-vis des valeurs monétaires et marchandes. Tonino Perna a parlé de Karl Polanyi, surtout connu pour son idée d'enchâssement de l'économique dans le social, lui aussi pensait que la sortie du capitalisme, la sortie du développement, la sortie du monde marchand, pour nous la sortie de la mondialisation, c'était le ré-enchâssement de l'économique dans le social. Est-ce que cela signifie pour autant la fin de l'argent comme la fin du marché ? Cela peut paraître évident, sinon comment concevoir une abolition de l'économique avec le maintien de cette institution, l'argent qui, en apparence du moins, en constitue néanmoins le fondement moteur ? Bien sûr, cela pourrait paraître inconcevable d'éliminer l'argent d'une société alternative si on ne voyait dans l'argent que son usage spéculatif et cette fausse nature déjà dénoncée par Aristote pour qui l'argent serait fécond, l'argent comme moyen de faire de l'argent.
Mais si nous admettons que la monnaie est attestée dans de multiples sociétés, pas partout mais sur tous les continents et cela depuis la plus haute Antiquité, donc bien avant la naissance du capitalisme et en dehors de son mode de production, alors la question du rôle de l'argent dans un autre type de société mérite d'être posée. D'autant plus que cette institution facilite incontestablement le commerce social, pas seulement dans le sens d'un développement des inégalités ou des injustices auquel nous assistons de nos jours, précisément à cause de l'argent.
Il est vrai que la pensée occidentale est marquée par une ambiguïté radicale sur l'économique et l'argent. Cela remonte au moins à Aristote. On sait qu'Aristote a deux opinions contraires en ce qui concerne l'argent : il en faut pour la juste mesure des choses et, dans le rapport social, il permet de s'évaluer par rapport aux autres. Il constitue donc un instrument irremplaçable dans le commerce social. Alors que dans le politique, il dénonce le danger d'une perversion de l'argent lorsqu'il sort de sa nature d'instrument du commerce social, de son rôle d'intermédiaire et d'étalon des valeurs pour devenir une fin en soi. Lorsque l'argent sert à faire de l'argent. Il dénonce cela comme objectif contre-nature et constate sa réalité dans le commerce marchand et dans le rapport usuraire quand l'accumulation devient le but de l'échange et se trouve au coeur de ce qu'il critique sous le nom de chrématistique. D'où sa dénonciation de l'usure qui, par la suite, a traversé tout le Moyen Age et qu'a repris Saint Thomas d'Aquin.
Et pourtant, pour reprendre ce que disait Tonino Perna, la plupart des sociétés et surtout les sociétés primitives connaissent des phénomènes paléo-monétaires, des biens précieux, des biens cérémoniels, ces objets que Bronislaw Malinowski a décrits dans les Argonautes du Pacifique occidental. On s'aperçoit que dans ces sociétés, ces biens monétaires sont considérés comme des symboles de vie, des symboles de pouvoir qui sont recherchés par tous et dont on considère la possession comme bonne. Philippe Descola a analysé que chez les Indiens Jivaros, connus pour leur pratique de couper et réduire les têtes, ce désir de posséder des têtes est comparable, chez les Jivaros, au désir des Blancs d'avoir de l'argent et de l'or. Et les Chamans Jivaros peuvent, dans une certaine mesure, accumuler de la puissance et contrôler leur circulation en se procurant ce qu'ils appellent des esprits serviteurs, des esclaves virtuels grâce aux cristaux de quartz (les petites bulles dans le quartz sont des esprits serviteurs) qui permettent de redonner vie, de redonner du crédit à ceux qui sont en manque, en évitant de tuer et de réduire des têtes. Et quand nous leur avons demandé leur manière de nommer leurs Chamans, ils ont dit banquiers, « nos Chamans, c'est comme vos banquiers, ce sont eux qui nous accordent du crédit. » Avec la différence que, loin d'être maudits, ces Chamans sont respectés comme des bienfaiteurs de l'humanité.
La monnaie archaïque n'est stigmatisée d'aucun opprobre, elle est honorée dans les sociétés où les biens monétaires participent de l'intermédiation du commerce social, expression plus large que le commerce économique puisqu'il s'agit du rapport avec les morts, du rapport avec les dieux. C'est un rapport d'intermédiation très étendu pour payer des services comme le prix du sang. Donc l'argent est mesure de la justice et mesure de la justesse. Le philosophe Emmanuel Lévinas avait bien senti cette chose.
Si la monnaie, dans notre société, par un usage pervers, contribue à la banalité du mal, elle est sans doute moteur de commerce social irremplaçable dans toute société humaine. Une société alternative doit songer à se la réapproprier.
Alors que signifie se réapproprier l'argent. On peut tenter de s'en réapproprier la production comme le font la banque éthique italienne, les systèmes de financement alternatifs, les Cigales en France, les MAG italiennes. C'est ce qu'on observe aussi, mais sous une forme moins consciente, dans les sociétés vernaculaires africaines des bidonvilles ou des banlieues où les gens détournent l'argent réellement existant pour le faire fonctionner suivant leurs projets conscients ou inconscients.
Cela est une première façon de concevoir la réappropriation de l'argent. Mais on peut aussi s'en réapproprier la production sans pour autant s'en réapproprier l'usage et c'est ce que font les SELs (systèmes d'échange locaux) ou les autres systèmes de monnaies locales. Donc, se réapproprier l'argent, c'est instaurer le contrôle citoyen sur toute la chaîne qui part de l'émission de la monnaie jusqu'à l'utilisation finale à travers l'épargne directe ou indirecte parce que la plus grande partie de notre épargne nous échappe complètement, c'est le prélèvement des cotisations sociales, les retenues pour les retraites qui servent à alimenter les fonds de pension. Il faut aussi se réapproprier la banque, se réapproprier la finance, se réapproprier l'assurance.
J'évoquerais pour finir quatre pistes
Le détournement de l'argent dans les sociétés vernaculaires africaines que j'ai étudié dans « l'autre Afrique, entre don et marché. » D'abord j'observe que dans les banlieues africaines où les gens ont peu de moyens, l'argent ne fait pas l'objet d'une réprobation comme en Occident. Cet argent est bien considéré, s'enrichir également. Détourné grâce à la créativité locale, il ne porte pas la même signification que chez nous. Nous constatons que les Africains distinguent l'argent froid et l'argent chaud. L'argent chaud, c'est celui qu'ils nouent en petites coupures au coin d'un pagne et l'argent froid, c'est l'argent du Blanc, l'argent des ONG, l'argent des assistances techniques, l'argent du pouvoir officiel corrompu, l'argent des firmes transnationales. Dans le film gabonais les Couilles de l'Éléphant, on voit très bien la société traditionnelle très pauvre et le ministre qui jette l'argent par les fenêtres. Mais cela n'a pas d'importance, c'est de l'argent froid. La monnaie et les rapports marchands font fonctionner cette société non marchande. Cette société reposant sur une obligation de solidarité connaît des échanges monétaires très importants, mais détourne l'argent officiel. Ce détournement, vu avec un regard occidental, aboutit à relever leur niveau de vie réel de trois à cinq fois. Loin d'être l'opulence, cela explique une certaine convivialité malgré la très grande déréliction africaine.
La deuxième expérience, c'est l'invention monétaire des systèmes d'échange locaux. Contrairement à beaucoup de gens qui participent aux SELs, je prétends que ce n'est pas du troc et qu'ils utilisent de la vraie monnaie. Ces billets de Monopoly sont une monnaie de singe, mais toute monnaie est une monnaie de singe ! Cette expérience peut s'analyser soit comme une élévation de la rotation de la vraie monnaie, soit comme une monnaie complémentaire qui entre dans la circulation.
Une anecdote citée par Alfred Sauvy : « un homme entre dans une bijouterie et achète pour 10 000 francs une bague qu'il paie en chèque. Le bijoutier s'empresse de satisfaire son désir d'acheter une voiture, endosse le chèque (autrefois, on pouvait le faire) et le remet au vendeur de voitures. Le vendeur de voitures endosse à son tour le chèque. Et le chèque circule ainsi entre plusieurs personnes jusqu'au dixième possesseur, un marchand de tableaux qui, n'ayant rien à acheter, le dépose à sa banque. On s'aperçoit alors que c'est un chèque sans provision. Étant donné que, légalement, toute personne ayant apposé sa signature est responsable solidairement pour la totalité, les dix signataires, très embarrassés, se réunissent et décident de partager les 10 000 francs. Chacun perd donc 1000 francs. Mais le marchand de tableaux annonce qu'il ne perdra pas 1000 francs, puisqu'il a gagné 2000 francs sur le tableau. Et chacun s'aperçoit qu'il n'a pas perdu mais gagné 1000 francs. Donc, le premier a eu une bague gratuitement. » On voit bien qu'une dette qui circule, que ce soit en grains de sel ou en francs, se présente comme un chèque non encaissé, c'est une monnaie locale de secours qui accélère la circulation de l'argent. Cela permet de vendre des marchandises.
Voici la troisième piste. L'impulsion à la production et au commerce social peut être accélérée systématiquement et cela indique qu'on se réapproprie certaines trouvailles du fonctionnement financier en introduisant la monnaie fondante. La monnaie fondante est une expérience très intéressante d'appropriation de l'argent par une organisation alternative. C'est une trouvaille d'un économiste argentin, Silvio Gesell, dont Keynes disait : « l'avenir aura plus à tirer de la pensée de Gesell que de celle de Marx, c'est là qu'il faut chercher la vraie réponse au marxisme. » Gesell remarque que la monnaie est le seul bien qui ne supporte pas de frais, de coût, et que c'est un privilège exorbitant. Il ne le dénonce pas au nom de la justice, à cause des intérêts composés, ou la dette du tiers-monde. Mais cela a un intérêt néfaste sur la conjoncture, provoque la crise et si les gens n'achètent pas, il y a surproduction. Il propose de taxer la monnaie pour que les billets perdent de leur valeur. Pour lui retrouver sa valeur, on ajoute un timbre de un pour mille (comme pour la taxe Tobin), ce qui fait 5,2 % par an. Cette tentative a été expérimentée dans différents pays, en particulier à Vörgl en Autriche dans les années 30. À chaque fois, elle a connu un énorme succès, a permis de supprimer le chômage, mais elle a été cassée par l'interdit de la banque au nom du privilège de l'émission.
Au fond, si les trente glorieuses, dont nous avons la nostalgie, a si bien marché, c'est parce que nous avions ce que Keynes appelait : « the gentle rise of price level », c'est-à-dire une légère augmentation du niveau des prix, une légère inflation, notre monnaie était taxée de 3 % par an. En conséquence, nous avions une monnaie fondante que nous étions poussés à dépenser. Seulement, nous avions aussi le taux d'intérêt.
Le dernier point, plus ambitieux encore, c'est le système de financement alternatif proposé par Maurice Decaillot. Il préconise le recours à un financement rotatif ou réciproque, comparable à la tontine africaine. C'est un système de financement où l'on est à la fois débiteur et créditeur qui permet un mode de circulation plaçant les partenaires en position d'égalité et de réciprocité.
La combinaison de ces diverses formes de réappropriation peut être extrêmement riche. La réappropriation de l'argent passe par l'expérimentation de la création monétaire, de l'usage détourné et de l'invention d'instruments financiers pour contribuer finalement à une autre forme de commerce social.
Le SEL et sa monnaie
Alain Bertrand (Sel'idaire, France)
Après ces explications théoriques, de manière plus concrète, je vais exposer ce qui se passe dans un SEL où il s'agit en effet de se réapproprier l'argent ou de se réapproprier les moyens d'échange.
Comme Serge Latouche, je prétends que les monnaies SEL sont des monnaies. En quoi une monnaie SEL serait-elle une vraie monnaie, non assimilable au troc comme, par raccourci médiatique et opportunisme fiscal, on le qualifie souvent ? Qu'est-ce qui se passe dans un système d'échange local ? La monnaie se crée et se détruit dans l'échange. C'est l'échange qui crée la monnaie. Les SELs émettent des bons d'échange composés de trois parties : une partie pour celui qui reçoit un service et qui aura son compte débité, une autre partie pour son partenaire qui inscrira la valeur en unité locale (il existe 300 unités locales en France) et la troisième partie pour la comptabilité centrale. Cela devient un simple jeu d'écriture, effectué le plus souvent sur ordinateur, de sommes créditrices et débitrices. Logiquement, à chaque fois qu'un compte est crédité, un autre est débité, la somme des deux colonnes étant nulle. Mais il y a aussi des mécanismes plus complexes. Depuis sept ans que les SELs expérimentent ceci, on est bien obligé d'aller plus loin. En quoi ce bon d'échange représente-t-il de la monnaie ? En fait, ce bon d'échange correspond bien à la définition de la monnaie : une unité de compte et un intermédiaire des échanges. Est-ce une réserve de valeurs, c'est-à-dire une marchandise ? Est-ce capitalisable ? Non ! Donc les économistes orthodoxes contesteront sa qualification de monnaie. Quel sera le capital qui naîtra dans un groupe échangeant des grains de sel de manière à ce que ce ne soit pas de la monnaie de singe ? Cela repose sur d'autres mécanismes présents dans les SELs qui sont à la base de l'argent : la confiance. Pour que le système puisse fonctionner, il faut publier des offres et des demandes correspondant aux besoins des membres du groupe. L'échange se produira quand les offres correspondront plus ou moins aux demandes. On observera alors dans cet échange une création monétaire d'une monnaie que l'on peut se réapproprier.
On peut rapprocher cette démarche d'un système de réciprocité et l'appeler, comme l'a fait Serge Latouche, un système de don et de contre don. Idéalement, on devrait pouvoir obtenir les mêmes fonctions que la monnaie traditionnelle, sans les effets pervers, comme le dollar qui repose sur une dette de plus de 4000 milliards de dollars !
À usage limité, une faiblesse pour qui a besoin d'entreprendre de grands projets, cette monnaie SEL repose uniquement sur la confiance que veut bien lui accorder le groupe. Cette confiance peut naître à partir du moment où le groupe SEL, de manière cohérente, arrive à élargir les champs du possible, en augmentant le volume d'échanges.
Actuellement, on compte 380 SELs en France. Le plus important doit avoir 600 adhérents, le plus petit une quinzaine. On en trouve dans presque tous les départements et chacun invente différents systèmes pour faire sienne cette monnaie. Cette pratique donne lieu à des débats complexes dans un système où toutes les règles sont à réinventer. Aussi, même si je souscris au discours théorique de Serge Latouche, j'y trouve quelque chose de l'ordre du « y'a qu'à ». Voyons toutes les difficultés de mise en place d'un SEL pour les praticiens. Beaucoup de progrès ont été réalisés depuis les 6 ou 7 dernières années, mais nous débutons encore. Ce que nous pouvons faire en France avec les monnaies SEL est encore beaucoup trop limité et nous souhaiterions nous réapproprier l'argent et son usage.
Les réseaux de troc en Argentine
Heloisa Primevera (Red global de trueque, Argentine)
Mon témoignage concerne les monnaies sociales argentines utilisées par trois millions de personnes depuis sept ans. Que ce soit important ou pas, c'est quand même la réalité. Intéressons-nous aussi à l'avenir alors que nous sommes arrivés à la troisième ou quatrième période de cette expérience dans un contexte économique assimilable au chaos complet.
Commençons par 1989. Nous subissons un mensonge politique historique au sujet de la loi de convertibilité (un peso égale un dollar) dans laquelle on nous a plongés depuis treize ans. Evidemment, nous en constatons les conséquences pour l'économie du pays et cette situation a perduré parce que le politique a le pouvoir de faire admettre son bien fondé.
Les premières personnes qui ont contesté cette position, ce sont les gens dans les provinces. En panne de financements nationaux, les provinces argentines ont commencé à créer de l'argent régional. En 1995, les populations ont commencé à émettre leurs propres billets. Nous n'avons pas voulu appeler cela de l'argent pour éviter que l'Etat ne prélève des impôts. On a appelé cela tickets. Mais c'est un ticket miraculeux avec lequel nous pouvions acheter. Il possède les deux fonctions principales de ce qu'on appelle l'argent des anges. En 1995 quelques écologistes se réunissent avec des amis et constituent un groupe de 23 personnes pour échanger leur production. Certains faisaient des pulls, d'autres de l'artisanat ou préparaient de la nourriture (en Argentine, les femmes travaillent et n'aiment pas faire la cuisine). Au bout de quelques mois, les réunions deviennent hebdomadaires et rassemblent une centaine de personnes. Cette nouvelle situation conduit à trouver des locaux plus grands. Les comptes étaient alors enregistrés dans des livres, les billets n'existaient pas encore. Cette pratique est utilisée pour acheter chez les commerçants où les dépenses sont enregistrées et le règlement s'effectue en fin de mois.
Au début, chacun avait une carte et on notait le solde sous forme de débit et de crédits comme un compte en banque. A partir de cent personnes, les comptes ont été enregistrés sur ordinateur. La nécessité est alors apparue d'inventer un moyen plus pratique et on a créé un système comparable au chèque utilisé dans les SELs français. On a créé ensuite des billets de couleur jaune, très simple mais qui donnaient l'impression de sérieux. Sans mesure de sécurité car la base du système était la confiance réciproque. Après un an de fonctionnement, une émission de télévision a permis de vulgariser l'expérience et de provoquer une augmentation extraordinaire des adhésions, les gens voyant un moyen de faire face au chômage.
En 1997, on nous demande de faire un programme d'animation pour éviter les désaccords sur les prix. Parmi la cinquantaine de groupes existant apparaît la nécessité d'une régionalisation des groupes, chaque région possédant sa monnaie mais avec une convertibilité entre chacune en cas de déplacement des personnes. A partir de deux cents groupes, des problèmes de style apparaissent entre chacun. Certains voulaient rester de petits groupes. D'autres difficultés apparaissent comme l'absence de loi sur les associations, le coût de création de coopératives ou la complication du statut des mutuelles. D'où la nécessité de créer une forme juridique particulière, le troc n'étant pas un système du troisième secteur mais appartenant au quatrième secteur. On crée ensuite une commission pour gérer la monnaie malgré la volonté forte des groupes de conserver une autonomie. Les conditions d'accès au groupe étaient : accepter une sorte de dette solidaire de cinquante pesos à l'adhésion. Et on ne pouvait partir qu'en s'en acquittant sous forme de produit, pour faire comprendre que les personnes n'allaient pas seulement dépenser ce crédit mais allaient aussi produire de la valeur. Dans les petits groupes le contrôle est autogestionnaire. Le problème peut se manifester avec un groupe de plus de cent personnes ou même 200, 300, 5000 ou 10000. La monnaie a commencé à se sophistiquer, on a introduit le filigrane et le fil d'argent des billets classiques.
J'ai beaucoup aidé à l'expansion du système qui concernait déjà des milliers de personnes à travers l'Argentine. Je suis enseignante à la faculté de sciences économiques et voyageant dans les provinces argentines et aussi en Amérique Latine, je commençais mes cours d'administration publique et de gestion de politique sociale tout en faisant référence au réseau de troc comme étant un exemple de responsabilité sociale. Je mettais cela dans le cadre d'un défi, c'est-à-dire que ce n'est pas que la pauvreté soit un problème d'État, mais les pouvoirs publics sont un problème de la démocratie.
J'ai fait campagne dans toute l'Amérique Latine parce que la pauvreté n'est pas qu'un problème argentin. A l'origine, l'Argentine était le pays le plus riche d'Amérique Latine. Je ne sais pas si ce système se serait développé aussi vite dans un pays plus pauvre comme le Brésil ou l'Equateur. Les pauvres structurels sont tellement pauvres de capacité de réaction, ils en arrivent au niveau de la survie. Dans le troc, c'est la quantité de petits services, qui ne sont pas de la survie, qui nourrit vraiment le groupe. En conséquence, les gens de bas niveau de vie ont obtenu des cours d'informatique, l'accès au médecin (la santé comme la plupart des services publics avaient disparu, suite aux recettes du FMI et de la Banque mondiale).
En 2000, le système regroupe 400 000 personnes et en Amérique Latine on a formé un groupe de militants. Le CNRS argentin a accepté l'option Recherche et développement pour étudier sa mise en pratique (mais qu'est-ce que le développement ?) Je ne crois pas ni au développement économique ni au développement social tel qu'il est vu par le gouvernement. Mais nous avons le devoir et la responsabilité de faire bouger les choses en temps réel. En tant que militante et enseignante, j'ai accompagné avec beaucoup d'espoir cette poussée vers les pouvoirs publics. A cet effet, le troc a été soutenu par la ville de Buenos Aires, puis dans les provinces et par quelques villes et aussi le ministère de l'économie et du travail.
Aujourd'hui, une dizaine de villes de plus de 200 000 habitants acceptent cette monnaie sociale pour le paiement des impôts, dépassant ainsi le dialogue avec les pouvoirs publics sur la légalité de créer de la monnaie. De plus, cette expérience montre que nous sommes devant un grand malentendu vis à vis de l'économie parce que l'économie traditionnelle considère que le marché a besoin d'argent pour fonctionner. Et nous, nous prétendons ne pas en avoir besoin. Nous avons besoins d'offres, de demandes, de quelques matières premières ou connaissances et, le reste, c'est une invention perverse. Nous sommes capables de reconstruire un marché autosuffisant avec 10% d'argent et 90% de papier coloré. Je considère donc que la monnaie sociale dans les pays pauvres est vraiment un levier non seulement pour une nouvelle politique économique mais surtout pour une nouvelle vie politique des citoyens. Une citoyenneté politique plutôt qu'économique
Se réapproprier l'argent, l'échange, le financement
Maurice Decaillot (France)
Le monde d'aujourd'hui est dans une situation grave, dont les soubresauts de l'Argentine, les secousses de l'Asie du Sud, les difficultés du Japon, les conflits qui durent ici et là ne sont que les symptômes précurseurs.
La responsabilité de cette situation, à l'encontre des perpétuelles récriminations libérales contre la réglementation et la protection, en revient entièrement aux pratiques marchandes du trafic aujourd'hui mondialisé des biens, des services et des capitaux, de l'exploitation des hommes, du pillage des ressources, dont les grands groupes de capitaux sont les initiateurs dominants, et aux relais et appuis de ces pratiques dans les différentes instances de pouvoir à tous les niveaux.
Notre opinion est que, dans le cheminement nécessaire pour échapper à cette oppression, un moment-clé, bien audelà des stratégies de simple “limitation des dégâts”, est l'émergence, du fait des populations intéressées elles-mêmes, d'une dynamique de vie économie et sociale novatrice, clairement distincte des pratiques marchandes et exploiteuses aujourd'hui dominantes. C'est une telle émergence, même initialement modeste et circonscrite, qui permettra selon nous de rassembler les forces nécessaires pour infléchir les rapports de force actuels. Ce n'est pas sans raison qu'est rabâché à tout propos le slogan “There is no alternative”, martelant qu'il n'y a pas d'autre voie. Il convient d'ouvrir une telle alternative, non seulement dans les idées, les mots, les actes protestataires ou démonstratifs, mais dans des pratiques économiques et sociales effectives en émergence. Il convient d'agir pour que soit reconnu, constitué ou reconstitué et multiplié un savoir-faire (un savoir-vivre) économique spécifique, auto-dynamisant, des populations aujourd'hui lésées, hors du champ des doctrines officielles de la guerre économique de tous contre tous. Il faut sortir du simple juridisme aménageur, aller vers la coélaboration populaire de flux spécifiques de vie économique hors le marché, hors le salariat, hors la propriété marchande. Plutôt que l'accession à des lieux de pouvoir, ou l'édiction de lois, qu'elle soient locales ou mondiales, censées maîtriser le marché, la première démarche nécessaire serait, pour les initiateurs potentiels, traduisant les intérêts des populations qui leur sont proches, de se rassembler, de se concerter et de s'accorder autour d'un projet clairement représentatif d'une réelle équité économique, ainsi que de la liberté historique des peuples concernés, et de réunir les premiers moyens d'initiatives économiques concrètes.
Un tel projet devrait, selon nous, être aussi éloigné du dogmatisme doctrinal autoritaire que de l'improvisation inefficace et porteuse de divisions, proposant aux intéressés un ensemble cohérent d'outils de décision, à confronter à la diversité des projets, mais aussi et avant tout aux besoins de la pratique vécue.
Changer l'échange : pour des échanges équitables
Il était de tradition, parmi ceux qui voulaient changer les choses, de considérer que toute transformation devait être d'abord une transformation des façons de produire et des lieux et structures de production.
Un enseignement essentiel des faits passés et actuels est, selon nous, que toute stratégie socioéconomique innovante comporte nécessairement, en tant qu'élément décisif, des formes spécifiques novatrices de l'échange. Le marché n'est pas la forme éternelle de l'échange, il est seulement la pratique aujourd'hui dominante, inculquée et imposée, des trafiquants marchands mondiaux.
L'orthodoxie officielle impose aux populations, par le dogme, par la contrainte légale ou fiscale, ou par la réglementation interétatique, des dilemmes artificiels et déformants. L'un d'entre eux oblige à limiter le choix des modes de vie économiques à deux : ou la mêlée marchande, ou l'allocation administrative étatique, avec en prime l'empilement des deux : ainsi est écartée d'emblée la réciprocité des échanges, cantonnée d'office dans le domaine du don, de la cérémonie, de la régulation morale, alors qu'elle est, selon nous, à la racine de tout échange humain. Un autre dilemme obligatoire prolonge le précédent : ou bien l'existence économique marchande concurrentielle et patrimoniale, ou bien la marginalisation sociale cantonnée dans l'invalidité économique et la dépendance institutionnelle et financière, fourrière de la dépense étatiste. Il s'agit là de carcans aujourd'hui inacceptables.
On a pu le montrer : tous peuvent échanger à la fois librement et équitablement hors le marché tout comme hors la distribution autoritaire. L'échange peut être à la fois proche des personnes, réciproque et équitable, et ainsi créateur de confiance sociale.
Le diagnostic le plus fréquent des maux du monde consiste à incriminer la pauvreté comme source originelle de l'impuissance économique et de la dépendance sociale des populations défavorisées. Nous situons pour notre part la racine essentielle de cette distorsion dans les termes de l'échange que les pratiques marchandes, bien loin des prétendus équilibres spontanés du dogmatisme libéral, ne cessent d'alimenter au détriment des partenaires faibles, entretenant leur état de captivité économique. Les formes de dépendance technologique, commerciale, financière, institutionnelle, politique qui s'y rajoutent ne font qu'amplifier et redoubler ce déséquilibre marchand fondamental. Nous considérons les prétendus gains des prétendus “consommateurs”, lors de la prétendue “ouverture” libérale, comme illusoires et globalement destructifs. Le prétendu “libreéchange”, en fait le libre trafic du fort avec le faible, sera selon nous tôt ou tard reconnu pour ce qu'il est : un facteur de déséquilibre systématique, générateur d'affrontements, de spoliations et de conflits politiques et sociaux insupportables. Le prétendu développement imposé selon ses normes est sans issue. S'il faut aujourd'hui reconquérir le maniement de l'argent, c'est d'une façon essentielle, en vue d'échapper à l'enfermement dans les routines du trafic marchand mondial.
Changer la monnaie
Les nouvelles façons de vivre n'impliquent pas une extinction de la monnaie. Une meilleure réciprocité des échanges, dans un monde technique qui fera encore très longtemps une large place aux productions quantitatives, et dans des sociétés à la recherche d'une reconnaissance et d'une évaluation plus équitable des travaux de chacun en même temps que des tâches collectives, requerra l'usage de la monnaie comme mesure de la richesse de tous. En même temps, le simple énoncé monétaire des prix n'est pas le garant de leur juste niveau ; et ainsi l'illusion monétaire donne prise à l'illusion et aux extorsions traditionnelles des pratiques de marché. La vie sociale devra donc retrouver les voies d'un usage réellement réciproque de la monnaie ; elle devra cependant pour cela associer sa circulation à des pratiques d'évaluation et de validation sociale des prestations, à la fois cohérentes et décentralisées, visant non seulement la comparabilité monétaire des prestations, mais au-delà, l'équité des transactions, assurant ainsi à chaque participant la reconnaissance de son apport aux travaux sociaux. À l'encontre d'une longue tradition de la doctrine économique officielle, nous affirmons la possibilité et la cohérence de la recherche, pour chaque activité et dans son contexte, d'un juste prix rémunérant son apport. Ainsi, la monnaie peut cesser de déguiser illusoirement le trafic marchand en échange loyal.
La thèse traditionnelle selon laquelle l'échange égal dissout le lien entre partenaires est erronée. Il est faux que l'équité, en soldant les comptes, conduise chacun à interrompre tout lien social : elle consolide au contraire, à travers sa garantie publique, la réciprocité du lien entre chacun et les autres, et refonde la division du travail, source même de la société. L'échange équitable de la loyauté avec les tiers publics garants de l'équité implique chacun dans les transactions à venir. À cette condition de renouer avec la réciprocité, la monnaie peut retrouver un rôle de lien social humanisant.
Il convient donc, dans la perspective d'un essor de nouveaux échanges, d'encourager spécifiquement, par des procédures adéquates, les échanges entre partenaires s'engageant à établir entre eux des rapports d'équité réciproque. Ceci explique, en particulier, qu'un élément essentiel de toute alternative est le libre essor d'un débouché intérieur propre aux populations attachées à faire vivre leur communauté sociale, selon des modalités définies par ellesmêmes. Un tel essor requiert particulièrement l'établissement, entre partenaires, de prix fonctionnellement équitables, validés socialement par des procédures hors marché faisant intervenir à la fois les offreurs, les demandeurs et un arbitrage tiers reconnu par tous. Nul doute, ainsi que l'indique déjà en esquisse l'usage de monnaies “sauvages” par des populations en situation difficile, par exemple en Argentine, que la solidarité crée dans ces populations des conditions nouvelles de confiance en leur monnaie, dissuadant ainsi sa manipulation par des autorités dominantes.
Changer les échanges avec les puissances marchandes
Cependant, à souhaiter échapper aux routines marchandes mondialisées, se rendrait-on coupable de “repli”, voire de “repli égoïste”, on ne sait pourquoi plus condamnable que le repli fiscal et financier des privilégiés ? Il convient, selon nous, de récuser fermement ces accusations. Bâtir des échanges échappant aux pressions marchandes n'est pas se replier, mais bien au contraire avancer vers de meilleurs échanges, de meilleurs équilibres, une plus grande réciprocité, une plus grande équité, et par là une plus grande égalité humaine véritable. Une telle avancée vers l'échange équitable est un élément-clé indispensable à toute alternative viable.
Les échanges équitables internes aux populations intéressées se révéleront capables d'accroître, avec la viabilité économique propre de ces populations, leur pouvoir de négociation avec le reste du monde. Les transactions avec le monde marchand devraient alors elles aussi connaître un réajustement significatif. Là encore, le recours à des évaluations visant l'équité devrait aider à mesurer les distorsions actuelles, et ainsi à les rendre moins acceptables. Ce qui est réclamé, ce n'est pas une prétendue “protection”, mais la légitimité de la réciprocité et de l'équité dans la vie économique des populations qui le souhaitent, notamment à travers des taux de change équitables viabilisant les activités économiques de chaque peuple, des prix internationaux arbitrés publiquement dissuadant la spoliation des faibles, des flux de prestations publiques librement choisis par les populations impliquées, des taxations équilibrantes des flux monétaires entre populations aux modes de vie différents. Il est en outre certain qu'un meilleur équilibre dans et avec les pays aujourd'hui spoliés, en faisant apparaître le coût économique réel des échanges inégaux, dissuaderait le recours aux pressions concurrentielles mondiales. Ceci apporterait à terme à de larges secteurs des populations, y compris dans les pays riches eux-mêmes, des améliorations beaucoup plus significatives que les prétendus avantages comparatifs actuels. Ces nouveaux avantages, tels que l'équité des échanges, la loyauté des transactions, la fiabilité et la viabilité économique stabilisée des partenaires, traceraient des limites nouvelles aux pratiques traditionnelles marchandes visant à diviser par l'argent les partenaires solidaires.
De ce point de vue, on peut penser que les circuits du commerce équitable sont encore à ce jour, quelles que soient leurs ambitions exprimées, axés sur des flux faiblement diversifiés, faiblement réciproques, tournés en grande partie vers l'exportation unilatérale des pays défavorisés vers les mieux pourvus, flux au surplus fréquemment intermédiés par les canaux commerciaux dominants. Ceci ne met pas ces circuits, en leur état actuel, en mesure d'infléchir les termes des transactions de façon suffisamment significative. C'est pourquoi nous appelons, outre l'émergence de dynamiques socioéconomiques autochtones, celle de nouvelles formes de contacts économiques plus largement réciproques entre groupes de populations de zones différentes.
Changer le financement
Les financements non-classiques proposés par les organismes officiels ou traditionnels d'aide aux défavorisés sont le plus souvent conçus comme des palliatifs assistanciels, préparant l'intégration des marginaux aux pratiques financières actuelles. Il faudra reconnaître, si l'on souhaite éviter l'incompatibilité fondamentale et manifeste entre pression financière marchande et viabilité économique et sociale des peuples, que sont indissociables des échanges équitables et des circuits de financement nouveaux, écartant entièrement tout rapport de prêteur structurel à emprunteur structurel perpétuel, toute rémunération unilatérale des fonds prêtables, que ce soit sous forme d'intérêt ou de rémunération d'actifs, en faveur de financements de type réciproque débouchant, dans le prolongement de savoir-faire séculaires, sur une rotation des avances financières entre partenaires à droit égal, mutuellement avantageuse par accès aux services d'avance, et en outre au financement et au préfinancement en temps voulu des activités en évolution.
Cela implique notamment, pour les populations participantes, un contrôle souverain des flux de capitaux permettant de substituer largement, aux arrivées d'investisseurs dominants, des financements internes et au besoin externes, à caractère mutuel. Toute stratégie alternative viable devrait donc inclure l'émergence de structures de financement spécifiques mutualisants.
On ne saurait attendre des institutions actuelles qu'elles produisent les innovations aujourd'hui nécessaires. On ne saurait attendre des procédures de financement de la Banque mondiale ou du Fonds Monétaire International, financements assujettissants, technocratiques, onéreux, dont une réorientation respectueuse des populations est très hautement improbable, autre chose que de nouvelles contraintes économiques et financières extérieures, de nouveaux empiétements sur l'initiative démocratique et la créativité sociale des peuples. De même que l'on ne peut attendre de l'Organisation Mondiale du Commerce que, renonçant à frayer partout, au nom de l'ouverture, la voie à l'intrusion économique, financière et sociale, elle reconnaisse aux rapports de réciprocité la place essentielle qui leur est due.
C'est pourquoi, au risque d'encourir le reproche de témérité, nous considérons que l'élaboration et la création à neuf, en fonction des besoins des populations intéressées, de formes et d'institutions monétaires et financières, est un moment indispensable, essentiel d'une évolution libératrice, création que, au fil du temps, un nombre croissant d'institutions devront elles aussi prendre en considération.
La circulation de monnaies dominantes, contraignant les populations à subir, à travers les transactions quotidiennes, les rapports de force du marché, sont un canal essentiel des dominations et contraintes exercées sur elles, comme l'exemple argentin vient de le rappeler. Il convient que, dans le souci de se libérer, les populations apprennent à manier, et au besoin à établir à neuf entre elles des échanges monétaires autonomes, et pour ce faire à instituer les instruments monétaires spécifiques d'échanges multilatéraux équitables, par exemple, à l'aide d'une monnaie-tampon entre zones de développement différents, préservant selon des modalités reconnues, l'équilibre propre de chaque zone en même temps que son aptitude aux échanges justifiés.
Bâtir aujourd'hui l'alternative : pour l'émergence de nouvelles structures
Redisons-le : tout au long des siècles, l'avenir socioéconomique n'émerge ni par la force de la conquête, ni par le décret de l'autorité, ni par l'estampille juridique, mais par la pratique socioéconomique dissidente et novatrice des populations concernées. Tout montre qu'il devra en aller de même à notre époque.
C'est au vu de tout cela que nous suggérons, à titre de démarche initiale, de susciter, à l'initiative des partenaires intéressés tels que groupes de citoyens, collectivités locales, réseaux de solidarité, activités économiques populaires agricoles ou autres, quelle que soit leur localisation, et sans attendre la labellisation par des instances officielles, la création de lieux spécifiques, dénommés par exemple “maisons de l'économie équitable”. De tels organismes auraient pour mission de faciliter, parmi les populations proches, l'échange équitable de biens et de prestations sous arbitrage mutuellement accepté, la collecte et la distribution de financements de type réciproque, l'appui à une gestion non patronale-salariale des activités, la prise en charge, sous contrôle commun, de services communs, la prise en charge de l'accès aux ressources de chaque personne participante et le maintien de ses droits. De telles institutions de proximité, au besoin reliées en réseau, pourraient servir de points d'appui, de ralliement, de lieux d'entraide pour tous ceux qui veulent faire entendre avec force : maintenant ça suffit ! Bâtissons dès aujourd'hui la vie économique et sociale d'équité, de réciprocité, de solidarité que tant d'hommes attendent de par le monde.
Argent et pouvoir ne peuvent ni acheter ni imposer de la solidarité et du sens.
(Jürgen Habermas)
“Sur une planète riche d'écosystèmes et de hautes technologies il n'y a pas de justification pour la pauvreté et pour la pollution. La raison de ce double drame se trouve dans l'illusion que les hommes possèdent la matière première. Cette sottise économique a créé l'argent.”
C'est par ces mots que Global Resource Bank (GRB) inaugure son site Internet. Le projet prévoit une complexe connexion des individus pour une “gestion globale des ressources”, grâce à “une institution démocratique directe”.
Il est encore possible de se réapproprier la richesse de la Terre pour “jouir de la prospérité globale et d'un environnement naturel”.
Le modèle économique de l'Occident porte à l'individualisation et à la dispersion des communautés locales. Il faut réfléchir et agir, y compris dans des contextes délimités géographiquement, pour innover les comportements des individus et donc inventer une méthodologie auto-référencée pour un projet local.
Aujourd'hui il est important de proposer un projet local. Mais il faut abandonner la logique dominante consistant à confier toujours à l'administration publique la gestion de projets.
Il faut imaginer un nouveau secteur social, spontané et informel, basé sur l'horizontalité, sur le bien-fondé et sur le copartage. Ces caractéristiques n'appartiennent pas au secteur public, ni au secteur économique, ni au secteur du volontariat et de l'économie solidaire ou, comme on dit en Italie, au troisième secteur : ce dernier, malheureusement, prisonnier - comme dit Rifkin — “entre le secteur public et le secteur privé (économique) […] dépouillé de son identité autonome et rendu dépendant des autres secteurs pour sa survie.”
Nous ne souhaitons pas que ce soit le “quatrième secteur”, celui “de l'économie souterraine, du marché noir et de la culture criminelle” qui prenne le dessus dans le système social.
Inventer un espace social, donc, pour redéfinir les relations entre les individus, les groupes, les institutions, en un mot redécouvrir “l'espace commun de la libre association humaine.”
Les systèmes d'échange local non monétaire (LETS, SEL, Tauschring, Clubs de Trueque, Banche del tempo, etc.), avec tous les mouvements alternatifs et innovateurs apparus récemment dans la société et sur toute la planète, peuvent inaugurer un espace commun. Si ces microsystèmes socioéconomiques comptabilisent leurs échanges, cela leur permettra de mettre en évidence la richesse relationnelle générée, qu'aucun Produit Intérieur Brut (PIB) ne pourrait comptabiliser.
La leçon sur le don de Marcel Mauss est toujours présente à mon esprit; mais aussi l'analyse anthropologique de Malinowski a